Michel Hellman

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Michel Hellman n'a publié que deux livres, totalement différents mais laissant tous les deux entrevoir un grand talent.

Avec Iceberg (Colosse, 2010), il explorait avec délicatesse l’abandon du Grand Nord grâce à une technique de découpe de papier jouant sur les noirs avec une grande subtilité. Dans Mile End (Pow pow, 2011), il raconte de manière beaucoup plus classique mais avec beaucoup d’efficacité la vie quotidienne dans un des plus célèbres quartiers artistiques de Montréal. Il m’a semblé intéressant d’interroger ce jeune auteur qui appartient pleinement au renouveau de la Bande Dessinée Québécoise que l’on salue depuis plusieurs années.

Maël Rannou : Tu es quasiment inconnu en France, et même au Québec ton premier livre diffusé est sorti il y a peu. Peux-tu présenter ton parcours et ton travail à ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de te lire ?

Michel Hellman : J’ai fait des études en histoire de l’art et j’ai travaillé ensuite en tant que journaliste critique d’art. J’ai toujours aimé dessiner, mais ce n’est que relativement récemment que j’ai décidé de me consacrer de manière plus «sérieuse» à la bande dessinée.
Il y a quelques années j’ai commencé à assister aux cours de bande dessinée donnés au Cégep du Vieux Montréal par Jimmy Beaulieu. J’ai trouvé ça très motivant, et ça m’a donné envie de faire mes propres livres… Avec d’autres habitués de ces cours, comme Vincent Giard, Julie Delporte, Luc Bossé et Sylvie-Anne Ménard, on a décidé de se mettre ensemble et de louer un atelier pour travailler exclusivement sur des projets de bande dessinée.
C’est là que j’ai créé Iceberg, dont l’idée m’est venue après un voyage-reportage dans l’Arctique québécois. Avec l’aide de Vincent Giard et David Turgeon, j’ai sorti le livre sous la structure d’auto-édition Colosse en 2010. Entretemps, Luc Bossé venait de lancer sa nouvelle maison d’édition Pow pow. Il m’a proposé de publier une bande dessinée humoristique inspirée de ma vie dans mon quartier à Montréal. Mile End est sorti en 2011, il regroupe des dessins que j’avais déjà publié sur mon blog (beaucoup que j’ai redessiné) et des histoires inédites.

Maël Rannou : C’est intéressant de voir que tu viens du milieu de l’art, la bande dessinée n’y est pas forcément bien vue. Comment as-tu vécu ton «virage» vers elle ? Surtout que le Québec est un pays où la production locale — malgré quelques ténors comme Chartier ou Rabagliati — a du mal à s’affirmer face aux concurrences étrangères.

Michel Hellman : C’est sur qu’il y a un certain snobisme dans le milieu de l’art pour tout ce qui touche à la bande dessinée. Au Québec, le succès de la série des Paul de Michel Rabagliati a contribué à changer un peu cette perception (certaines de ses planches ont été présentées récemment au Musée des beaux-arts de Montréal), mais cela reste quand même minime.
J’ai choisi de faire de la bande dessinée un peu en réaction contre cette attitude. Bien que je m’intéresse beaucoup à l’art contemporain, je voulais prendre une certaine distance avec ce milieu et son côté parfois élitiste.
Le monde de la bande dessinée, au contraire, n’est pas prétentieux. C’est un médium qui offre énormément de possibilités artistiques et qui a en plus l’avantage de pouvoir rejoindre un large public.

Maël Rannou : C’est vrai que la bande dessinée paraît un art populaire, mais le public québécois de la bande dessinée est tout de même relativement restreint. Il y a toute une génération qui travaille beaucoup depuis quelques années (notamment toute la bande de Colosse issue de l’atelier dont tu parlais plus haut) et donne l’impression d’un véritable renouveau de la bande dessinée québécoise mais elle a encore du mal à s’imposer. Toi qui fais partie de plain-pied de cette génération que ressens-tu sur le milieu de la bande dessinée au Québec, la situation des auteurs et ce renouveau perceptible ?

Michel Hellman : Il y a définitivement un renouveau en ce moment dans le monde de la bande dessinée au Québec ! C’est un milieu en pleine effervescence qui regroupe des tas de nouveaux auteurs issus d’horizons différents, des gens passionnés, et travailleurs, qui collaborent ensemble, lancent des maisons d’éditions, organisent des festivals… En sachant qu’au Québec le public est, en effet, assez restreint, et que la reconnaissance ne vient pas facilement, c’est vraiment un phénomène admirable. Ceci dit, les succès récents de Michel Rabagliati (et récemment Guy Delisle) sont en train de créer un certain engouement médiatique et les gens semblent de plus en plus curieux de découvrir ce qui se fait ici en bande dessinée.
Personnellement je trouve que le milieu est en train de changer rapidement, la situation des auteurs aussi. Il y a une atmosphère réellement stimulante qui donne envie de créer, d’expérimenter… On sent qu’il y a quelque chose qui se passe. À mon avis l’internet a beaucoup contribué à ce phénomène : la diffusion est devenue plus facile, les échanges avec des lecteurs, et entre des dessinateurs, de partout au monde, aussi. On voit que les styles se sont éclatés, que les sujets sont devenus plus universels. Au Québec c’est d’autant plus important que dans un petit milieu comme le nôtre on peut rapidement se sentir isolés par notre situation géographique et linguistique.

Maël Rannou : Tu as partagé un atelier avec des auteurs que l’on identifie très fortement à la structure Colosse (Julie Delporte, Vincent Giard, Zviane, etc.), c’est donc assez logiquement que tu y a publié ton premier livre. Iceberg est un livre qui m’a profondément marqué, qui traite d’un grave accident nucléaire incroyablement méconnu. Pourquoi avoir voulu la mettre en lumière ? C’est un choix qui n’a rien d’anodin pour débuter une bibliographie.

Michel Hellman : L’idée de faire Iceberg m’est venue après un voyage dans le Grand Nord effectué dans le cadre d’un reportage. Je m’intéressais déjà à l’art et la culture Inuit, mais le fait d’aller sur place — ce qui n’est pas donné à tout le monde, vu que le transport là-bas est quand même compliqué — m’a profondément marqué. Je me suis pris d’une passion pour le sujet. Éventuellement, je suis tombé sur les livres de Jean Malaurie, un ethnographe et écrivain français fascinant. C’est grâce à ses ouvrages que j’ai appris l’existence de cet accident (il avait découvert cette base militaire secrète lors d’une expédition dans les années 50 et avait mis en lumière l’ampleur du désastre provoqué par le déversement nucléaire).
J’ai été surpris de constater à quel point cet évènement, pourtant si grave, était si méconnu ! J’ai vu ça comme un symbole très fort, celui des décennies d’abus et d’exploitations que l’on fait subir à l’Arctique, dans l’ignorance quasi générale de la majorité de la population. C’est d’autant plus important au Canada que cela nous concerne directement. Chez nous le Grand Nord fait intégralement partie de notre identité collective, et pourtant cette «dernière frontière» nous est si étrangère ! On imagine une nature sauvage, de grands espaces vierges, des ressources inépuisables mais on ne réalise pas à quel point cet environnement fragile est déjà surexploité.

Maël Rannou : Au-delà du sujet, deux choix formels radicaux retiennent l’attention. En premier lieu la technique graphique, qui rappelle l’imagerie inuit et utilise le papier découpé de manière inédite, mais aussi le choix de l’inuktitut pour le titre et la préface (traduite en fin d’ouvrage). Peux-tu développer un peu l’histoire de ces choix, et le processus d’élaboration qu’ils ont impliqués ?

Michel Hellman : Pour faire les cases de cette bande dessinée, j’ai choisi de déchirer des morceaux de papier lignés et de les coller sur un fond noir. J’étais en train d’expérimenter avec cette technique avant de faire Iceberg et j’ai pensé qu’elle se prêterait particulièrement bien à ce récit. En plus de rappeler les formes minimalistes des gravures inuit, elle évoque, avec les déchirures du papier, un côté fragile qui cadre bien avec la représentation que je voulais faire de l’Arctique.
Pour ce qui est de l’Inuktitut, c’est un choix qui allait de soi. Cette histoire est aussi l’histoire d’un choc violent entre deux civilisations, dans lequel l’Inuit est sorti le grand perdant. En écrivant le titre et la préface dans leur système d’écriture je voulais situer le récit dans leur contexte culturel et géographique (le traducteur s’est d’ailleurs donné beaucoup de mal pour retranscrire le plus fidèlement possible le sens du texte, et son travail mérite d’être souligné !)
Ceci dit, je ne prétends pas faire un livre du point de vue d’un Inuit. Je suis passionné par le Nord, mais ce n’est pas ma réalité profonde. Ce récit est aussi un hommage à une culture «autre» du point de vue d’un occidental, et il s’adresse principalement à un public occidental. Dans cette optique, le choix de l’Inuktitut est aussi un choix graphique. Ces lettres de formes singulières attirent l’attention. Elles complémentent d’une certaine manière la technique du papier déchiré : il s’agit d’accrocher l’œil du lecteur, d’attirer l’attention sur cet évènement d’une manière plus percutante qu’un simple article écrit dans notre langue !

Maël Rannou : Iceberg a recueilli un bon accueil. Il a fallu réimprimer le livre — son tirage était modeste mais ça reste quelque chose de rare dans la petite édition — les quelques chroniques ont été très positives et il a même été nommé aux Schuster Awards. Comment as-tu vécu ce succès réel ?

Michel Hellman : J’ai reçu de très beaux commentaires et de belles critiques pour Iceberg, et cela aussi bien de la part de lecteurs francophones qu’anglophones (et Inuit, ce que j’ai trouvé génial !). Je viens de faire une troisième réédition, et le livre est aussi disponible gratuitement sur le site. Pour un livre à petit tirage, qui n’est pas diffusé de manière professionnelle, c’est vraiment super d’avoir pu rejoindre autant de gens et tant mieux si ça a contribué à faire connaitre cette histoire ! En tout cas, ce succès m’a encouragé à continuer dans cette voie et m’impliquer encore davantage à faire de la bande dessinée.

Maël Rannou : Mile End, ton deuxième ouvrage qui vient de paraître chez les jeunes éditions Pow pow, est très différents sur tous les plans. Il s’agit de la publication d’un certains nombre de planches publiées sur ton blog (quoique souvent redessinées), de tranches de vie parfois humoristiques. Le livre est plaisant et assez, mais la facture est nettement plus classique. C’était une nécessité après un premier travail particulièrement original ?

Michel Hellman : Mile End, qui est sorti cette année, est en effet une bande dessinée plus classique. Je fais d’ailleurs un clin d’œil à cette différence dans l’une des premières cases du livre, lorsque mon coloc’ claque la porte et que le choc fait tomber une planche d’Iceberg qui était accrochée sur le mur…
Le récit central, ancré autour de mon personnage, est organisé de manière chronologique : je parle de la vie dans mon appartement, depuis mon premier coloc jusqu’à l’arrivé de mon bébé. Mais bien qu’il y ait ce côté personnel, ce n’est pas une bande dessinée autobiographique. Il s’agit plutôt d’un assemblage de portraits, de réflexions et d’humeurs liés à ce quartier très coloré de Montréal.
C’est un projet sur lequel je travaille depuis longtemps. Je voulais faire un livre qui soit intime, sans être nombriliste. Parler de ma vie, telle que je l’ai vécue ces dernières années, de manière humoristique m’a permis d’aborder des thèmes parfois sérieux, comme la mort ou la vieillesse, avec légèreté et fantaisie. C’est une manière de raconter des histoires qui me plait beaucoup !

Maël Rannou : Si Mile End a de vraies qualités, la publication de petites scènes quotidienne a explosée avec la mode des blogs BD, n’avais-tu pas peur que ce projet que tu dis porter depuis longtemps soit finalement devenu trop banal ?

Michel Hellman : Je comprends ce point de vue, et je suis d’accord avec le fait que la formule autobiographique dans la bande dessinée se retrouve un peu trop souvent (surtout avec le phénomène des blogs BD) et ça commence à devenir répétitif, voir lourd. Je considère par contre les histoires dans Mile End comme étant plus de l’autofiction que de l’autobiographie. Je voulais donner un ton fantaisiste à mes tranches de vies, et éviter à tout prix de faire un journal intime dessiné ! J’ai soigneusement sélectionné les bandes dessinées qui avaient déjà été publiées dans le blog pour qu’elles cadrent avec le thème général du livre.
Je sais toutefois que ce livre demeure plus traditionnel dans sa forme et dans son style, mais je n’aurais pas voulu le faire autrement. Je pense que cela peut-être contreproductif pour un auteur de rechercher toujours «l’originalité». À mon avis, cela se fait malheureusement trop souvent au détriment du récit (et du lecteur).

Maël Rannou : Cette volonté de retourner parfois au classique se retrouve en effet chez beaucoup d’auteurs qui expérimentent, j’espère cependant que tu continueras à alterner ! Ce livre, premier réellement diffusé, ainsi que l’écho du premier t’ont sans doute donné un certain nombre d’idées et de contacts. Quels sont tes projets à venir ? Souhaites-tu refaire de la bande dessinée dans l’immédiat ou te consacrer à autre chose, je crois notamment que tu fais de l’illustration pour des magazines…

Michel Hellman : Oui, je pense que c’est important de trouver un bon équilibre, mais c’est sûr que je vais continuer à alterner et à expérimenter ! J’aime beaucoup essayer différentes formules, surtout le collage. Je travaille d’ailleurs en ce moment sur un livre pour la maison d’édition L’Oie de Cravan qui se rapproche plus d’Iceberg. Parallèlement, je prépare aussi une autre bande dessinée plus classique pour Pow pow. Dans les deux cas ce sont des projets qui murissent depuis un petit bout de temps dans ma tête. Ils aborderont tout les deux, encore une fois, le thème du Nord, mais de manières très différentes !
Le bon accueil que j’ai reçu pour mes livres m’a beaucoup motivé (et m’a permis, en effet, de faire des contacts). Je fais de l’illustration de temps en temps, mais là je veux me concentrer le plus possible sur créer de nouvelles bande dessinées.

[Entretien réalisé par courriels du 7 au 19 février 2012.]

Site officiel de Michel Hellman
Entretien par en mars 2012