Nicolas Mahler

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Nicolas Mahler compte parmi les auteurs très difficiles, voire impossibles à cerner. Nous sommes nombreux à l’avoir découvert au début des années 2000, à travers de courtes publications chez L’Association. L’occasion d’une première rencontre avec cet auteur au nom incongru par ses homonymies et à l’humour très particulier.
En parallèle, La Pastèque commençait à traduire en français d’autres de ses travaux au Canada. Puis vinrent L’Art selon Madame Goldgruber et ses contributions à l’Éprouvette.
Mahler s’est alors imposé comme l’une des figures majeures de la bande dessinée européenne, avec un style caractérisé par un dessin extrêmement minimaliste, des personnages raides (trop raides pour être réellement articulés ou capables de tout ample mouvement), des visages grossièrement dessinés (trop grossièrement pour qu’ils aient la moindre expression faciale) et des décors inexistants.

Malgré ce dessin simple et à l’abri de toute tentative de virtuosité (Mahler pourrait en ce sens faire penser à Ibn al Rabin), son œuvre (prolifique, dont une partie seulement a été traduite) est étonnante par sa diversité et son ambition. Il semblerait ainsi que Mahler se soit imposé comme défi d’explorer tous les genres de la bande dessinée, même les plus inattendus pour son genre : autobiographie (livres parus dans la collection Éprouvette de L’Association), western (Lame Ryder), comic book de super héros (Engelmann), strip (Flaschko), horreur (Van Helsing), etc. Autant de genres dans lesquels son humour noir semble parfaitement à l’aise.

Il n’est donc finalement assez peu étonnant que Mahler se soit particulièrement illustré dans la collection Éprouvette de L’Association, consacrée aux réflexions sur la bande dessinée, avec ses deux madame Goldgruber et son Pornographie et suicide (titre qui résume bien son humour très particulier). Une telle érudition et pratique de la bande dessinée a de quoi surprendre de la part d’un habitant de Vienne, capitale d’un pays qui ne s’est ouvert que très tardivement à la bande dessinée. C’est là un des grands paradoxes de l’œuvre de Mahler. Mais peut-être l’absence de culture locale explique-t-elle l’audace et l’originalité de l’auteur ?
Autre paradoxe, ces dernières années, Mahler s’est lancé dans les adaptations littéraires d’auteurs majeurs de la littérature de langue allemande. Auteurs majeurs et qu’on qualifierait volontiers d’impossibles à adapter : Musil, Kafka, Bernhard (rappelons que le dramaturge avait interdit dans son testament la représentation de ses pièces, mais n’avait certainement pas imaginé qu’il vienne à l’esprit de l’un de ses compatriotes de les adapter en bande dessinée).

L’entretien ci-dessous constitue une tentative[1] de cerner cet auteur singulier…

Voitachewski : Vous posez dans la plupart de vos travaux un regard très critique sur la bande dessinée. C’est le cas dans l’Éprouvette, mais même avant. Pourquoi cette obsession ?

Nicolas Mahler : Je n’appellerais pas cela une obsession, mais plutôt quelque chose d’assez naturel quand vous travaillez dans le secteur depuis un petit moment (j’ai commencé en 1998, en dessinant des bandes dessinées pour des journaux et autres). Je n’aime pas la théorie, mais jouer le rôle du miroir de mon propre médium est une chose naturelle pour moi.

Voitachewski : Je suis impressionné par le fait que vous avez dessiné des livres dans beaucoup de genres différents. Faut-il y voir une volonté d’explorer tous les champs et possibilités de la bande dessinée ?

Nicolas Mahler : Ça fait naturellement partie du plaisir. J’ai fait des courts films d’animation pendant un moment (ce qui prend beaucoup de temps et pas mal d’argent). La grande différence entre la bande dessinée et l’animation est que dans la bande dessinée vous pouvez simplement vous asseoir et imaginer une histoire qui sort de nulle part, sans plan (financier). Il est possible d’essayer de nombreuses histoires, de genres, d’utiliser des méthodes traditionnelles ou expérimentales pour raconter une histoire, ou de mélanger les deux. Développer des personnages et ensuite dessiner livre après livre avec eux, comme dans une série, est quelque chose que je ne souhaite ne jamais faire. J’aime la diversité.

Voitachewski : Vous avez récemment adapté Thomas Bernhard, Franz Kafka et Robert Musil (à ma connaissance, seul Maîtres anciens a pour l’instant été traduit en français). Nombreux sont ceux qui pensent que ces livres n’ont pas vocation à être adaptés. D’autres ajouteraient qu’ils sont impossibles (car trop difficiles) à adapter. J’ai le sentiment que vous faites de la provocation en adaptant ces auteurs, afin de montrer que vous êtes capable de les re-travailler, les re-interpréter. Qu’est-ce qui vous a poussé à adapter ces livres ? Plus généralement, quel est votre lien avec la littérature ou avec d’autres médiums comme le cinéma, le théâtre, la poésie… ?

Nicolas Mahler : J’ai choisi ces romans de Bernhard et Musil pour leur humour qui me semble particulièrement adapté à mon style de dessin (surtout pour Bernhard). Je ne pourrai jamais faire un livre complètement sérieux. Et bien-sûr, Musil (et aussi Bernhard) semblent au premier coup d’œil impossibles à adapter en bande dessinée. Et je ne suis pas très friand des adaptations en bande dessinée de romans célèbres. Quelle en est l’utilité ? J’ai donc choisi d’adapter en bande dessinée des livres qui sont totalement absurdes. J’aime les projets qui laissent dans un premier temps les gens sans voix. L’absurdité fait partie du jeu. Réduire le livre à son synopsis afin de « re-raconter » son histoire sous la forme d’une bande dessinée ne m’intéresse pas. J’ai donc choisi des livres dans lesquels il se passe peu de choses, et je voulais voir ce qui en sortirait.

Voitachewski : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre relation à l’œuvre de Thomas Bernhard ?

Nicolas Mahler : Bernhard est naturellement important parce que son travail consiste principalement en du « rythme », ce qui est un élément très important quand on fait de la bande dessinée. Je pense que LA chose plus importante dans la bande dessinée, c’est le rythme, et non pas un dessin sympa.

Voitachewski : Pouvez-vous nous parler d’Alice in Sussex, le livre n’a pas été traduit en français mais a l’air d’être une relecture très originale d’Alice au pays des merveilles ?

Nicolas Mahler : Après les adaptations très compliquées et « high concept » des œuvres de Musil et de Bernhard, je voulais faire un livre qui relèverait plus du style « pure bande dessinée ». Ce qui veut dire utiliser de nombreux découpages différents et beaucoup improviser de dessins. J’y ai inséré nombreuses toutes sortes d’influences et d’hommages.

Voitachewski : Travaillez-vous encore autour de l’autobiographie ?

Nicolas Mahler : En ce moment, uniquement à partir de très courtes observations dans ma vie quotidienne. Mais pas de plus gros livres. Mais je n’ai pas arrêté complètement…

Voitachewski : Vous êtes né à la fin des années 1960. Que pensait-on des bandes dessinées en Autriche et à Vienne à cette époque ? Comment trouviez-vous des bandes dessinées ? Y a-t ‘il des livres particuliers qui vous ont incités à devenir un auteur de bandes dessinées ?

Nicolas Mahler : Nous n’avions pas grand-chose, mais il y avait un petit éditeur autrichien qui publiait des vieilles bandes dessinées américaines. Ma principale influence à l’époque (et encore aujourd’hui) était Krazy Kat de George Herriman.

Voitachewski : Dans beaucoup de vos livres, vous mentionnez explicitement Vienne ou l’Autriche. Quel lien vous uni à votre pays ? Que pensez-vous de la scène locale (Tonto et autres) ?

Nicolas Mahler : Tonto est naturellement très bien, et il se passe de plus en plus de choses sur la scène autrichienne. Mais je crois que mon public en Autriche est très limité. Les gens ici sont principalement intéressés par les bandes dessinées se limitant à une seule bande (que je dessine aussi, pour gagner ma vie). Les bandes dessinées se limitent généralement à un tout petit cercle en Autriche et sont un domaine de « spécialistes ». C’est l’une des raisons pour lesquelles je trouve mes éditeurs à l’étranger. Donc au final, pour moi, le manque d’intérêt des Autrichiens être plutôt une bonne chose, cela m’a poussé à trouver des opportunités à l’étranger…

[Entretien conduit par email en mars 2016]

Notes

  1. Signalons également la parution d’un numéro de la revue Gorgonzola consacré à l’auteur viennois.
Site officiel de Mahler
Entretien par en mai 2016