Niños

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Depuis 2006, Santiago Fredes, l'intellectuel, Darío Fantacci, l'excentrique et Pedro Mancini, le réservé, sont devenu des incontournables du monde de l'édition de bande dessinée indépendante en Argentine. Leur collectif Niños en est au septième numéro de la revue Ultramundo> à laquelle de nombreux jeunes auteurs espèrent participer. Organisateurs de festivals et promoteurs de nombreux projets, ces trois dessinateurs, qui ont entre 27 et 30 ans, nous racontent leur parcours, leurs envies et leur vision de l'édition indépendante.

Claire Latxague : Qui êtes-vous ? Quelle est votre formation initiale ?

Darío Fantacci : Nous sommes le collectif Niños, formé par Santiago Fredes, Pedro Mancini et moi-même, un ensemble composé de trois têtes créatives. On est très différents les uns des autres, mais ensemble on forme une alchimie explosive. On vient tous de formations différentes. J’ai commencé de études en arts visuels mais ça n’a pas marché : je copiais tous les devoirs théoriques sur Santi et je passais les nuits à dessiner, comme à l’école où nous étions déjà ensemble. Alors j’ai laissé tomber et j’ai continué à faire de la bande dessinée en autodidacte. C’est à cette époque que j’ai connu Dante Ginevra, professeur dur et exigeant. C’est lui qui m’a appris ce qu’est la bande dessinée. Après j’ai suivi les cours de Juan Bobillo, qui m’a beaucoup appris en termes de technique de dessin. Il détestait que je lui apporte mes bandes dessinées. C’est là que j’ai rencontré Pedro. On se connaissait à peine mais je sentais déjà qu’il y avait des choses à faire ensemble, c’était évident.

Pedro Mancini : Moi je fais de l’illustration et de la bande dessinée. J’ai étudié trois ans dans l’atelier des frères Villagrán puis à Sótano Blanco avec Juan Bobillo. C’étaient des ateliers de dessin tournés vers l’illustration et la bande dessinée.

Santiago Fredes : Ma formation remonte à mon enfance. Mes parents — l’un peintre et l’autre lectrice compulsive, mais non moins judicieuse — m’ont ouvert à la musique, le cinéma, les dessins animés, la télé, la bande dessinée, la peinture, le graphisme, les jeux vidéo, tout un tas de choses. De là ont surgi mes premières influences. À la fin du secondaire je suis entré à l’Instituto Universitario Nacional de Arte (IUNA) pour suivre la Licence d’Arts Visuels, et je me suis spécialisé en dessin.

Claire Latxague : Comment êtes-vous arrivés à la bande dessinée ?

Santiago Fredes : Je n’ai pas étudié la bande dessinée et d’ailleurs mes influences viennent surtout du cinéma, de la musique et de la peinture. Mais j’ai choisi ce format parce que je me sens à l’aise et parce qu’il n’y a pas mieux en termes de visibilité et de circulation des œuvres.

Darío Fantacci : Je fais des bandes dessinées depuis que je suis tout petit. Ça m’a toujours attiré. Je passais mon temps à dessiner des petits bonshommes. C’était la seule chose que je pouvais faire vu que je dessinais trop mal pour réussir à copier les dessins animés que j’aimais voir à la télé. Mais tout a vraiment commencé avec Santi, qui lisait les bandes dessinées qu’avait gardées son père. Une collection de Fierro et des livres comme les histoires de Corto et Manara. Santi a été une très grande influence pour moi. Il fait partie de ces gens qui ont toujours bien dessiné, avec génie. On avait onze ans. À quinze ans, on a fait un fanzine qui s’appelait SiC, une histoire de quarante pages, Santi faisait le scénario et moi je dessinais. Ce fut le premier projet concret.

Pedro Mancini : Que je sache, j’ai toujours fait de la bande dessinée. Bien sûr, plus sérieusement depuis que le collectif a démarré, mais c’est dans la continuité des fanzines que je faisais quand j’étais petit.

Claire Latxague : Comment est né votre collectif ?

Pedro Mancini : Tout a commencé en 2006 quand nous nous sommes retrouvés tous les trois pour la première fois. D’abord j’ai connu Darío dans un atelier. Après nous ne nous sommes plus vus pendant plusieurs années. Ce qui est drôle c’est que lui, pendant tout ce temps, chattait avec quelqu’un en croyant que c’était moi, en faisant des projets avec lui…

Darío Fantacci : On était destinés à se rencontrer et à faire ce qu’on a fait. Quand j’ai connu Pedro dans les cours de Bobillo, ses dessins m’ont vraiment fait de l’effet sans que je réalise — je ne réalisais pas grand-chose à l’époque — mais j’étais resté marqué par ce garçon qui faisait des pieuvres noires et des monstres pleins d’yeux. Mon idée était de faire un groupe de trois personnes, comme le groupe Panique de Jodorowsky, Arrabal et Topor. J’en avais déjà parlé à Santi et quand j’ai voulu contacter Pedro — en espérant qu’il dessine toujours — je n’avais pas son mail. Et c’est là que la magie a opéré : Pedro m’écrit, peut-être deux semaines plus tard, en me disant qu’on doit se voir pour parler, parce qu’il dessinait et voulait travailler avec quelqu’un qui fasse la même chose. Il avait trouvé mon mail dans un vieux fanzine qui datait de mes 16 ans. C’était incroyable, je me sens vraiment mystique quand je repense à cet épisode. Pedro s’est pointé chez moi — ça ressemblait à un squat — et il a déboulé avec un carton géant avec tous les dessins qu’il avait faits dans toute sa vie, où l’on sentait déjà le génie qu’on lui connaît. Je lui ai parlé d’une vague idée de former un groupe avec Santi et de faire une revue. Plusieurs mois plus tard on s’est retrouvés chez Santi. Et voilà comment est né Niños.

Santiago Fredes : Trois, ça nous semblait être le nombre idéal pour prendre des décisions. Notre seule expérience remontait aux fanzines que nous avions faits pendant le secondaire, mais nous avions tout de même une idée assez claire de ce que nous voulions : publier une revue de bande dessinée. On s’est vite mis d’accord sur les points principaux (nombre de pages, format, couleur) et on s’est mis à produire.

Claire Latxague : D’où viennent le nom de Niños et le titre de votre revue, Ultramundo ?

Pedro Mancini : On s’appelle Niños parce qu’en rassemblant tout notre matériel on a réalisé que nous avions tous des personnages d’enfants.

Darío Fantacci : Aujourd’hui je pense que c’est assez clair : on était des enfants, on agissait comme ça. Il y avait quelque chose d’instinctif dans ce qu’on faisait. On n’a jamais réussi à penser à l’argent. On travaille comme des fous sans rien toucher. Quand on vend des revues, en général, on dépense tout en bières ! Il y a zéro spéculation là-dedans, je pense que c’est impossible pour nous. Comme quand j’étais petit et que je passais une journée entière à construire un château de sable, je travaillais comme un chien pour ça, pour finir avant la marée haute. Et j’étais satisfait quand ce colosse aussi grand que moi était détruit par les vagues. J’aime penser que Niños a ce même esprit.

Santiago Fredes : Après nous avons voulu séparer le nom du collectif artistico-éditorial de celui de la revue. C’est comme ça qu’est née Ultramundo. C’est quelque chose d’abstrait, de général et d’indéfini, qui serait l’esprit de la revue, qui lui est propre. Pour nous c’est un mot inventé, mais certains le rattachent et le confondent avec l’inframonde, arrière-monde ou l’outre-tombe, le monde des morts. Je suppose qu’il y a un peu de ça, mais nous on fait quelque chose de plus lumineux et espiègle.

Pedro Mancini : Ça fait référence à un monde fantastique et extravagant, une autre des caractéristiques de nos histoires.

Claire Latxague : À cette époque, comment était le paysage de l’édition de bande dessinée en Argentine ?

Pedro Mancini : Assez désolant. Il n’y avait que très peu de maisons d’édition qui ne prenaient pas le risque d’éditer de nouveaux auteurs.

Santiago Fredes : Quand on a commencé on a imprimé un prototype et envoyé par mail un PDF du numéro 1 de la revue à des maisons d’édition en leur expliquant notre projet. Seulement la moitié nous ont répondu, en nous souhaitant bonne chance avec ce matériel qui était si bon mais qu’ils ne pouvaient pas publier parce qu’il ne correspondait pas à la ligne éditoriale ou parce qu’ils n’avaient pas de marge de manœuvre pour prendre des risques avec des auteurs débutants comme nous. Deux ou trois nous ont tout de même proposé un rendez-vous mais ça n’a rien donné. C’est évident que ce premier échec est dû en grande partie à notre manque d’expérience total. Ce n’est pas une question de dessin mais la façon de présenter un projet à un éditeur. Mais pour le reste, c’est surtout que l’ensemble des maisons d’édition s’occupe exclusivement de faire des bénéfices dans le cadre de l’industrie culturelle. Presque tout ce qui était publié à l’époque étaient des rééditions de bandes dessinées des années 1980 et les auteurs professionnels produisaient presque exclusivement pour l’étranger, comme pour Marvel ou Sins Entido. Les festivals et les revues d’information se centraient sur les super-héros et le manga.

Darío Fantacci : Il m’est difficile de parler du monde éditorial argentin. En ce qui concerne les gens comme nous, nous sommes très peu et on se casse le cul pour faire ce qui nous plaît. Personne n’en vit. Je pense que ce monde continue d’être alimenté par l’outre-monde et par toute l’énergie de gens qui font des choses, allant de tous petits fanzines jusqu’à l’édition de livres très pro. On fait tout avec les moyens du bord, de la force brute. C’est ce que j’adore parce que c’est la nature profonde de ce milieu, my friend.

Claire Latxague : Qu’est-ce qui a changé depuis ? Comment s’organise l’édition indépendante en Argentine ? Quels sont les événements auxquels vous participez ?

Pedro Mancini : Petit à petit on voit apparaître de nouvelles maisons d’édition. Récemment nous avons commencé à nous connaître entre auteurs et quelque chose est en train de se construire. Par exemple, dernièrement nous avons monté le Festival Increíble, festival de publications indépendantes qui en est déjà à sa quatrième édition.

Santiago Fredes : Je crois qu’aujourd’hui la bande dessinée est remise en valeur en Argentine et c’est incroyable de voir comment la scène indépendante a pu grandir en quelques années. Il y a eu un grand apprentissage éditorial qui a permis d’obtenir des résultats de grande qualité, ce qui fait que la plupart des librairies, généralistes et spécialisées, sont prêtes à recevoir le matériel des indépendants. Nous avons une bonne visibilité et l’accès à un public plus large. Mais comme les libraires prennent toujours 30 ou 40 % du prix de vente, la meilleure opportunité  de vente pour nous ce sont les festivals et les salons où nous faisons de la vente directe. C’est pourquoi nous organisons constamment des rencontres, des présentations de livres et de revues, des expos et des festivals où les auteurs et les éditeurs sont présents personnellement, sans intermédiaire. Les groupes d’édition se rassemblent par affinités et construisent des réseaux qui s’étendent de plus et où l’on partage nos informations et nos moyens. Par ailleurs, la nouveauté c’est aussi une grande offre d’écoles de bande dessinée pour tous les goûts.

Claire Latxague : Quels sont les autres événements auxquels vous participez ?

Santiago Fredes : Notre premier contact avec l’édition indépendante a été la FLIA (Feria del Libro Independiente y Autogestiva), qui rassemble différents genres liés au livre. C’est un lieu que j’aime beaucoup. Depuis qu’on la connaît, nous n’avons pas manqué un seul rendez-vous. Avant il n’y avait rien de spécifique pour la bande dessinée indépendante. Maintenant il y a des événements comme BsAs Fanzine Fest, Dibujados, Viñetas Sueltas à Buenos Aires, mais aussi Crack bang Boom à Rosario. Il y a aussi des espaces comme Mœbuis ou La Libre, des librairies qui nous suivent, ou El Taller de Remedios et La Vecindá, d’étranges complexes d’expérimentation artistique low tech.

Claire Latxague : Avez-vous chacun un rôle défini ? Qui prend les décisions ?

Pedro Mancini : Tout est très chaotique, chacun fait un peu de tout, mais il est vrai que Santiago est le plus carré de nous trois. On s’investit tous dans le groupe et, malgré un certain chaos, les choses avancent. On prend les décisions à trois, en général chacun propose des solutions assez cohérentes et on est rarement en désaccord.

Darío Fantacci : J’ai toujours vu ça comme un fonctionnement à trois piliers. S’il y en a deux qui flanchent, l’autre soutiendra l’édifice. Si je devais définir chacune des postures, je dirais que Santi est un pôle de sécurité, moi je représente un pôle de risque et Pedro fait le médiateur et finit par avoir le dernier mot. Je pense sincèrement qu’à nous trois nous trouvons l’équilibre.

Claire Latxague : Quel est le projet éditorial de la revue Ultramundo ? Comment a-t-elle évolué ?

Pedro Mancini : Le projet c’est de faire une revue qui nous plaise et que probablement personne, à part nous, n’éditerait telle quelle Bien qu’il ait évolué sur plusieurs aspects, le projet est resté le même pour l’essentiel. Je crois qu’il y a toujours une dose d’amusement autour de la revue, de sa fabrication.

Santiago Fredes : Au début, notre idée était d’auto-éditer une revue de bandes dessinées trimestrielle ou quadrimestrielle de petit tirage (500 exemplaires) qui nous permettrait de montrer notre production avec une liberté totale. On voulait produire le contenu, le graphisme, la maquette, s’occuper de l’impression, la reliure, la distribution, la diffusion et la vente. Toute la chaîne, tous les trois ou quatre mois : une folie. On n’a jamais réussi à maintenir cette périodicité. Peut-être y serait-on arrivés si on avait été moins attentifs à la qualité du contenu. On pensait que faire de la bande dessinée devait se faire vite : vite dessiné, vite publié et vite consommé. Cela revenait à émuler l’industrie alors qu’on était plutôt du côté de l’artisanat médiéval. On a eu du mal à assumer que notre périodicité finirait par osciller entre 8 et 12 mois, mais une fois cela assimilé, ce temps nous a servi à donner plus de consistance à la revue, à doubler le nombre de pages, agrandir le format et essayer de nouveaux papiers. Au final nous avons une publication de 160 pages 90g, format 18,5 cm X 26 cm, couverture couleur, rabats, inserts en papier calque et carton et 10 auteurs invités. Cette matérialité et cette complexité était inespérée pour nous auparavant et se rapproche de plus en plus du livre.

Darío Fantacci : Si on regarde les numéros les uns après les autres on peut voir l’évolution constante, au niveau du dessin, des récits, de l’édition. Aussi au niveau des personnes, car ce qui est sûr c’est que nous sommes aussi devenu de meilleures personnes. C’est une chance que ce projet perdure et je crois que c’est surtout grâce à notre amitié, mais également à la qualité du produit final. On aura beau toujours trouver des défauts ou des choses à améliorer au niveau technique, il y a tout de même quelque chose qui ne se mesure pas, qui est ce que je préfère dans les bandes dessinées, les livres, les films. C’est ce que j’appelle une âme.

Claire Latxague : Comment sont apparus les nouveaux contributeurs ? Les avez-vous contactés ou ont-ils cherché à vous rejoindre ?

Santiago Fredes : On a décidé de sortir notre revue de son hermétisme. C’est aussi une façon d’échapper à une certaine répétitivité et d’augmenter et diversifier son contenu. Par ailleurs, partager les instants créatifs c’est toujours très enrichissant, ça fait voyager. C’est fabuleux de pouvoir en aider certains à publier et diffuser leur travail. La plupart du temps c’est nous qui convoquons les auteurs qui répondent à certains critères : les trouver sympas, aimer leur travail et que ça colle avec notre ligne éditoriale. Parfois c’étaient des gens qui n’avaient jamais publié, ou qui n’avaient jamais fait de bande dessinée. C’est une vraie pochette surprise, parce que c’est à la fois stimulant de demander à quelqu’un qu’il s’essaye à un nouveau langage, à un autre support, mais c’est dangereux aussi parce qu’on ne sait pas ce que ça va donner. On essaye toujours d’expliquer notre vision de la revue, de maintenir son esprit. Tout ce qui a été publié a été réalisé expressément pour la revue. On reçoit des messages par mail, facebook ou dans notre blog pour participer, mais dans ce cas nous essayons plutôt de pousser les gens à faire leur propre publication. Bien que nous ne soyons pas contre le principe de recevoir à d’autres propositions, ce n’est pas quelque chose que l’on cherche à provoquer.

Darío Fantacci : Le premier collaborateur a été Nacho Flores, qui est allé voir Pedro avec un carton plein de dessins incroyables. Moi je l’ai harcelé avec un scénario. Je voulais qu’il en soit, mais lui ne faisait pas beaucoup de bande dessinée. Finalement il en a créée une tout seul. Ensuite les autres sont arrivés progressivement.

Santiago Fredes : Pour certains invités, comme Patricio Morrison ou Marcelo Moreno, on est en interaction avec leur œuvre car on a participé à la sélection des images, à la mise en page, ce qui est très enrichissant parce que ça ne peut marcher que si on est vraiment en confiance.

Darío Fantacci : Dans le numéro 5 nous avons invité des gens de la FLIA. L’insertion du monde extérieur dans notre monde a bien pris. Dans le numéro 6, ça a été le chaos des invités. La revue a été envahie par ce monde extérieur. Ça a été un grand numéro. La plupart des gens assurent que c’est l’un des meilleurs. Dans ce dernier numéro il n’y aura que deux invités. Comme nous avons décidé de payer les participants, on ne peut plus tout se permettre. Notre avis sur la question oscille. Parfois on veut faire entrer tout le monde et parfois on voudrait murer les portes. Je crois qu’Ultramundo est une sorte de schizophrène à trois personnalités. Et la mienne est plutôt paranoïaque.

Claire Latxague : Alors maintenant vous arrivez à payer les collaborateurs ?

Darío Fantacci : Pour ce dernier numéro ils seront payés tous les deux. Très peu, mais c’est déjà ça. Quand on a vu que l’un de nos amis payait Pedro pour une de ses histoires, on a décidé de faire pareil. Ça permet aussi d’être raisonnable sur le nombre d’invités.

Santiago Fredes : On va les payer 10 dollars par page, ce qui finit par approcher 10 % du total (selon la quantité d’invités et le nombre de pages de chacun). Avant on donnait 5 ou 10 exemplaires à chacun, mais on ne trouve plus ça très convenable.

Claire Latxague : De quels moyens techniques et financiers disposez-vous pour publier la revue ?

Santiago Fredes : Notre principal capital est le savoir-faire. L’investissement financier de départ ce sont nos familles qui l’on fait et nous leur en sommes reconnaissants. En peu de temps nous avons réussi à faire tenir le projet uniquement en réinvestissant les gains.

Darío Fantacci : 90 % de la revue se fait chez Santi. C’est le Q.G. de Niños. C’est là que nous tuons les gens pour les manger. Y a plein de nanas, on joue au poker avec Tête de panda et Linus[1]. Tout se fait dans une petite pièce bien sombre, pleine de bêtes, où les machines ont la belle vie. On peut dire que la joie règne dans cette pièce, grâce aux drogues et à l’ambiance de travail. Nous, on ne fait pas grand’ chose. Ce sont les enfants enfermés là-dedans qui font tout. En fait, ce sont des nains déguisés en gamins. Ils adorent travailler. Et celui qui refuse, on lui sort le gros chien noir de Santi pour qu’il le secoue un peu. Voilà comment ça marche, à force de travail et de patience.

Claire Latxague : Y a-t’il des subventions ?

Santiago Fredes : Timidement, il commence à y en avoir, depuis quelques années, mais nous n’en avons demandé aucune pour l’instant. Ce n’est pas toujours facile de répondre aux critères de sélection, qui ne sont jamais tournés vers la bande dessinée. C’est une question sur laquelle nous devons nous pencher dans un futur proche.

Claire Latxague : Depuis que Niños existe, y a-t-il un événement important ou un numéro d’Ultramundo qui ait marqué un changement particulier dans votre projet, un nouvel élan ?

Darío Fantacci : Je crois que chaque numéro nous a apporté une nouvelle énergie. Mais pour moi, le numéro décisif ce fut le deuxième. Là on avait vraiment Ultramundo. Dans le premier on doutait. On ne savait pas s’il était bon ou si on avait fait n’importe quoi avec notre fric, plutôt que d’acheter de la bière. Du coup on a cherché à l’améliorer. On a acheté une imprimante bon marché, qui marchait mal, mais qui imprimait bien. Ce numéro fait encore partie de mes favoris. On y voit un épanouissement de Pedro dans la création et une suite de  » Linus  » par Santi qui est incroyable. Après ce numéro, on a continué sur ces mêmes bases.

Pedro Mancini : Le numéro 5 aussi a été un vrai changement, tant par son format que par son graphisme, qui reflètent qu’on commençait à prendre de l’assurance.

Santiago Fredes : Oui, c’est dans le numéro 5 que nous avons changé de format et surtout de composition de couverture. Ce fut une révélation. Mais c’est dur de faire ces changements, on prend des habitudes, chaque étape est difficile et quand on a quelque chose qui marche, on n’est pas prêts à l’abandonner si facilement. À partir du nouveau numéro, le 7, nous avons mis en œuvre une nouvelle dynamique qui consistera à endosser le rôle d’éditeur à tour de rôle, numéro après numéro. Chacun aura son mot à dire, mais l’éditeur du moment aura le dernier mot. Il s’agit d’assouplir les prises de décision. Ça fait partie d’une série de changements, une remise en question après six ans de travail constant. Nous allons aussi arrêter de publier des histoires en feuilleton.

Pedro Mancini : Il y a aussi eu des événements marquants. D’abord une expo que nous avons faite il y a quelques années qui a rassemblé beaucoup de monde. À l’époque nous n’imaginions pas pouvoir attirer autant de monde. Plus tard, nous avons fait une installation au festival Lyon BD. Ce fut quelque chose d’incroyable pour nous. Souvent j’ai du mal à réaliser tout le chemin parcouru ces dernières années — et je suis heureusement surpris.

Claire Latxague : Comment envisagez-vous la suite pour votre collectif ? Voyez-vous des opportunités pour faire évoluer votre projet ?

Darío Fantacci : Le futur… Je vois plusieurs chemins. Je crois qu’il y a toujours eu le risque de mettre fin à Ultramundo. On n’est pas des gens dociles, on n’aime pas baisser la tête, ce qui fait que nous risquons de nous la faire couper. En ce moment chacun cherche sa voie et nos visions sont assez différentes — et tant mieux ! Je pense qu’on peut tout faire en même temps, projets collectifs et personnels. Je continue de penser qu’il faut suivre son instinct, ne pas s’écarter de ce qui est déjà là, de ce qui a été fait. Comme je disais, il faut respecter ce que nous sommes, l’unité de notre groupe.

Pedro Mancini : Je crois que nous allons continuer à grandir. On dit souvent que, malgré toutes les complications, Ultramundo doit continuer à paraître. Ce serait incroyable de réussir, en plus, à publier des livres et des fanzines que nous avons en tête depuis un moment. J’espère qu’on y arrivera.

Santiago Fredes : Je pense que nous allons diversifier nos publications, élargir notre public et améliorer la distribution, notamment en publiant en collaboration avec d’autres collectifs. Cela impliquera de sacrifier certaines choses, nous devrons lâcher prise sur une grande partie du processus, perdre le contrôle — et le plaisir ! — sur l’impression en laissant aussi gérer le prix de vente aux distributeurs, libraires et autres collecteurs d’impôts. C’est la vie. On s’y fera.

Claire Latxague : Quels sont vos liens avec d’autres collectifs, fanzines, maisons d’édition ?

Pedro Mancini : Nous sommes en relation avec d’autres groupes depuis peu. Nous nous entendons vraiment bien avec certains et avons même collaboré dans leurs publications, et eux dans la nôtre. C’est le cas également avec des collectifs d’autres pays.

Santiago Fredes : Nous avons tous grandi ensemble et fait exister la scène indé locale. Nous avons tissé des liens de respect et d’amitié. On peut nommes des collectifs et des maisons d’éditions comme Venga a Dibujar, Agua Negra, Un Faulduo, Hotel de las Ideas, Burlesque, Bicicletista, Dead Pop, Pulsar, Leo lo que me tiran, Convoy , Betamax  et Panxarama. C’est avec eux que nous travaillons lorsque nous réalisons des projets hors d’Ultramundo. Nous avons également de bonnes relations avec les dessinateurs des généations précédentes, comme Juan Bobillo, Dante Ginevra, El Bruno, Gustavo Sala, Langer ou Parés, ainsi qu’avec des maisons d’édition comme Llanto de Mudo, Loco Rabia, Mœbius et Ex Abrupto.

Claire Latxague : Suivez-vous certains projets éditoriaux à l’étranger dont vous vous sentez particulièrement proches ? Avez-vous entamé des collaborations ?

Darío Fantacci : Les contacts avec d’autres maisons d’édition se font plutôt en individuel. Pedro et moi avons participé à la revue Gorgonzola en France.

Pedro Mancini : Je ne suis pas vraiment les projets éditoriaux à l’étranger parce que je suis un peu dans ma bulle, mais je m’intéresse à plusieurs auteurs et revues à l’étranger. Nous avons collaboré avec des collectifs de Colombie, de Bolivie, du Chili, d’Allemagne et de France. Pardon, je me vante un peu, là.

Santiago Fredes : Les projets étrangers avec lesquels nous avons le plus de contact sont ceux d’Amérique du Sud : Abisal colectivo à Bogota (Colombie), Zobako comics et Abrazo ediciones à Conception (Chili) et Marco Tóxico à Lima (Pérou).

Claire Latxague : Avez-vous des projets en individuel ? Fanzines propres, collaborations à d’autres revues ? D’autres activités artistiques ?

Santiago Fredes : Le collectif Niños a beaucoup de projets hormis la revue Ultramundo, qui vont de l’organisation d’expos de peinture ou d’événements pluridisciplinaires au fait de jouer des instruments et d’enregistrer un album, en passant par des performances, installations, de la vidéo et de l’animation. Nous avons un grand champ d’action expérimentale et spontanée. Nous sommes très rigoureux quand nous dessinons et éditions la revue, mais quand on se lance dans un de ces délires, on se laisse emporter. Ce sont des moments merveilleux.
En parallèle, je développe un corps d’œuvre individuel à base de dessin en grand format. Je travaille au fusain sur toile et, depuis plusieurs années, j’explore la thématique de l’extension des limites de la ville jusqu’aux frontières extérieures de la banlieue où de nombreux countries et quartiers sécurisés engendrent de grands déséquilibres sur le territoire et ses habitants.

Pedro Mancini : Oui, nous avons tous plusieurs projets en tête. Darío a toujours deux ou trois histoires en cours, je ne sais pas comment il y arrive. Santi fait ses dessins géants, il a un autre monde avec ça. Et moi, j’ai plusieurs projets en cours avec les maisons d’édition Dead Pop et Agua Negra.

Darío Fantacci : J’ai un tas de projets ! Il y a Maddine, un projet de revue bimensuelle avec une longue histoire en feuilleton dans laquelle les personnages rêvent et chaque rêve est dessiné par des auteurs invités. Là je fais ce que j’ai toujours voulu faire depuis que je suis tout petit, c’est-à-dire une revue périodique. Elle est éditée par plusieurs petits groupes : au Chili par Zobako comics, en Colombie par Abisal Colectivo et en Argentine par Niños. En Argentine aussi nous avons un projet de bande dessinée en feuilleton avec Pedro, Ignacio, ainsi qu’un web comic  dans Dead Pop, El ermitaño azul. Je continue de publier El Fou, deux pages par semaine sur mon blog, une bande dessinée en couleurs.

[Entretien réalisé à Buenos Aires en avril 2013. Pedro Mancini, Santiago Fredes ainsi que d’autres contributeurs de la revue Ultramundo seront exposés à la Fondation Bullukian à Lyon à partir du 12 juin 2013, dans le cadre du festival Lyon BD. Illustration du bandeau signée Lula Mari.]

Notes

  1. Personnages de leurs histoires.
Entretien par en mai 2013