Pascal Rabaté, intérieur-extérieur

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Il y a quelques mois, pendant l'été 2013, Rabaté publiait Fenêtres sur rue. Le livre a de quoi surprendre par sa forme : c'est un ouvrage accordéon qui narre les journées et les nuits d'une petite rue. Le point de vue reste identique pendant toute l'histoire, et le lecteur observe l'action à travers les activités des personnages dans la rue... ou chez eux, grâce aux fenêtres.

Le titre et le récit rendent hommage à Hitchcock : le lecteur assiste à l’action sans pouvoir intervenir, tel James Stewart, immobilisé par son plâtre dans Fenêtre sur cour. En outre, on peut admirer le réalisateur britannique se promenant dans cette rue, de même que Jacques Tati / Monsieur Hulot (avec plusieurs références à Mon oncle). Alors que Rabaté était passé derrière la caméra (il a récemment réalisé Les petits ruisseaux et Ni à vendre, ni à louer), il revient au dessin avec un ouvrage atypique aux multiples références, et présenté comme… une pièce de théâtre (arrière scène représentée sur la couverture, personnages qui saluent après la fermeture du rideau ou encore principe du décor unique).
Le point commun entre Fenêtres sur rue et son œuvre, tant cinématographique que graphique, est probablement à rechercher dans cette fascination du hors-champ, comme il l’explique dans cet entretien. Les murs de Fenêtres sur rue s’improvisent bandes séparant les cases (fenêtres) et le lecteur est libre d’imaginer ce qui se déroule dans les maisons. Rabaté se contente d’esquisser le récit, laissant une grande liberté d’interprétation… voire créant un jeu avec le lecteur : réussira-t-il à comprendre ce qui se déroule sous ses yeux ? Comprendra-t-il toutes les références laissées par l’auteur ?

Voitachewski : D’où est venue l’idée de Fenêtres sur rue ?

Pascal Rabaté : Ce sont les éditions Soleil qui m’ont invité à travailler sur le concept du livre-accordéon. Ils m’ont demandé si j’avais des idées pour exploiter ce support. J’étais d’abord dubitatif, je trouvais ce format étrange. Puis j’y ai réfléchi et j’ai eu un déclic deux jours après. Je sortais alors de la finalisation du long-métrage Ni à vendre, ni à louer, qui est un hommage d’abord à Tati mais aussi à Hitchcock.
L’idée de raconter une histoire muette m’est venue après. Je voulais raconter cette histoire muette avec des façades, contrainte que je me suis imposé. Il s’agit de voir comment évoluent les « petits mickeys » dans la rue. Et puis, il y a aussi l’utilisation de la peinture.

Voitachewski : Au départ, je pensais que ce titre « fenêtre sur rue » faisait référence à la fenêtre par laquelle le lecteur voit l’histoire se dérouler, à la manière de James Stewart dans Fenêtre sur cour. Puis je me suis rendu compte qu’en réalité, il s’agit de Fenêtres sur rue — ce qui désigne donc les fenêtres des immeubles à travers lesquelles on voit l’action se dérouler. Quel est le rôle du lecteur là-dedans ?

Pascal Rabaté : A la base, la couverture devait représenter la rue à travers une fenêtre. Et je pensais donc faire un hommage au cinéma. Mais au final, il s’agit plutôt d’un hommage au théâtre, grâce à l’unité de lieu. Le décor est unique, la narration s’étale sur plusieurs jours mais reste sur la scène. La difficulté que j’ai rencontrée est qu’un livre accordéon a onze pages de chaque côté — et non dix, à cause de la page qui lie la couverture. Il m’a donc fallu rajouter la page où l’on voit les personnages saluer, comme au théâtre. Mais sinon, le lecteur a le choix : il peut lire d’abord la nuit ou le jour, il peut passer de la nuit au jour en tournant le livre… ça n’est pas forcément facile, mais on n’a rien sans rien ! Mais ce lien entre forme et fonds répond à ma volonté de ne pas m’installer dans une écriture graphique, mais de changer régulièrement de style.

Voitachewski : Vous citez beaucoup de références : parmi les personnages, on compte Hitchcock, Tati, Maigret… On peut aussi voir sur les écrans de télé, à l’intérieur d’un appartement, les films de Tati et de Hitchcock. Quelles sont les autres références ?

Pascal Rabaté : Oui, les écrans de télé sont une mise en abîme ludique. Mais j’ai eu du mal à représenter les films, et peu nombreux sont ceux qui réussissent à les reconnaître ! Parmi les autres références, on retrouve le personnage qui promène son chien (et ce chien le reconduit chez lui quand il est ivre) dans Mon oncle de Tati. Il y a aussi son pendant anglais, le bouledogue. Et puis on retrouve le pianiste de Fenêtre sur cour. Il y a aussi Maigret. Simenon a dû écrire entre 600 et 1 000 bouquins et je n’en ai lu « que » 250. C’était un grand peintre de l’humanité, il a su mettre des touches intemporelles à ses histoires.

Voitachewski : … et enfin, il y a le Penalty, bar des Petits ruisseaux.

Pascal Rabaté : Oui, bien vu ! J’avais préparé une maquette de la façade, inspirée de ma rue à Paris. J’avais le lettrage, le positionnement des enseignes, etc. Et avant de démarrer, ma compagne m’a dit que j’avais mis « Pressing » au lieu de Lavomatic. Et puis, un jour mes filles ont regardé mes travaux et ont trouvé bizarre que j’ai écrit « Penaty »… C’est de là que vient cette idée de rajouter un L de cette manière. Finalement, en faisant une bande dessinée muette, l’objectif était juste de réaliser un travail sans faute d’orthographe — et j’ai échoué !

Voitachewski : Vous avez donc pris une rue de Paris pour modèle ?

Pascal Rabaté : C’est une rue bâtarde. Je me suis surtout inspiré des lumières de la nuit. J’avais un problème pour faire passer l’idée du temps qui passe et j’ai donc utilisé la notion d’éclairage. Il y a la peinture de la façade, le lever de la nuit, etc.

Voitachewski : Ces scènes à travers les fenêtres me rappellent une scène de Mon oncle, dans laquelle on voit M. Hulot monter dans son appartement, au dernier étage d’un immeuble : on observe son ascension à travers les différentes fenêtres qui donnent sur l’escalier.

Pascal Rabaté : Oui, exactement. Et il se trouve que cette scène m’a déjà inspirée pour un passage d’Ibiscus[1].

Voitachewski : La Marie en plastique a été dessinée par David Prudhomme, Crève saucisse par Simon Hureau. Comment choisissez-vous de dessiner ou non une histoire ?

Pascal Rabaté : La Marie en plastique, c’est surtout le résultat de la rencontre avec David Prudhomme, l’un des meilleurs dessinateurs du moment. Il est né dans la même clinique que moi, à dix ans d’intervalle. Je voulais travailler avec lui, je lui ai demandé et quand il a dit oui, j’ai fait des bonds de joie ! Il a un dessin très juste, sans aucun cynisme. Simon Hureau a de son côté déjà un univers bien à lui. Et c’est un voisin de ma mère… Travailler avec quelqu’un, cela donne des clés. C’est pratique, parce que je ne peux jamais relire ce que je dessine : cela appartient au lecteur. En revanche, quand je suis scénariste, c’est différent : je vois autre chose dans le résultat.

Voitachewski : Dans votre œuvre, vous insistez souvent sur l’opposition entre la rue (le monde extérieur) et l’intérieur (l’intime). C’est particulièrement le cas pour La Marie en plastique avec cette famille qui cherche à cacher ce qui lui arrive, ou avec Le petit rien tout neuf avec un ventre jaune avec la vie de ce héros dépressif. Vous n’avez pas l’impression d’être un voyeur ?

Pascal Rabaté : Ah, mais j’assume ce statut ! Dans L’art invisible, Scott McCloud parle de Tintin et explique que ce personnage est une coquille vide, avec le physique le plus neutre possible pour que le lecteur puisse rentrer dans son masque. Tintin est une enveloppe vide. Et quand je travaillais sur Ibicus, j’ai voulu non pas prendre le contre-pied de Hergé parce qu’il a une importance dans l’histoire de la bande dessinée avec laquelle je ne peux pas rivaliser ; mais du moins tailler mon personnage à la serpe pour que le lecteur lui reste extérieur. Je voulais créer une empathie, mais pas d’identification afin que le lecteur reste un spectateur et soit en position de voyeur.
François Truffaut a déclaré dans les années 1960 que le passage du cinéma à la couleur avait enlevé la distance entre l’objet filmique et le spectateur (ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché de tourner des films en couleurs). Le spectateur doit rester à sa place et faire sa propre lecture.

Question du public : Ce que vous dites signifie que chaque lecteur peut comprendre l’histoire de manière complètement différente de la vôtre. Cela ne vous dérange pas ?

Pascal Rabaté : Non… Le plus intéressant dans la bande dessinée, c’est le retour d’expérience du lecteur, plus que son retour sur l’histoire.
Le lecteur a la maîtrise de la lecture du livre. Ce qui est différent du cinéma. En bande dessinée, on ne peut pas parler de longueur car le lecteur créé lui-même son temps de lecture. Alors qu’au cinéma, quand une scène est trop longue, on perd son spectateur. J’en ai déjà fait l’expérience lors d’une projection privée avec des amis d’un de mes films qui avait des scènes trop longues… Et c’est pour ça que le cinéma est le meilleur outil de propagande qui existe, car il a la capacité de prendre plusieurs personnes en otages pendant plusieurs heures.

Voitachewski : De manière plus générale, quelles sont vos références dans le cinéma et la bande dessinée ?

Pascal Rabaté : Oh, c’est vaste… Au cinéma, il y a donc Hitchcock et Tati. Dans Ibicus, j’ai voulu reprendre le cinéma soviétique, notamment les œuvres d’Eisenstein ou de Boris Barnet ; ainsi que le cinéma expressionniste (Murnau) ou encore James Gray. Ibiscus devait être sculpté dans la lumière. Le cinéma allemand de l’entre-deux-guerres est sur-éclairé, il fallait alors tout montrer dans la lumière. En revanche, chez Fritz Lang, tout est un peu plus dans l’ombre que la dans la lumière, ce qui créé des atmosphères inquiétantes. On retrouve cela chez James Gray ou Clint Eastwood. Les films d’Eastwood sont peut-être manichéens, mais son utilisation de la lumière ne l’est pas.
Dans la bande dessinée, Breccia a fait un travail magnifique de matière avec des monotypes dans Perramus, mais l’imagerie est tellement riche que cela ralentit le temps de lecture.

Voitachewski : On parle souvent des liens entre bande dessinée et cinéma, et souvent à tort et à travers. Qu’en pensez-vous, vous qui pratiquez les deux ?

Pascal Rabaté : Ce sont des faux amis, il y a trop de différences entre eux. On trouve des cousinages, dans le cadre, les mouvements… Mais dans la bande dessinée, on peut allonger les cadres. Et les cases, sont des petits déséquilibres qui se suivent et qui forment un équilibre au niveau de la page ou de la double page. Les images ne doivent exister que dans leurs rapports aux images d’avant et d’après. Ces déséquilibres font passer le mouvement. Le cinéma est plus proche de la peinture… Voir par exemple chez James Gray et Rembrandt. Faire des adaptations n’est pas toujours une bonne chose (même si j’ai moi-même adapté Les petits ruisseaux). Il faut faire des choses qui n’ont pas besoin d’un autre support pour exister.

Voitachewski : Qu’est-ce qui vous a mené au cinéma ?

Pascal Rabaté : J’ai appris à lire avec la bande dessinée et très jeune, j’ai commencé à rêver d’en faire. Mais aux Beaux-Arts où j’étudiais, la bande dessinée n’était pas en odeur de sainteté… On m’a poussé à m’intéresser à autre chose. Et j’ai donc réalisé deux premiers courts métrages pendant mes études, en 1993-1994 puis un autre en 2000 et un moyen métrage en 2006. C’était un bon moyen de palier à l’autisme de l’auteur de bande dessinée. Certains sujets me paraissent adapter à l’un, d’autres sujets au second. Faire à la fois de la bande dessinée et du cinéma constitue pour moi un équilibre… A moins que ce ne soit un déséquilibre.

Voitachewski : Comptez-vous un jour vous lancer dans le théâtre ?

Pascal Rabaté : J’y songe ! Mais pas pour Fenêtres sur rues. Le décor serait difficile à faire entrer sur une scène de théâtre, car il est trop grand. Et pour moi le plus intéressant dans la bande dessinée, ce sont les espaces entre les cases : ils permettent au lecteur de créer sa propre histoire. On se pose ainsi la question de savoir ce que fait le personnage quand on ne le voit pas, et le fait de se poser cette question est presque plus intéressante que la réponse. Elle permet de laisser une marge de liberté. C’est une sorte de hors-champ pour la bande dessinée. Or, dans le théâtre, il n’y a plus de hors champ.

Question du public : C’est de la gouache que vous avez utilisé ? Vous avez mis combien de temps à dessiner cette histoire ?

Pascal Rabaté : Non, c’est de l’acrylique. J’utilise peu la gouache car c’est compliqué, ça ne laisse pas de possibilité de remords. Avec l’acrylique en revanche, je peux repasser sur mon dessin et le re-diluer si nécessaire. Comme par exemple à certains moments où j’avais dessiné un couple dans leur appartement et au Lavomatic à la fois… J’avais en tout une vingtaine de peintures, un plus grandes que le format final. J’ai travaillé à la louche, pendant que j’étais en plein montage final d’un film. Donc en tout, ça a dû me prendre une petite année.

Voitachewski : Sur quel projet travaillez-vous en ce moment ? Vous avez je crois un film qui doit sortir très prochainement ?

Pascal Rabaté : Le film s’appelle Du goudron et des plumes, et c’est — pour reprendre une expression à la mode en ce moment — un « spin-off » du Petit rien tout neuf avec un ventre jaune. Le scénario est écrit depuis longtemps, mais tout a traîné à cause de problèmes de financement. Le cinéma est un vrai char d’assaut, très difficile à remuer. Le film est basé sur un personnage que j’ai vraiment rencontré. Et en attendant que la situation se débloque, j’avais dessiné Le petit rien…, dont le héros, le vendeur de farces et attrapes dépressif, est le frère du personnage du film. Ce film porte donc sur ce personnage qui participe à Intervilles. Seulement, j’ai contacté Intervilles et ils ont des droits sur tout ce qui s’apparente à des jeux entre villes, régions, etc. Et ils n’apprécient pas trop mon travail, donc je n’ai pas pu utiliser le nom. La sortie du film a été retardée, elle devrait avoir lieu fin juin – début juillet.
Sinon, je suis en train de travailler sur un scénario à quatre mains avec ma compagne. Et puis il y a une bande dessinée sur la débâcle de 1940, vue du côté militaire et inspirée du livre de Yves Gibeau, Allons z’enfants. On voit dans les journaux intimes à quel point c’était une période décalée : certains villages avaient été désertés, et il n’y restait plus que des vaches. D’autres avaient été pillés… Il y a une caserne dans laquelle la bibliothèque avait été pillée… parce qu’il n’y avait plus de papier hygiénique ! C’est une période chaotique mais intéressante, pendant laquelle les soldats cherchaient la guerre sans la trouver ; un peu comme dans Week-end à Zuydcoote de Robert Merle : les soldats attendent la guerre…

Voitachewski : C’est une constante dans votre œuvre : vous recherchez les situations décalées, insolites.

Pascal Rabaté : Je suis intéressé par l’absurdité de la vie, en hommage à la bande dessinée franco-belge. Par exemple, La Marie en plastique a été inspiré d’un reportage que j’ai vu sur Arte à propos de la gestion des miracles au Vatican. L’Eglise est emmerdée par les miracles, il existe un entrepôt entier avec des objets de miracle, et ils ne savent pas quoi en faire !
Ce qui m’intéresse, c’est la poésie des petits riens. La poésie vient du détail, j’ai un regard de myope et je suis attaché aux petites choses. Le spectaculaire ne m’intéresse pas, j’essaie d’être proche de mes territoires. Par exemple, je trouve ça très émouvant ces personnes qui décorent leurs bordures de jardin avec des coquilles Saint-Jacques. J’essaye de tirer de la poésie des petites choses… ou même plus que de la poésie.
Je collectionne les gravures et les patines qui représentent des personnages de dos. C’est un hors-champ… Aux Beaux-Arts, j’aimais me mettre derrière les modèles pour les représenter. Parce qu’il y avait moins de monde que devant, mais surtout parce que c’est plus intéressant. Tati filmait toujours à distance, il filme les corps. Et dans les Petits ruisseaux, je me suis dire qu’il était plus facile de représenter la vieillesse avec un corps entier plutôt qu’avec un visage.

[Entretien réalisé en public dans le cadre d’une rencontre organisée à la librairie le Divan, à Paris, en janvier 2014. Nos remerciements à Charline pour l’organisation. Photo de Pascal Rabaté (r) Didier Gonord.]

Notes

  1. A la page 483 de l’édition intégrale.
Entretien par en février 2014