Pascal Rabaté, passé composé

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Entre cinéma et collaborations diverses, cela faisait un petit moment que l'on n'avait pas retrouvé Pascal Rabaté en solitaire. Avec La déconfiture dont vient de paraître la première partie, il s'essaie au récit historique, tout en continuant d'y explorer les thèmes qui lui sont chers.

Xavier Guilbert : L’une des questions par laquelle je voulais commencer cette rencontre, c’est que La déconfiture est votre premier livre en solo qui paraît depuis un petit moment — si on met de côté Fenêtres sur rue qui est un livre particulier. Il y a eu beaucoup de collaborations (Vive la Marée avec David Prudhomme, Crève-Saucisse avec Simon Hureau), mais il faut remonter au Petit rien tout neuf avec un ventre jaune pour trouver un livre dont vous êtes seul l’auteur, soit autour de 2010 ou 2011.

Pascal Rabaté : Ça a dû sortir juste avant… j’étais en préparation des Petits Ruisseaux, donc ça se situe à peu près à ce moment-là. Donc ça devait être 2009, à tout casser. Ben oui… (rire).

Xavier Guilbert : Nous lecteurs, nous découvrons les livres quand ils sortent, mais ça ne veut pas qu’ils ont été écrits dans les deux ou trois mois qui précèdent. Dans toutes ces activités — scénariste pour d’autres, réalisateur et auteur d’œuvres où vous êtes seul aux commandes — comment est-ce que vous équilibrez tout cela ? Sentez-vous le besoin de vous changer les idées, de passer d’une activité à l’autre ?

Pascal Rabaté : Je ne suis pas très organisé. En fait, ce sont les projets qui dictent un peu les choses. Pour La déconfiture, cela avait été commencé juste après le film Du goudron et des plumes, qui était sorti, j’avais dû démarrer ça sur la post-production. Et en parallèle, il y avait David Prudhomme, que je connais depuis quand même pratiquement vingt ans — je l’avais rencontré sur un festival, j’avais beaucoup aimé son boulot, et on avait en idée de collaborer à quatre mains sur un projet, mais à la fois au scénario et au dessin. Il est revenu à la charge, j’avais commencé La déconfiture, et on s’est dit que c’était peut-être le moment. Donc j’ai gelé ce projet — par ailleurs, David a gelé un projet qu’il avait avec [Jean-François] Hautot, et qui devrait sortir en janvier. Et puis on s’est attelés à — alors j’avais réalisé 29 pages, ça paraît un peu stupide de laisser un chantier en plan, et puis de démarrer autre chose — et on a fait Vive la marée, qui a été une aventure assez jouissive, parce que toutes les barrières, toutes les digues se sont un peu écroulées, pour moi comme pour lui. On a réinventé une manière de travailler, même si bon, je ne pense pas que l’on soit, l’un comme l’autre, les rois de l’organisation. Mais on a travaillé de façon assez dense, et puis juste après on s’est retrouvés, l’un comme l’autre, un peu orphelins chacun l’un de l’autre. Du coup, j’ai repris mes planches. J’ai dû reprendre ça au mois de… juillet, de l’année dernière. Il s’est avéré que les 29 pages, Vive la marée était passé depuis, et du coup cela ne correspondait plus du tout. Enfin, il y avait — il y avait eu beaucoup de choses qui s’étaient un peu écroulées avec cette expérience, beaucoup de certitudes. Même si je n’en ai pas beaucoup, enfin, le peu que j’avais étaient passées au tamis. Du coup, j’ai voulu re-re-refaire les planches, et là, par contre, ça a été un petit peu laborieux, parce qu’avant de trouver l’écriture qui me semblait la plus adaptée au scénario, il s’est passé… sur les 29 premières pages, je dois avoir cinq ou six versions. C’est-à-dire qu’il y a eu des versions au fusain, il y a eu des versions à l’aquarelle, il y a eu des versions… et puis finalement, je suis arrivé à quelque chose qui me semblait le plus adapté, en fait, à cette histoire, qui était une ligne faussement claire et un travail de hachures qui faisait un peu — qui créait des vibrations, notamment sur les planches de nuit.

Xavier Guilbert : Justement, restons sur la question du dessin. On observe une grosse évolution du dessin depuis vos débuts, où dans des titres comme Ibicus ou Le ver dans le fruit, on est presque du côté de Breccia. Je ne sais pas quelle est la technique…

Pascal Rabaté : C’était de l’encre.

Xavier Guilbert : Donc avec beaucoup de clair-obscur, des jeux de lumière, etc. Puis on passe par des livres comme Les petits ruisseaux ou Le petit rien tout neuf avec un ventre jaune, où on trouve un trait beaucoup plus lâché. Là, avec La déconfiture, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de plus tenu — qui est plus strict, peut-être. Je me demandais si c’était le sujet qui avait dicté ce choix, le fait d’être sur une thématique historique. A certains moments, j’avais vraiment l’impression d’être face à des arrêts sur images de films, ou du moins de toute l’imagerie que la Seconde Guerre Mondiale m’évoque.

Pascal Rabaté : En fait, comme je le disais, le sujet dicte l’écriture. Au début, mes grandes influences, c’étaient des gens comme Alexis, comme [René] Follet, comme [Guido] Buzzelli. Du coup, j’étais sur quelque chose d’assez réaliste, que je tordais, parce que j’étais très influencé par tout le mouvement expressionniste allemand — donc ça va de [Franz] Maserel en passant par [George] Grosz, [Otto] Dix et compagnie — et sur la déformation des corps, c’était aussi [Chaim] Soutine. Et puis après, cette écriture-là, elle correspondait à Ibicus, elle ne correspondait pas aux Petits Ruisseaux, où j’avais envie de retrouver une fraîcheur. Quand je disais que Vive la marée a un peu déstabilisé ça, c’est que David est quelqu’un qui travaille énormément d’après observation ; c’est-à-dire qu’il ne va pas dessiner une bouteille de mémoire, c’est quelqu’un qui refuse de travailler sur un souvenir, il a besoin d’ancrer ça dans du réel, dans de l’observation. Du coup, ça fait de son dessin quelque chose d’extrêmement vivant. Suite à cette expérience, en effet, pendant le découpage, je dessinais un souvenir de bouée : je sais qu’il y a une valve, je sais que ça se gonfle, je sais qu’il y a des pliures de plastique, mais en même temps, l’observer, c’est revenir à la source.
Du coup, quand j’ai repris La déconfiture, je suis allé piocher dans ma banque de données de dessin — c’est-à-dire un souvenir des positions du corps, un souvenir des arbres, c’est simple, j’ai des branches, etc. Non. Les bords de routes, c’étaient des platanes, il y avait un rendu de l’écorce, même une pousse de branche, et j’ai eu envie de toucher à une certaine vérité — parce que ça ne l’est pas non plus. J’ai réorganisé la géographie comme j’ai pu et comme j’ai voulu. Mais je voulais être juste, à la fois dans les attitudes de corps, et à la fois dans les objets comme dans les animaux ou les arbres ou les branches ou les herbes. Et donc, je suis reparti, en effet, à la source du dessin, c’est-à-dire l’observation. J’ai beaucoup travaillé sur modèle vivant, en l’occurrence sur ma compagne. Donc elle est dans tous les personnages — bon, après, je retravaille un peu, je redéfinis les… Mais sur les articulations et sur les postures, en effet, j’avais besoin de revenir à ça, parce que ça me faisait sentir un peu plus la terre, quoi.

Xavier Guilbert : Est-ce que le choix d’une bichromie, par rapport à un traitement couleur, a aussi participé à cette approche du dessin un petit peu différente, ou est-ce un choix lié au thème qui voudrait aussi évoquer, par le côté noir et blanc, à nouveau, l’image qu’on se fait du passé ?

Pascal Rabaté : Le bouquin, je pense, aurait pu se suffire presque au trait, mais j’avais envie de donner une espèce de — une autre lumière, quelque chose qui appuie un peu plus les choses. Bon, c’est un gris légèrement coloré, légèrement chaud, c’était justement pour m’aider notamment sur les scènes de nuit à enfoncer un peu les images, à permettre de travailler encore plus le flou, la vibration. Après, c’est vrai que ça a consisté à chercher un peu le Pantone sur la fin, mais le faire un couleur, je — j’ai hésité, mais pas très longtemps, à me dire que j’aurais pu le faire avec deux couleurs : le noir, plus peut-être un bleu du ciel et un gris coloré qui me permette d’appuyer sur le climat. Parce qu’en fait, cette déconfiture, cette débâcle, s’est faite par un temps magnifique. Ils n’avaient pas eu un temps comme ça depuis vingt ans. Ça, aussi, j’avais envie que ça soit là-dedans. Qu’il y ait la pesanteur de la chaleur, qu’il y ait le contraste des ombres au sol, des arbres, des personnages, qu’il y ait quelque chose qui appuie, justement, cette lumière un peu forte et exaltée de l’été.

Xavier Guilbert : Vous parliez de dessin d’observation, j’ai pour ma part vraiment l’impression que vous pratiquez « l’écriture d’observation ». Dans le sens où au niveau des dialogues, on trouve beaucoup d’expressions, d’accents, d’intonations qui sont retranscrits. Je pense à Vive la marée qui est une sorte de collection d’énormément de petites phrases que l’on peut entendre dans cet espace hétéroclite qu’est la plage. C’est quelque chose que l’on retrouve dans beaucoup de vos livres, cette attention prêtée au vernaculaire, à la langue parlée.

Pascal Rabaté : Je ne travaille pas avec un dictionnaire de rimes, mais pour moi, un dialogue doit chanter, il y a quelque chose qui doit être de l’ordre de la musicalité. C’est vrai que j’ai des carnets de notes, des expressions que j’ai chopé par-ci, par-là, en dédicace ou même dans des souvenirs de mon enfance où, en effet, dans la famille, on parlait beaucoup par images. C’était plus de l’image que de la métaphore, mais il y avait beaucoup de choses comme ça, et je trouve que c’est — c’est un travail que j’aime effectuer, et j’ai l’impression (après, à tort ou à raison) que cela peut aussi ancrer un récit dans une époque. Il y a des expressions qui étaient usitées dans les années 1940 qui ne le sont plus maintenant. Du coup, ça permet aussi de voyager avec ça, de l’ancrer là-dedans.
Sur Vive la marée, on a noté beaucoup d’expressions avec David, et on a travaillé après à la méthode du gueuloir, comme le faisait Flaubert, pour savoir vraiment si ça résonne, si ça produit quelque chose. Mais c’est vrai que c’est quelque chose que j’aime beaucoup travailler, et tout ce travail d’expression, c’est en effet… j’ai collecté pas mal, j’écoute beaucoup, et puis je crois que je parle plus couramment l’argot que le français. C’est vraiment une envie et puis un truc assez fort chez moi.

Xavier Guilbert : Vos deux livres précédents (Vive la marée et Fenêtres sur rue) proposent une narration qui n’est absolument pas traditionnelle : un récit choral qui présente une journée de vacances d’une part, et un livre-accordéon montrant une rue côté jour et côté nuit. Une narration qui demande une participation active du lecteur, pour en tirer quelque chose. Avec La déconfiture, vous revenez à une forme plus classique, avec un personnage principal qui va servir de fil rouge et que l’on va suivre. Ressentiez-vous ce besoin de revenir vers quelque chose de plus contenu ?

Pascal Rabaté : C’est-à-dire que chaque bouquin, pour moi, est un jeu, donc c’est un territoire qu’il faut que j’investisse, dans lequel je m’amuse, dans lequel j’ai des problèmes et j’essaie de trouver des solutions — mes solutions, ou des solutions plus générales. Vive la marée, cela avait été un enjeu, justement, « bout de ficelle-selle de cheval-cheval de course-course à pied… », il fallait qu’on soit extrêmement vigilants sur le passage de relais. Sur celui-là, en effet, j’ai voulu faire vraiment quelque chose de limpide, liquide, au niveau de la narration. Donc je suis allé revisiter, en effet, tous mes classiques : ça va à la fois des manga, mais c’est surtout Hergé, où j’ai essayé d’appliquer le chemin des bulles, essayer d’être le plus pointu possible, pour que justement cette balade soit quelque chose d’assez… d’assez évident, pour le lecteur tout au moins. Après, je vous dis, j’essaie de trouver des solutions. C’est toujours… chaque album présente un enjeu, et là-dessus, il faut que je me trouve un amusement. C’est vrai qu’avec Fenêtres sur rue, j’avais proposé à Clothilde Vu (qui était directrice de collection) non pas une bande dessinée, mais quelque chose qui soit de l’ordre du tableau, et de trouver plein d’histoires à raconter en restant à distance. Et c’est vrai que, bon, voilà, je me suis servi de ce truc-là. Sur Vive la marée, c’était un autre jeu, sur celui-là, c’est un jeu qui est un petit peu plus, je dirais, « chemin de l’oie ».

Xavier Guilbert : Nous avons un peu évoqué vos références en bande dessinée, vous avez par le passé évoqué pour Fenêtres sur rue des références se situant beaucoup plus du côté cinéma : Hitchcock avec Fenêtre sur cour, Tati avec Les vacances de monsieur Hulot. Est-ce qu’ici aussi cela reste important, puisque ce sont finalement les deux univers entre lesquels vous évoluez ?

Pascal Rabaté : Non, là, il n’y a pas de… Je n’ai pas voulu faire de pont, j’ai voulu vraiment faire un album — qu’il existe, en fait, sur du papier, et de ne m’attaquer qu’à des codes. Donc, en effet, il y a des influences (ça reste plus au niveau de la couleur ou du cadre), mais la narration reste spécifiquement bande dessinée. Je pense qu’avec ce bouquin, j’ai fait la coupure entre…
Le cinéma et la bande dessinée, ce sont des faux amis. On pense que ça se ressemble, mais en fait ce sont vraiment des territoires qui sont indépendants, et qui ont leurs propres codes, leur propre narration. Donc j’ai bien sûr vu des films — j’ai regardé… il faut nourrir aussi son histoire par soit de la littérature, soit par des œuvres filmiques, donc en effet, je me suis fadé Week-end à Zuydcoote, le film de René Clément Jeux Interdits, un film qui s’appelle Dunkerque qui traite un peu de la pagaille, mais plus du côté anglais… Mais ça, c’était pour m’imprégner, pour voir un peu, prendre des docs, noter les véhicules, voir les paysages et comment cette pagaille, cette désorganisation pouvait être traitée en images.
Ça a été un peu comme Ibicus, ce projet. Là où il se rapproche plus d’ailleurs d’Ibicus, c’est que j’ai nourri le squelette et l’histoire de carnets de guerre et de romans. Il y a le roman de [Yves] Gibeau [La guerre, c’est la guerre], dont j’ai fait un peu la fausse suite, puisque dans le roman de Gibeau, c’est un motard qui se retrouve à la fin du roman à garder un trou, pour signaler aux troupes et puis aux véhicules de l’armée pour éviter qu’ils tombent dedans. Et en fait ce soldat s’interroge, à savoir si c’est sa guerre, s’il faut qu’il participe, et une fois que les convois de la Croix Rouge sont passés, il prend sa moto et il retourne chez lui. Mais toute la description de Gibeau, tout l’amont, en fait, m’a permis de nourrir ce que j’ai fait. La scène de la bibliothèque pillée pour servir de papier toilette, c’est une scène que décrit Gibeau dans sa caserne, où il dit : voilà ce que font les soldats, ils pillent les bibliothèques pour s’en servir de PQ.
Ce sont des petits éléments, comme celui-là, qui ont nourri un peu le récit. Il y a eu un… je dirais, le livre qui a été le plus fondateur, je crois que c’est le Journal de guerre de Jean Malaquais, où il raconte comment il attend — tout ce sentiment d’attente et de pesanteur, cette chape de plomb, c’est presque… il décrit la guerre comme la chanson de l’orchestre de Ray Ventura, « tout va très bien, madame la Marquise ». C’est-à-dire qu’on ignore, et le commandement comme les soldats ne veulent pas voir une possible défaite.

Xavier Guilbert : Ce sentiment d’être un peu en marge, ça se retrouve dans ce livre : c’est un livre qui se passe durant la déroute de l’armée française au début de la Deuxième Guerre Mondiale, mais la guerre, on ne la voit quasiment pas. On commence avec ce motard qui garde le trou, ensuite un avion anglais se fait descendre par deux avions allemands, mais ils sont décrits comme étant des mouches qui se battent au loin, et il y a juste le moment du bombardement du convoi de réfugiés qui est le seul moment sur les 90 pages du livre où il y a un acte de guerre. Sinon, on est toujours avant la guerre ou après la guerre. Avec de plus des soldats qui sont tout le temps en train d’essayer de retrouver leur armée, de retrouver le front. Il y a quelque chose de très particulier dans le ton du livre.

Pascal Rabaté : J’ai voulu faire une fable, un peu. J’ai privilégié en effet les à-côtés aux moments de bataille, mais ça a été aussi ça. C’est-à-dire qu’on appelait l’armée française « La Doumègue » — c’est un champion de course à pied — parce que, ça a été résumé (je ne sais plus quel écrivain l’a dit, certains m’ont dit que c’était Céline, mais je ne crois pas) en disant que la guerre de 39-40, cela avait été six mois de belote, et six semaines de course à pied. C’est très ironique, mais en même temps cela a été un peu cette pagaille : Gamelin ne s’est pas remis du fait que les Allemands contournent la Ligne Maginot, ça ne se faisait pas. Pourquoi ont-ils fait ça ? Ce n’étaient pas les règles de la guerre… En fait, on s’est retrouvés avec un commandement qui était complètement dépassé, qui était géré par des vieillards cacochymes, qui fonctionnaient presque sur des bases du XIXe siècle.
Personne ne s’attendait à cette défaite, et du coup, le soldat comme le civil s’est retrouvé avec un truc qui leur est tombé sur la tronche, et qui a foutu en l’air tous les codes de fonctionnement. Les gens sont partis sur les routes, les uns embarquant leur chaise, d’autres en emmenant l’horloge… on se dit : mais c’est pas possible ! Quand on regarde les souvenirs de Léon Werth, il parle de « la France des matelas », où tout le monde embarque son matelas en oubliant d’emmener les photos des gosses ou carrément l’argenterie. C’est un monde qui s’est désagrégé extrêmement vite, d’autant que je crois, l’armée française vivait sur la victoire de 14-18. L’armée française avait occupé la Ruhr dans les années 1920 jusqu’au début des années 1930, et on ne pouvait pas perdre. Je discutais avec un historien qui me disait que cette guerre, cette défaite, a été un peu le ciment d’une espèce de fatalisme qui s’est développé jusqu’à nos jours, pour lui, en disant que ça a été le début de la faillite. Alors, la France a perdu la guerre. Même si de Gaulle a participé aux armées de la libération, ce sont quand même les Anglais, les Américains et les Russes qui ont fait le gros du boulot. Et après s’en est suivie la décolonisation, et la France n’a plus gagné une seule guerre. Je veux dire, on a soldé un peu les meubles. C’était une bonne chose pour la décolonisation, mais pour la guerre 39-40, ça a été quelque chose de très mal vécu, et hyper mal enseigné après. C’était quelque chose qui était honteux. Il y a quelque chose qui a été de l’ordre de la honte, où le soldat français a été un peu taxé de lâche, alors que non, ce n’est pas le vulgum pecus qui s’est retrouvé avec son fusil à plomb dans cette espèce de guerre — il était complètement dépassé parce que le commandement était dépassé. Je dirais même qu’il n’y a pas eu que les Français qui ont été dépassés, parce que je crois qu’Hitler et ses généraux ont été complètement soufflés du fait que l’histoire se soit jouée en un jet de dés. Il y avait un soldat allemand pour soixante soldats français prisonniers. Et les soldats français sont partis en Allemagne, parce que quelque chose s’était écroulé. Tous les garde-fous étaient tombés, et les gens étaient complètement perturbés.
Quand on lit les souvenirs de Jean Malaquais, il parle de personnes qui s’abandonnent sur les bords de routes, de femmes notamment qui s’offrent aux soldats, aux Allemands, comme si c’était la fin du monde. C’est un peu les films que l’on voit, il ne reste plus que 24 heures, et du coup, les gens font n’importe quoi. Ça s’est un peu passé comme ça au mois de juin et au début juillet 1940. Après, il faut se relever, et puis bon, il y a eu des initiatives d’aller chercher des vieillards pour gouverner la France qui n’ont peut-être pas été les plus belles initiatives qui ont été faites…

Xavier Guilbert : Dans beaucoup de vos livres, on trouve une sorte de thématique sociale, d’évocation des moments de frictions entre les personnes, avec souvent l’importance de ces endroits où se rejoignent les gens : la plage pour les vacances dans Vive la marée, mais aussi les troquets (comme dans Les pieds dedansUn ver dans le fruit ou encore Les petits ruisseaux), et donc ici l’armée qui occasionne des rencontres qui n’auraient pas eu lieu autrement — comme celle avec ce lettré qui est ravi de pouvoir enfin discuter avec quelqu’un.

Pascal Rabaté : Je n’ai pas l’impression qu’il y en ait beaucoup. Dans Vive la marée, il y en a un petit peu, dans celui-là, il y a cette petite rencontre, en effet. Mais là, je me suis basé sur les souvenirs, et puis les films, en effet, les trucs de Pagnol, où à l’époque, l’instituteur était quelqu’un qui faisait autorité dans les villes comme dans les villages. Il y avait en effet la plèbe et les autorités, qui en profitaient ou non. Mais la thématique qui est récurrente dans tous mes ouvrages, pour moi, c’est l’homme qui tombe et qui se relève. Et c’est le bazar — c’est tout d’un coup, non pas le surréalisme, mais le décalé qui surgit dans le paysage. Dans Ibicus, il y avait une description, dans un bouquin de Boulgakov, c’étaient ses souvenirs de médecin… En lisant tout ça — à l’époque, c’était pareil, je ne bouffais que du russe, donc là j’ai bouffé que du carnet de guerre — il raconte qu’il arrive sur une plaine désertique, et il y a une armoire et un fauteuil. Qu’est-ce que ça fait là ? En fait, il n’a pas d’explication.
Là, c’est pareil, pour La déconfiture, sur les souvenirs de débâcle, les gens, en effet, il y a eu — c’est le livre d’Ollier, qui était enfant à l’époque, et qui raconte que sur les routes, il y a eu un type qui a trimbalé un fauteuil pendant cinquante kilomètres. Il n’avait embarqué de chez lui qu’un fauteuil, donc la valeur de ce fauteuil — on se demande. Mais c’est ce décalé, c’est tout d’un coup, les choses qui perdent tout repère et toute logique. Et là-dedans, comment on se dépatouille, comment on va avancer, est-ce qu’on va s’arrêter, est-ce qu’on va tomber ? C’est l’interrogation de ce personnage, de savoir… Pour moi, je n’ai pas un personnage qui savait qu’il allait au casse-pipe. Ou tout au moins qui allait se manger un mur. C’est-à-dire que c’était une défaite annoncée, et c’est quelqu’un qui y va quand même, mais en se disant que, peut-être… Vous savez, c’est comme un joueur de loto qui se dit « peut-être, je vais gagner. » En l’occurrence, il sait qu’il va perdre, mais moralement, il ne peut pas quitter la barque. Et là, il assiste, en fait — son avancée, j’ai voulu symboliser ça par la mort. On démarre en effet sur un mitraillage, où les morts sont ramassés par la Croix Rouge. Généralement, ils les ramassaient et ils allaient les enterrer dans le cimetière du village le plus proche. Et puis, au fur et à mesure du récit, et c’est ce qui s’est passé aussi, on ne pouvait plus : la Croix Rouge est obligée de s’occuper des vivants, des blessés, et du coup on enterrait les morts sur les bas-côtés, et après, on ne les a plus enterrés. Sur la route vers l’Allemagne, il y avait des morts qui étaient en train de pourrir sur les bas-côtés, qui étaient bouffés par les mouches, ou… moi j’en ai fait bouffer un par un cochon.
C’est un peu ça : tout d’un coup, les rites se barrent — on n’a plus le temps de faire son deuil, on avance, on avance, et le copain qui est tombé sous les balles, il est tombé et nous sommes encore vivants, on continue. C’est un peu tout ce lien social qui se détisse, et le personnage assiste à ça. Le truc qui le fait tenir et qui le fait avancer, c’est la pensée de sa femme, c’est la pensée de son gamin que je n’ai pas dessiné, mais c’est un peu ça. Ce sont les choses qui se mettent à flotter. J’ai un goût pour ces scènes-là, parce que tout d’un coup, ça fait fantasmer, ça pousse un peu au rêve. C’est du rêve et du cauchemar éveillé.

Xavier Guilbert : Vous parliez de la scène avec la bibliothèque qui sert de papier toilettes, qui est aussi étonnante : on trouverait difficilement une plus belle allégorie de la chute de la civilisation et du chaos que cela représente. Il y a aussi, quand on arrive à la ville, cette surprise de la découvrir toute entière habitée par les vaches. Et puis il y a effectivement ce passage avec le cochon, qui m’a beaucoup évoqué George Orwell et son Animal Farm. Ce n’est pas exactement le même conflit, mais il y a une proximité assez forte.

Pascal Rabaté : Pour mes récits, c’est vrai que je vais piocher un peu partout, mais je pars sur des témoignages. Devant l’avancée des Allemands, dans les villages il y avait réunion à la mairie, et il y avait justement des tous petits villages où il y avait des fermiers, où on se disait qu’on allait partir avec les bêtes. Je l’ai lu dans un souvenir de guerre, où en effet, ils avaient réuni toutes les vaches, et on s’est aperçu que c’était ingérable, ça ralentissait tout. Donc ils avaient réuni toutes les vaches, et puis finalement ils sont partis en abandonnant tous les bovins en plein milieu du village. C’est vrai que cette image, pour moi, est assez forte, parce que — bon, d’abord, ça a existé, et en plus de ça il y avait cette espèce de petite portée symbolique du fait de l’abandon total. C’est la nature qui reprend vaguement ses droits — vaguement, parce que les vaches, si elles ne sont pas traites, elles crèvent. Mais il y avait un peu de ça. Nos deux personnages partent à la recherche d’hommes, et ils ne trouvent que ruines, qu’animaux abandonnés et que morts sur les bas-côtés.

Xavier Guilbert : D’ailleurs, l’un des deux personnages, confronté aux vaches, va vouloir les traire. Il y a ce moment éphémère de retour à la normalité — la guerre est loin, il y a une sorte de réflexe. On a aussi cela dans la scène de la bibliothèque, puisque le personnage principal va s’installer dans un fauteuil pour lire.

Pascal Rabaté : C’est pareil. A un moment, quand on peut retrouver quelque chose qu’on connaît — c’est un peu ce qui se passe avec ce petit agriculteur : tout d’un coup, il se retrouve face à un problème, et il connaît la solution. On revient très vite à ses habitudes, mais la guerre, c’est tout sauf ça. Comme ça s’écroule, on est obligé de passer d’une borne à une autre en faisant un tout petit peu de boulot. En oubliant la guerre, sur deux minutes, sur une minute, sur quelques secondes… J’avais envie que ces deux personnes — sur le deuxième tome, que je n’ai pas encore commencé, mais qui est en écriture, je ne sais même pas si ce personnage va réapparaître. Villegrain va effectuer son chemin, et il n’y aura pas de trahisons, mais ça va être son parcours et des abandons. Le petit personnage de l’agriculteur, il a retrouvé ses bases, justement : il abandonne Villegrain quand il retrouve les gens avec qui il a fait son armée, et avec qui il a patienté sept mois. On a les habitudes qui reviennent aussi.

Xavier Guilbert : Vous parlez de la deuxième partie de ce récit — pourquoi s’être arrêté là ? Même si, par rapport au récit, il y a une sorte de conclusion logique à ce qui est une sorte de course en avant où l’on suit la route, pour essayer de retrouver son unité, puis quand on les retrouve il y a le front, et tout se termine par ce dernier bout de route qui mène à la reddition. L’aviez-vous prévu au départ, et déjà, pourquoi avoir fait deux parties ?

Pascal Rabaté : Parce que j’avais une belle coupure, en fait. Le truc, c’est que je suis toujours très optimiste quand je commence un projet. Ibicus, je pensais que ça ferait deux tomes, et ça en a fait quatre. Dès que je rentre dans un projet, je fais un découpage. L’histoire avance, plus ou moins droite, et puis j’ai des péripéties, et je me sers de ce découpage comme un squelette, et j’ai tendance à regreffer, suivant les lectures, suivant les interrogations et les films que je vois — tout d’un coup, je me dis : ah, je ne peux pas passer à côté de ça. Donc je regreffe des petits morceaux à chaque fois. Les deux tomes auraient dû faire 90 pages, et en fait je suis arrivé à 90 pages avec à peine la moitié, parce que le deuxième risque d’être plus épais. Ce n’est pas qu’il y a plus de choses à raconter, mais c’est… le tome un est l’histoire d’un non-choix, et le deuxième est l’histoire d’un choix. C’est Villegrain qui choisit de ne pas suivre — qui a ce réflexe et peut-être la conscience que suivre les prisonniers jusqu’en Allemagne, n’est pas forcément un bon choix, et ce n’est surtout pas celui qu’il a envie de faire. Il y a peut-être une envie de résister, justement, ou d’aller à contre-courant. De reprendre sa nature de saumon, et de ne pas aller aux endroits où on a envie de l’emmener.
Du coup, j’avais dit à Sébastien Gnaedig, qui était directeur de Futuropolis : « je pense que ça fera un bouquin de cent pages », et je lui avais raconté à peu près ça, en ne découpant ce récit que jusqu’à la reddition. J’ai repris ce truc-là, en y greffant des scènes, et je suis arrivé à 102 pages, et je n’avais fait que la moitié de mon projet. Un peu moins de la moitié. Mais c’était une coupure qui me semblait la plus logique, parce qu’il est dans le creux de la vague, et je vais pouvoir le faire repartir avec justement les interrogations, dès le départ du deuxième, où il marche avec le troupeau et il décide de casser un peu les lignes.
Donc là, je suis beaucoup sur le carnet de Malaquais, même si je ne fais pas de l’adaptation de texte — mais c’est un peu ce qui lui est arrivé : Malaquais n’a pas tiré un seul coup de feu pendant sa guerre. Il le raconte, au moment où les Allemands arrivaient, les autorités ont demandé à la troupe de casser armes à feu, canons et autres, pour que ça ne serve pas contre l’armée française. Donc c’est vrai que ce passage-là me semblait assez fort et très intéressant. Après, le parcours de Malaquais a été en effet de ne pas vouloir partir pour l’Allemagne, parce qu’il se définissait lui-même comme un métèque, il était d’origine polonaise, et il sentait qu’il y avait une odeur de soufre, et qu’il ne fallait pas qu’il aille là-bas. Il a donc fui et effectué un parcours — bon, je veux parler aussi du traitement des coloniaux par l’armée allemande, mais aussi par les cadres français qui les ont un peu lâchés quand tout s’est écroulé. Le tome deux risque d’être un peu plus… plus épais, en nombre de pages. Parce qu’il y a beaucoup de choses à raconter : il y a ces interrogations, il y a ces petites lâchetés, et ces petits courages. C’est un livre sur le choix.

Xavier Guilbert : Vous disiez tout à l’heure que travailler sur Vive la marée avait beaucoup changé votre regard, est-ce aussi pour cela que le récit a pris plus d’ampleur ? Puisque vous aviez une trentaine de planches…

Pascal Rabaté : Oui, mais je savais déjà, avant qu’on démarre La marée, que j’allais déborder. J’avais commencé à grappiller pas mal. En fait, sur les 29 pages que j’avais faites, quand je les ai refaites, j’ai dû arriver à 31 ou 32. Donc je n’ai pas beaucoup dépassé. Mais il y avait des notions de temps, notamment, qui manquaient dans ces premières pages, où les choses arrivaient un peu de façon un peu sèche, du coup j’ai ramené un peu de « gras », en espérant que ce soit du bon cholestérol. J’ai essayé de ramener un peu de gras et un peu de liant entre les scènes. Ce sont ces trucs-là qui ont rajouté une page par-ci, et une page par-là. Mais je savais déjà que j’allais déborder, parce que le sujet, à un moment — on travaille sur une histoire, et quand je passe au dessin, je sais que je vais faire autre chose. Il y a des problèmes qui sont posés, et je vais trouver des solutions, et je vais en trouver d’autres après qui vont m’emmener ailleurs. Le personnage me dicte aussi le parcours : à un moment, vous le prenez par la main, à d’autres, c’est lui qui vous entraîne sur ce qu’il est, sur justement les faux-pas… Il faut se laisser aussi porter par l’histoire et par les personnages.

Xavier Guilbert : Donc pendant votre travail, il y a vraiment deux phases ? Une phase d’écriture, et une phase de dessin, ou les deux s’interpénètrent-elles plus ou moins ? Dans ce que vous décrivez, on a l’impression que vous faites un découpage, et puis qu’il y a une sorte de « réalité de la planche » qui prend le dessus.

Pascal Rabaté : Il y a aussi une vérité — enfin, moi je retravaille les dialogues jusqu’au bout, avec ces espoirs de musicalité, comme je disais, mais de justesse aussi : un personnage ne peut pas parler d’une certaine façon, ou je le sens moins. Je peux vous dire que j’ai refait des dialogues, ils étaient en train de poser le timbre pour envoyer les planches chez l’imprimeur qui est en Italie. Jusqu’à la veille du départ, je reposais mes dialogues, je rechangeais des trucs, parce que je trouvais que ça sonnait faux, que c’était plat. Ça manquait de relief, ça manquait d’intention. Je retravaille tout, à tous les moments — je dirais même, je suis en train de refaire des retouches pour une possible réédition. Je ne peux pas m’empêcher de retoucher des choses, quand je sens que ce sont des trucs qui sont partis trop vite… (soupir) Il me manquait quatre jours.

Xavier Guilbert : Par rapport à tout cela, est-ce important d’avoir sorti la première partie ? Pour éviter de revenir dessus, encore et encore…

Pascal Rabaté : Ben, je reviens dessus, là. (rire)

Xavier Guilbert : Oui, mais le livre existant, la marge de manœuvre…

Pascal Rabaté : Oui, la marge de manœuvre, elle est très légère. Il y a un personnage qui m’a fait suer à la fin du bouquin, je ne l’ai pas senti donc il fallait que je le refasse. Je suis en train de rebidouiller ça. Mais non, une fois qu’un livre est édité, c’est — il ne m’appartient plus. Il faut le laisser vivre, et il faut le laisser pousser dans le jardin. Ce sont des pierres. Je relis peu ce que je fais — enfin, j’ai du mal à relire, parce qu’on voit tous les défauts, ou simplement on est tellement dedans que de toute manière, pourquoi… on ne peut pas être extérieur. Donc si je ne peux pas être extérieur à mon travail, ça ne m’intéresse pas de le relire, et de le revoir.

Xavier Guilbert : Vous parliez de « rajouter du gras », il y a un aspect dans La déconfiture mais qui est aussi présent dans votre travail en général, ce sont ces séquences muettes. Au niveau du rythme, c’est très marquant : il y a le ballet des avions à un moment, où l’on a deux planches qui se suivent dépourvues de texte. On retrouve beaucoup chez vous ce jeu sur le rythme — dans Vive la marée, il y a ces grandes planches qui ponctuent le récit, mais généralement vers le muet que vous vous tournez.

Pascal Rabaté : Ce n’est pas le muet… mais j’essaie de penser mes bouquins en rythme, et c’est vrai que tout d’un coup, quand on a — notamment les scènes de mitraillage, la parole, elle n’a pas besoin d’être là : c’est le bruit des stukas qui couvrent de toute manière la parole, c’est le bruit des mitraillages. Et le fait de ne pas faire de dialogue, ça accélère un peu les scènes. Mais c’est une manière aussi de mettre du rythme, et de se dire que tout d’un coup on va se poser, on va s’asseoir, on va discuter. J’essaie au minimum de faire… j’ai du mal avec les personnages qui se parlent à eux-mêmes. Ce sont des choses qui existent assez peu dans la réalité — bon moi, je le fais tout seul dans le métro, mais je passe pour un con (sourire). Mais ce sont des choses qu’on n’entend pas, et ce ne sont pas des choses qui sont réalistes.
Du coup, quand mon personnage rencontre d’autres personnages, ils échangent. Et ils échangent plus ou moins, parce que mon personnage principal est quand même assez taiseux. Ce n’est pas un bavard, c’est quelqu’un qui sait la valeur des mots, et qui ne veut pas s’attacher non plus. C’est quelqu’un, je pense, d’assez intelligent, et qui ne veut pas s’attacher plus que ça à ce petit agriculteur, parce que c’est quelqu’un qu’il va perdre. Il faut qu’il avance, et sa manière, c’est de survivre : de s’attacher le moins possible, d’en confier le moins possible aux autres, et donc il écoute plus qu’il ne parle.
Mais la parole, pour moi, en bande dessinée, est très intéressante. C’est quelque chose dont j’aurais du mal à me passer — je dis ça, et puis en même temps, Fenêtres sur rue, il n’y avait aucun dialogue. Mais c’est quelque chose d’à part, c’est presque du théâtre dessiné. J’ai fait une grande scène, où justement on a plusieurs tableaux à l’intérieur, des tableaux qui sont les fenêtres. Mais faire un album de narration un peu plus classique sans bulle, j’aurais du mal, parce que j’aurais l’impression que le lecteur va le lire à toute vitesse, sans s’attarder, sans s’arrêter. Alors, je me trompe peut-être, mais c’est un peu le sentiment que j’ai en tant que lecteur : quand j’ai plein de pages vides, je vais aussi assez vite. Je photographie les images (c’est mon métier aussi), mais je visualise les planches, et je tourne. Le dialogue me permet, moi, tout d’un coup, d’asseoir un peu les scènes, de me dire qu’on va s’installer avec lui, et qu’il va y avoir un peu ce rendez-vous au comptoir.

Xavier Guilbert : C’est amusant que vous disiez ça, parce que j’avais l’impression absolument inverse. C’est-à-dire que ces moments muets ralentissent un peu les choses. On n’est pas emporté par le dialogue qui s’enchaîne, où finalement le dessin passe presque au second plan. Chacun a une expérience de lecture très personnelle, mais en ce qui me concerne, c’est le dialogue qui va me porter. Et les séquences muettes vont faire que je vais m’attarder sur le dessin, d’autant plus qu’il y a une forme de chorégraphie qu’il faut saisir, et finalement, il y a un rythme différent, peut-être un peu plus suspendu — sur des instants qui sont très brefs, mais qui vont être assez décomposés, comme c’est le cas ici.

Pascal Rabaté : C’est la richesse de ce support. C’est-à-dire que nous, on y met un rythme, et le lecteur va en mettre un autre. C’est la très grande force du médium bande dessinée. On a une lettre d’intention, on fait un livre, et après ça va être le lecteur qui va y mettre son rythme. Votre façon de décortiquer les images ne va pas être la même que celle d’un autre, et du coup, ce projet vous appartient. C’est la supériorité, tout au moins, c’est quelque chose qui est assez fort, et qui existe qu’en littérature ou qu’en bande dessinée, et qui n’existe pas au cinéma où vous avez le film qui vous dicte le temps. C’est pour ça que je rapproche plus le cinéma de la musique, et la bande dessinée de la littérature : le projet ne m’appartient plus. Après, si vous voulez vous attarder, vous vous attardez ; si untel lit plus vite — vous voyez, on a l’impression de gérer un peu le temps, le rythme, et après, non, c’est le lecteur qui s’y attache.
Pour en revenir au verbe, je pars de plus en plus vers un cinéma qui va être de moins en moins bavard. Le verbe, au cinéma — là, je suis sur un projet où justement, je n’ai plus de dialogue. Je l’avais fait avec Ni à vendre, ni à louer, mais ce sont les silences et le burlesque qui m’intéressent dans l’image animée. Et c’est le verbe qui m’intéresse plus, je dirais, avec l’album.

Xavier Guilbert : Vous avez parlé de votre manière de travailler en solo, est-ce que c’est la même chose quand il s’agit d’une collaboration ? Nous avons évoqué David Prudhomme, avec qui c’est la troisième ou quatrième collaboration, je crois, avec La Marie en plastique

Pascal Rabaté : Il y a eu avant deux petites histoires, Le jeu du foulard et Jacques a dit. C’étaient des tous petits trucs, après on avait fait une litho ensemble, et c’est là qu’on s’était aperçus que les dessins pouvaient donner quelque chose d’autre, en mélangeant un peu nos crayons. Avec David, c’est compliqué — c’est compliqué, et à la fois c’est simple : on n’a pas de méthode. Sur La Marie en plastique, c’était un scénario de cinéma — je lui ai donné cent pages de scénario, et après, je lui ai dit : « tu te débrouilles, fais-en ce que tu veux. » Après, une fois qu’il a dessiné, je suis revenu ; dès qu’il calait un peu, on revenait, je re-ciselais un peu les dialogues. Mais je l’ai laissé seul maître à bord.
Sur Vive la marée, on avait tout sauf de la méthode. Le sujet était tellement difficile à vendre… enfin, ça s’est très bien fait avec Futuro, mais quand ils nous faisaient parler du projet, on disait : « c’est une journée à la mer, et il y a 150 personnages. » Sorti de ça, ça reste très flou. Du coup, on a tout découpé de façon assez précise, avec David, on a tout dialogué, on a fait vraiment un storyboard au cordeau… et puis quand on est passés à la phase de réalisation, ben on n’avait pas compris les mêmes choses. Moi, je pensais que je faisais une page de crayonné qu’il encrait, et que lui me faisait un crayonné que j’encrais. Finalement, lui m’a dit : « ben non, on dessine tous les deux sur les mêmes cases. » Je lui ai répondu : « ça risque d’être un peu compliqué, t’es à Bordeaux, je suis à Paris. » Du coup, on s’est fait des sessions de travail, où j’ai passé deux-trois mois à Bordeaux, puis lui pareil à Paris, et on bossait ensemble en respectant grosso modo le découpage, planche par planche, mais en essayant de casser les petites cloisons qui étaient nos intercases, où il fallait qu’à chaque page on réussisse à trouver quelque chose qui nous surprenne, qui nous amuse. Ça a été un jeu de ping pong comme ça, où il fallait que l’on se surprenne l’un l’autre, à chambouler un peu les quilles dans chaque page, dans chaque scène. Donc parler de méthode, ça reste très très… ce n’est pas le meilleur terme, parce que ça a été un énorme foutoir, une espèce de fête où l’on redistribuait les cartes tous les matins, et puis on avançait comme ça, dans une espèce d’énorme bonne humeur.
Pour La déconfiture, je suis tout seul, alors je fais la fête tout seul. Je pose les — j’essaie de ne pas avoir de méthode, en fait.

Xavier Guilbert : En même temps, vous parliez tout-à-l’heure de trouver un langage qui soit adapté au projet. Cet aspect de ping pong, d’approche ludique, de vouloir se surprendre, ce sont des choses qui sont au cœur de Vive la marée. Le projet fonctionne sur cette idée de coq-à-l’âne, on passe sans cesse d’un personnage à l’autre, on les recroise, il y a vraiment un jeu de piste qui s’établit avec le lecteur.

Pascal Rabaté : Oui, c’était vraiment l’amusement. Quelque chose qui nous permette tous les deux de se surprendre. Alors, la mise en couleur a quand même été beaucoup plus faite par David, qui contrôlait mieux les outils. Et puis il est super audacieux sur les tons, il va oser des choses avec lesquelles je me sens un petit peu plus… fragile, quoi. Je ne contrôle pas la couleur, et je contrôle assez mal l’outil informatique, déjà. Je validais toutes les pages, mais du fait que je sois derrière, il osait des choses très fortes, et du coup j’abondais un peu dans son sens. Mais est-ce qu’on peut parler de méthode ? C’était simplement un énorme foutoir, et du coup, là, j’ai refait la même chose, mais c’est un foutoir où je suis tout seul à ranger — enfin, à essayer de faire mon tricot avec mes pièces. Mais je vous le dis, chaque projet va avoir son… sa propre méthode, sa propre non-méthode.
Pour Ibicus, j’avais un texte qui préexistait, et du coup j’improvisais le récit, au fur et à mesure. J’avais lu le roman douze fois, et à chaque fois je prenais une scène, je l’adaptais. Je faisais un découpage extrêmement léger, et après je partais directement à la peinture, en sachant quand même comment j’allais placer mes cases. Et dès que j’avais fini la scène, j’enquillais sur une autre. Du coup, je peux dire même qu’Ibicus, je l’ai adapté, parce que je voyais énormément de scènes dessinées dedans, des choses que je trouvais extrêmement cinématographique. Il y a une scène de torture où Alexis Tolstoï décrit le mec qui va se faire torturer par un petit trou de serrure, ou l’interstice entre deux lames de bois, et on n’en voit que des petits bouts. Je voyais absolument cette scène, en me disant : « c’est comme ça que je vais la traiter, je vois très bien le rapport. » Et quand je suis arrivé sur la scène, j’ai bouché tous les trous, et je me suis dit que c’était plus intéressant de travailler d’une certaine manière sur les sons, ou sur les fantasmes que se faisait Siméon (sur les fantasmes du lecteur, aussi) en me disant que, ne voyant rien, la frustration allait l’emmener sur ses propres cauchemars. Comme Siméon est emmené.
On est toujours — on part sur un projet, et après, on descend rarement dans la gare qui était prévue. Ça n’est pas un problème, mais bon — maintenant, je le sais.

Xavier Guilbert : Pour terminer, vous disiez que vous n’avez pas encore commencé le travail sur la deuxième partie de La déconfiture, tout en sachant où vous voulez aller…

Pascal Rabaté : Oui oui, je sais les grands moments, je sais les moments forts. Après, c’est la façon dont ça va se découper. En effet, c’est le parcours de ce personnage qui s’évade la nuit — on est sur des choses qui ont existé, c’est un carnet de guerre de je-ne-sais-plus-qui où la personne raconte que la nuit, il s’échappe avec un autre, ils partent sous les barbelés, et puis ils arrivent dans un champ, ils s’allongent, et en fait ils se réveillent le matin, et ils sont au milieu d’un autre camp de prisonniers. C’est-à-dire que ça c’est fait pendant la nuit, et en fait c’est cette espèce d’énorme pagaille où les gens ne savent plus où aller. C’est la géographique qui bouge : les frontières ont été mouvantes…

Xavier Guilbert : C’est presque Kafkaïen…

Pascal Rabaté : Oui, c’est Kafkaïen.

Xavier Guilbert : On est dans Le château.

Pascal Rabaté : C’est un peu ça. Les personnes veulent s’évader, même les agriculteurs qui sont revenus dans leurs fermes demandent aux soldats de ne pas s’évader — c’est toujours cette peur de l’inconnu. C’est vrai que Malaquais le raconte, il y a Faubras qui raconte ça aussi. C’est dans Faubras que j’ai chopé cette magnifique phrase — il a fait tout un bouquin qui a été réédité il n’y a pas longtemps, sur sa captivité, où il a noté un peu toutes les phrases des soldats, et notamment, il y en avait un qui disait à l’autre : « on a perdu la guerre, qu’est-ce que ça va changer ? » et l’autre répond : « ça changera le Tour de France. » C’est vrai que ce sont des phrases assez belles… j’ai failli la mettre en quatrième de couverture, et je me suis dit que c’était un peu — que c’était de l’arnaque. Les gens allaient croire que ça allait être une farce. C’en est une, mais c’est une farce sombre.

Xavier Guilbert : Ce qui est aussi quelque chose qui revient dans certaines de vos œuvres. Vous avez évoqué le théâtre, j’ai eu l’occasion de voir la pièce de théâtre Sale affaire, du sexe et du crime, à Angoulême, avec Yolande Moreau. Il y a toujours un côté « clown triste », ce ne sont pas vraiment des farces qui font rire, il y a toujours un petit côté amer. Mais c’est aussi la vie.

Pascal Rabaté : Oui, c’est la vie. C’est aussi comme ça que j’essaie de construire les récits : il y a du chaud qui est associé au froid, et c’est ça qui fait le rythme, c’est ça qui fait la vie. L’eau tiède m’intéresse assez peu. C’est un peu ça, cette rythmique que je cherche, et c’est celle-là aussi que j’ai l’impression de vivre. Une bombe explose, généralement, quand ça explose, on ne le sait pas à l’avance, sinon on ne resterait pas là. Donc amener les choses, c’est aussi jouer sur les effets couperet de certaines époques, de certains moments, et pour moi, c’est un peu ma façon de rythmer. Mais la vie, c’est une farce plus ou moins drôle, et ça dépend des moments, ça dépend des situations. Ce sont les éléments forts qui m’intéressent.
Et puis je vous le dis encore une fois, je crois que j’ai une thématique qui est toujours un peu la même : c’est l’homme qui tombe, et qui s’interroge de savoir s’il faut qu’il se relève ou pas. C’était ça chez Siméon, c’est ça chez Emile dans Les petits ruisseaux ; c’est aussi ça dans Le petit rien tout neuf avec un ventre jaune, c’est quelqu’un qui s’interroge sur est-ce que c’est intéressant de continuer ? Moi je crois que ça l’est, c’est aussi pour ça que mes personnages se relèvent tout le temps. Mais c’est un peu la question que se pose Villegrain : il a un moteur qui est sa femme et son gosse, qui est un peu le noyau, et après il y a toute la société avec laquelle il aimerait faire bouger un peu les frontières, faire avancer les choses. Mais là, on est dans un terrain qui est de l’ordre de l’inconnu, qui est de l’ordre du bazar le plus total…

Xavier Guilbert : Quand peut-on espérer cette deuxième partie ?

Pascal Rabaté : Oh, l’année prochaine, j’espère. Après, je suis dessus, mais j’ai tellement de casseroles sur le feu… J’ai des scénarios pour d’autres, il y a un bouquin avec [Alain] Kokor qui s’appelle Alexandrin, ou l’art de faire des vers à pied, qui est une comédie — là, on est sur quelque chose de beaucoup plus poétique, même si le fond reste un peu sombre aussi. Et puis je travaille sur un projet avec [François] Ravard, et puis on doit retravailler avec David. Donc après, qui va prendre le pas sur l’autre ? Je pense que là, il faut que je finisse de mettre en pot ma confiture, donc je vais enquiller probablement avec ça. Mais bon, j’ai deux autres projets en parallèle de scénariste, et normalement après je devrais être sur un film, et si ça s’organise de façon un peu cohérente, on enquillerait avec un projet à quatre mains avec David. Mais peut-être que David va passer avant. C’est la vie qui va dicter ça…

[Entretien réalisé en public à la librairie Le Divan, le 3 septembre 2016. Merci à Charline pour l’organisation et l’accueil]

Entretien par en septembre 2016