Philippe de Pierpont

par

La force poétique de Paysage après la bataille tient autant à l'imaginaire actif qu'il sollicite chez son lecteur qu'à celui de ses auteurs, Eric Lambé et Philippe de Pierpont. Eu égard à leur longue collaboration, tissée par une haute estime mutuelle, et un réel désir de susciter, par l'écriture commune, la plus grande part d'imagination graphique de son dessinateur Eric Lambé; nous sommes allés à la rencontre de Philippe de Pierpont, le scénariste du livre, afin de découvrir quelles étaient les conditions sensibles et communes de création qu'ils ont élaborées ensemble, avec le temps, pour réaliser un récit dont l'éminence du dépouillement répond à l'appel d'un vécu indicible. La force poétique d'un récit énonçant en image la dissolution accidentelle d'une vie qui réapparaît sans que l'on puisse en expliciter les sources intimes autrement que par l'image et la lecture.

Tu sais que poésie est un mot qui renferme bien des choses : il exprime en général la cause qui fait passer du non être à l’être quoi que ce soit : de sorte que toute invention est poésie, et que tous les inventeurs sont poètes.
Platon, Le Banquet

Annabelle Dupret : La première question qui vient à l’esprit, quand on découvre votre travail commun, à toi et Eric Lambé, c’est de savoir comment s’est établie cette collaboration, comment vous vous êtes rencontrés etc. Peux-tu me raconter cela ?

Philippe de Pierpont : Avant de se connaître, on connaissait chacun notre travail mutuel. Je connaissais ses bandes dessinées, et lui connaissait les trois bandes dessinées que j’avais réalisées avant de le rencontrer. Et c’est Amok, les éditeurs à l’origine de FRMK, Yvan Alagbé et Olivier Marboeuf qui avaient réalisé Tufo. Et ils se sont dit que ce serait bien, habitant Bruxelles, que je rencontre Eric pour travailler avec lui. Ils avaient l’intuition qu’on avait quelque chose à partager sur le plan graphique et narratif. Moi, je ne voyais pas vraiment le lien entre mon univers de l’époque, et son univers à lui. Pourtant, j’adorais son travail en tant que lecteur, mais je ne voyais pas le rapport avec mon univers d’auteur. On s’est donc rencontré sous l’invitation et la suggestion d’un éditeur indépendant.

Annabelle Dupret : Ce qui prouve que les plateformes éditoriales elles-mêmes suscitent des rencontres…

Philippe de Pierpont : En tout cas, ce genre de plateforme, qui est très vivante, très fluide et très organique, qui bouge tout le temps et qui est toujours ouverte à la rencontre de nouvelles personnes, est capable de créer de nouvelles expériences. Car au niveau des expériences suscitées, FRMK est quasiment imbattable (cf. La « S » Grand Atelier, etc.). Ce sont des personnes qui ont une curiosité gigantesque.Dès lors, on s’est lancé à deux dans une courte histoire de 12 pages qui se déroule à Bruxelles, avant qu’y soit créé le premier cimetière musulman. A cette époque, les corps des personnes décédées étaient rapatriés au Maroc. Dès lors, j’avais proposé à Eric d’écrire une histoire à ce sujet, et qui s’intitulerait « Sîfr » (« Chiffre » en Arabe). Mais ce qui est très important, c’est que déjà à cette époque, j’ai écrit l’histoire en fonction de l’univers mental et cérébral d’Eric. Le personnage se réveille mort, avec une pelle à côté de son lit, et il se met alors en quête d’un endroit où s’enterrer.  Par ailleurs, interviennent tous ces chiffres qui font référence à l’islam des grands mathématiciens. C’est un mélange de réflexions philosophiques, existentielles et mathématiques. Autour d’un type qui veut simplement trouver un endroit où s’enterrer. Nos deux univers se sont véritablement rencontrés, et cela s’est très bien déroulé.Ensuite, on a réalisé ensemble le livre Alberto G. Pratiquement, on s’était retrouvé à la mer (Eric adore la mer du nord), il a dessiné sur le sable, et je lui ai dit que ça ressemblait à un dessin de Giacometti. A cette époque, j’étais plongé dans la vie de Giacometti, j’avais lu tout ce qui était possible de lire sur lui. Je lui ai demandé si on ne ferait pas ensemble quelque chose sur Giacometti, sur ses angoisses artistiques qui me semblaient correspondre à celles d’Eric. Angoisse de ne pas arriver à réaliser ce que tu désires, sentiment de ne jamais arriver au bout de ce que tu souhaites… À l’époque, ce fut une collaboration FRMK et Le Seuil. Graphiquement, le livre fut proche de celui d’Eric, Ophélie et le directeur ressources humaines. Ensuite, on a fait La Pluie chez Casterman, et puis Un voyage chez Futuropolis. Et notre manière de travailler ensemble a complètement évolué.

Annabelle Dupret : Lorsqu’Eric Lambé parle de votre collaboration, il explique que c’est à la fois une rencontre très classique, puisque c’est un duo « scénariste/dessinateur », mais en même temps, que dans votre manière de travailler à deux, cette élaboration du scénario au fur et à mesure que les dessins commencent à prendre forme et à s’articuler n’est pas du tout conventionnelle (il n’y a pas deux temps distincts, l’un pour le scénario, puis le deuxième pour le dessin).

Philippe de Pierpont : Exactement. Au début, ma manière de travailler était beaucoup plus classique (bien sûr, je ne faisais pas le découpage à sa place, ayant beaucoup trop de respect pour son talent). Mais notre manière de travailler a évolué. Il y a un point essentiel à retenir, c’est que j’écris pour lui. Je n’écris pas un scénario préalable, pour chercher un dessinateur ensuite.

Annabelle Dupret : Oui, ça ne correspond pas à la chaîne traditionnelle (marchande), où le scénariste écrit, propose ensuite son texte à un éditeur qui va à son tour chercher un dessinateur.

Philippe de Pierpont : Tout à fait. L’univers graphique d’Eric me fait vibrer terriblement. Ça fait près de 15 ans que je dis autour de moi que c’est un grand maître de la bande dessinée belge (et personne ne me croyait).
Par ailleurs pour ce projet-ci (Paysage après la bataille), j’ai écrit plutôt une nouvelle qu’un scénario à proprement parler. C’est finalement plus proche de la littérature. De la littérature très imagée. Mais je n’ai ni découpé mon texte ni par case, ni par planche. Pratiquement, j’écris ce qui se déroule, de la manière la plus simple possible, et de la manière la plus évocatrice de tous les sentiments que je souhaite faire passer avec Eric, mais avec des mots. Des mots qui sont pour la plupart du temps des images.

Annabelle Dupret : Ce travail d’écriture a dû prendre du temps…

Philippe de Pierpont : C’est variable. Dans ce cas-ci, je l’ai écrit en trois fois. Au départ, Eric avait travaillé très fort dans la matière, il avait réalisé une soixantaine de planches assez noires… Et on a tous les deux mis de côté cette piste, car ça ne correspondait pas aux sentiments qu’on voulait faire passer.

Annabelle Dupret : En effet… Et c’est ce qui nous amène à l’approche spécifique du thème du récit de Paysage après la bataille. Car pour que la force des faits et des situations apparaisse, il ne fallait pas non plus dramatiser « à la place du lecteur », et à la place des sujets dépeints.

Philippe de Pierpont : Je me suis mis à écrire une deuxième version. Ce fut alors plus long et plus précis. J’y ai inséré des scènes complètes avec des actions, etc. Mais cela laissait une liberté gigantesque à l’écriture visuelle. Par exemple, les cauchemars n’étaient pas décrits. C’est Eric qui les a imaginés et dessinés. Dans le scénario, il est juste mentionné que le personnage, Fany, fait plusieurs cauchemars et se demande comment elle aurait pu empêcher sa fille de mourir. Dans ces notes, j’avais écrit des réflexions sur le cheminement de la pensée de Fany. Par exemple, du fait du décès de son enfant à vélo, elle se dit « Je n’aurais jamais dû lui apprendre à rouler », ou encore « Je n’aurais jamais dû la laisser sortir de la maison », « Finalement, je n’aurais jamais dû faire l’amour avec mon compagnon », « Je n’aurais jamais dû faire naître cet enfant, car si j’avais su que son décès susciterait de telles souffrances, je n’aurais jamais accouché… »  Et par après, laissant la voie libre pour Eric, j’ai été subjugué par la puissance incroyable de ce qu’il en a fait en dessin, à travers ces représentations de cauchemars… Car il raconte visuellement exactement ce sentiment-là. Je n’avais pas écrit une seule de ces images. C’est Eric qui s’est glissé dans les interlignes de ce que je lui avais confié. On pourrait parler d’écriture libre et automatique de sa part. Je n’aurais pas pu lui décrire ces images au préalable, pour qu’il les illustre ensuite. Il fallait que ça sorte sous forme d’association d’images jaillissant de son mental à lui, sous forme d’analogies, d’échos entre les images. Cela, c’est impossible à écrire au préalable. Ecrire cela tuerait le processus créatif.

Annabelle Dupret : Comme Eric Lambé le décrit très bien, c’est en dessinant qu’une image en suscite une autre. Celles-ci se génèrent les unes après les autres, parce qu’Eric Lambé est plongé dans son dessin.

Philippe de Pierpont : En effet. C’est comme l’album de Lorenzo Mattotti Guirlanda, qui vient de sortir. Même si Jerry Kramsky est au scénario, c’est en dessinant que la suite du scénario apparaît. La suite de l’histoire naissait du dessin.

Annabelle Dupret : Par ailleurs, j’avais une autre question qui doit être également récurrente lorsqu’on vous interroge sur la nature de Paysage après la bataille. Cela concerne votre choix au niveau du sujet du livre. Comment est apparue la nécessité de ce thème de travail autour de la précarité sociale  d’une personne, découlant elle-même d’une désagrégation personnelle, suite à la perte d’un enfant en l’occurrence ? Est-ce par exemple lié à des faits réels ?

Philippe de Pierpont : Déjà, comme je sais qu’Eric Lambé aime travailler dans la sobriété, l’univers visible de l’hiver est un terrain de prédilection. Le paysage est nu, et c’est une histoire de mise à nu. Les caravanes ont quelque chose du camp romain, elles sont très géométriques et sérielles. Par ailleurs, on travaille tous les deux énormément sur les motifs. Dès le début de l’écriture du scénario, il y a de nombreux motifs qui apparaissent. Et le connaissant bien sur le plan de l’image, je sais qu’il va s’approprier ces motifs avec un plaisir fou. Mais de là à savoir d’où vient l’histoire, c’est tout autre chose… Ce sont des thèmes qui gravitent en continu dans mon esprit.Quand les éditeurs nous ont proposé, après le prix (Fauve d’Or du Festival International de Bande dessinée d’Angoulême 2017), je me suis dit sur le moment que c’était idiot de faire un retour chronologique sur notre œuvre commune. Et puis, en relisant les trois livres, je me suis dit que c’était une évidence, qu’ils parlaient tous trois des mêmes choses.

Annabelle Dupret : Et peut-être que c’est également un sujet proche dans la mesure où, en étant artiste, on côtoie la précarité tout en pouvant la dépasser… Vous êtes donc aux premières loges de ce que vous dépeignez.

Philippe de Pierpont : Tout à fait, c’est une mise à nu pour l’artiste. On vise une démarche, un processus mais on peut réellement échouer. Par ailleurs, on vit une insécurité économique. Même si nous avons la chance, autant l’un que l’autre, d’être professeur de bande dessinée.

Annabelle Dupret : Pour conclure, j’aimerais te demander comment vous avez apprécié le fait d’être primé à Angoulême par les membres du jury ? C’est-à-dire la manière dont vous avez perçu cette orientation résolument axée vers une plateforme de bande dessinée indépendante ? Par-delà votre modestie mutuelle, ça peut aussi apporter quelque chose de conséquent dans votre travail.

Philippe de Pierpont : En premier lieu, cela nous a apporté une joie profonde, et également un soulagement quant à notre engagement de longue date et nos découragements à certains moments de l’activité. Notre choix et notre orientation nous amène à être bourrés de doutes au fil des projets. On se demande souvent si on a raison de faire les projets de telle ou telle manière. D’autant plus qu’on a le désir de partager cela avec un public. C’est une envie très profonde qui est à la base de notre travail. On ne fait pas des livres juste pour nous. On désire plus que tout partager ces histoires et cet univers plastique. Or jusqu’à présent, nos bouquins avaient une portée confidentielle et ne touchaient pas clairement le public potentiel pour nos livres. La manière dont le marché du livre fonctionne ne nous permet pas d’atteindre ce public. Le prix nous a à la fois apporté un calme et une énergie pour poursuivre. La troisième joie suscitée par ce prix, c’est que par ce biais, c’est toute l’édition indépendante et alternative qui est mise en lumière, et cela, c’est extraordinaire. C’est inattendu, généreux et audacieux de la part du jury. Cette année, c’était un jury d’une très grande sensibilité, qui allait au-delà des clichés, au-delà de la production mainstream (même si on trouve dans cette production des choses terriblement bien faites). Ils ont été plus loin, avec curiosité et audace. Le Fauve d’Or signifie pour le jury que c’est le meilleur album de l’année. C’est donc assumer un choix à 100 % ; et pour l’édition indépendante, c’est une reconnaissance formidable. Pour moi, ce prix est attribué à tous les gens de l’édition indépendante. Leur travail n’est pas assez mis en lumière, relativement à la qualité des bouquins produits. Ce qui a toujours supposé en amont un courage énorme de leur part, car ils sont trop souvent dans l’ombre.

[Entretien réalisé à Bruxelles le 10 mars 2017]

Entretien par en mai 2017