Dorénavant a 30 ans

par

L'idée du dossier "Dorénavant" sur du9 avait emergée lors d'une discussion autour d'un café à Angoulême -- il était donc naturel que celui-ci se conclue sur une autre discussion, toujours autour d'un café à Angoulême. Et si l'on avait déjà beaucoup échangé avec les deux fondateurs (Barthélémy Schwartz et Balthazar Kaplan), il semblait important d'inviter à la table Stéphane Goarnisson et Yves Dymen, qui avaient tous deux largement collaboré à l'ultime numéro double 7/8. Dont acte, pour un dernier retour sur cette aventure.

Barthélémy Schwartz : Stéphane, avant d’entrer en contact avec Dorénavant, en 1988 je crois, que faisais-tu ? Est-ce que tu t’intéressais à la bande dessinée ?

Stéphane Goarnisson : Pour moi la bande dessinée n’est pas liée à l’enfance. En effet, mes parents, sous l’influence d’un syndicat de parents d’élèves de gauche, me l’interdisaient (ce syndicat, dans son bulletin Pourquoi ? proscrivait également les Beatles !). Cependant, je me souviens d’avoir lu Tintin au pays de l’or noir chez un voisin ; d’avoir également acheté un illustré en cachette avec mon « prêt » (= mon argent de poche). Il s’agissait d’Oliver. Les choses ont changé à l’adolescence. D’abord, on m’a offert un album Vaillant dans lequel il y avait l’excellent Yves Le Loup, puis un abonnement au même Vaillant (le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait). Plus tard j’ai été un lecteur de Pilote puis de Charlie, filiale de Hara-Kiri qui, à côté des auteurs maison (Willem, Wolinski, etc.), publiaient des classiques dont Lil Abner d’Al Capp et Peanuts de Schulz (à propos de Peanuts, j’ai noté que lors de la récente manip médiatico-gouvernementale « Je suis Charlie », pas un journaliste — alors que tous se piquent de connaître et d’aimer la bande dessinée, à défaut d’autre chose — n’a été capable de redonner son état civil à Charlie Brown).
Quand j’ai contacté Barthélémy Schwartz au Marché de la Poésie de la place Saint-Sulpice — Je hais les tours de Saint-Sulpice / Et quand je les rencontre / Je pisse / Contre (Raoul Ponchon) — je n’avais publié qu’une bédé sans paroles dans Le Korrigan, journal du lycée Tristan Corbière à Morlaix, et des dessins politiques dans Le Peuple Breton, organe de l’Union Démocratique Bretonne.
La bédé expé Le Flip de Paris que Dorénavant a publié partiellement, témoigne par ses citations (de Jack Kirby à Kamagurka) de mes lectures bédéiques du moment.
Si je devais résumer mon rapport personnel à la bédé, car, si j’ai bien compris, c’est cela qu’on attend de moi, je dirais qu’il a été tardif mais passionné. Je crois avoir acquis assez vite une certaine érudition dans le domaine (lecture de Lacassin, de l’anthologie de Sternberg, etc.) toutefois la bédé n’a jamais été pour moi une passion monomaniaque, exclusive : j’ai aimé et aime la bédé entre autres choses : la littérature, la peinture, le dessin de presse, la poésie visuelle (liste non exhaustive).
Et maintenant je suis curieux et impatient de lire ce que toi-même Barthélémy Schwartz, ainsi que l’ami Yves Dymen, allez révéler sur votre vie dans les bulles.

Barthélémy Schwartz : Je lisais des bandes dessinées enfant, mais pas tant que ça. Je lisais Pif Gadget que j’aimais beaucoup, mais aussi un moment le journal Tintin parce que mon grand-père m’y avait abonné, peut-être à un anniversaire. Spirou très peu. Et peut-être qu’après l’expiration de l’abonnement à Tintin, j’ai cessé de lire la revue. Alors que la lecture de Pif Gadget, que mes parents m’achetaient chaque semaine, a été plus durable. Comme j’étais l’aîné de trois enfants, à part les albums ou revues que je possédais, il n’y avait pas de bande dessinée à la maison, sauf, découvert à l’adolescence, quelques numéros de Charlie qu’avait mon père. J’ai commencé à lire des albums cartonnés, plutôt classiques, Tintin, Astérix, Lucky Luke… J’ai surtout lu du Casterman / Dargaud, et peu de Spirou / Dupuis. C’est difficile pour moi de parler de mon enfance, car j’ai des périodes entières dont je me souviens très peu, sans doute refoulées quelque part. Avec mon cousin Marc, qui vivait à Angers, nous avons commencé vers l’âge de 9-10 ans une correspondance qui a duré de longues année sous la forme de deux journaux fictifs respectifs que nous nous échangions en guise de lettres. Je publiais des pages de bédé dans le mien. La concurrence était rude entre le « Marginal » (le mien) et le « Décapoteur » angevin. Au collège, j’ai rencontré Balthazar Kaplan qui ne s’appelait pas comme ça. Nous dessinions chacun dans notre coin des bandes dessinées, j’avais un gros cahier d’écolier rempli d’aventures d’un héros sûrement influencé par ce que je lisais et les séries TV américaines. Vers la 4e/3e, avec Balthazar on a monté un club de bande dessinée dans la MJC de Cesson près du collège. On avait un budget, un local dans la MJC, et on a monté une bibliothèque en achetant les albums chez les bouquinistes sur les quais de Seine car c’était moins cher. Et je crois que c’est là que plus jeune j’avais dû acheter mes « vrais » premiers albums cartonnés. On voulait faire à la fois une bibliothèque de bande dessinée, un club de création de bande dessinée, et une revue (« Recto »). Mais comme on achetait surtout des albums qui nous plaisaient, et qu’il n’y avait pas grand monde qui venait à l’activité « bande dessinée » de la MJC, c’est devenu plutôt un club pour deux, enfin trois car pour la revue on avait trouvé un troisième larron. Ça a duré les deux dernières années de collège et même jusqu’à la deuxième année de lycée. Le temps de réaliser 2-3 numéros d’une revue réalisée chez un imprimeur que nous avions contacté, avec des textes de nouvelle et des bandes dessinées.
Au lycée, j’ai été inscrit à Fontainebleau car j’étais en section A7 (arts plastiques et philo) et et il n’y avait qu’un établissement en Seine-et-Marne. C’est là que j’ai rencontré Eve Mairot, ma compagne, qui était en A1 (latin-grec et philo). Je me suis surtout intéressé à l’art, la littérature, la philosophie, la poésie, les avant-gardes artistiques, les itinéraires singuliers comme ceux de Duchamp, Picabia, Tzara, Cravan. Il y avait une belle amorce de livres surréalistes à la maison et de nombreux catalogues d’expositions nationales car mon père travaillait comme restaurateur d’art au Musée du Louvre. Après le Bac, j’ai étudié l’art et l’histoire de l’art à l’École national d’art de Cergy-Pontoise, crée avec quelques autres par le Ministère pour développer des formes nouvelles de pédagogie artistique. A cette époque, je lisais (à suivre), Corto Maltese, Manara, Comès, rien d’Hara-Kiri, les auteurs publiés dans cette revue. Très peu Métal Hurlant. J’appréciais beaucoup Moebius. A cette période, j’avais plusieurs projets en même temps car je baignais dans l’idée de forme unitaire de la création, avec Balthazar, mais aussi avec un autre ami connu au lycée de Fontainebleau qui était également à l’Ecole d’art de Cergy, Olivier dit Romain Pilum : on faisait le soir des graffitis sauvages, principalement dans le métro avec des détournements d’affiche d’inspiration Bazooka. Ca doit être plus ou moins à ce moment qu’avec Balthazar nous a pris l’envie de nous investir dans un territoire, la bande dessinée, avec la revue Dorénavant.
Yves, tu as été contacté par Dorénavant à la suite de la publication de Rezo Zoo, en 1988 aussi je crois, que faisais-tu avant Rezo Zoo ? T’intéressais-tu à la bande dessinée ?

Yves Dymen : « Réseau Zoo » est la bonne orthographe. Paru en 1987. Stand en janvier 88 à Angoulême à mes propres frais. L’expérience valait d’être tentée malgré le conformisme majoritaire. Malgré tout je me suis bien amusé.

Barthélémy Schwartz : T’intéressais-tu à la bande dessinée ?

Yves Dymen : Oui, très tôt. Mais dans les années 50, c’étaient des « illustrés ». Mes parents m’en interdisaient l’accès mais je les lisais chez les copains ou en « colo ». Je les achetais aussi en cachette et j’avais trouvé une super planque : Blek le roc, Miki le petit ranger, Akim, Pirates, Buck Jones, X13, Météor, Flash Gordon, etc. Je n’aimais pas trop les Marvel comics (que j’ai connu plus tard, sans vraiment planer). Je recevais Vaillant, l’ancêtre du Journal de Pif, et Pif Gadget (là j’ai décroché). Pilote s’est introduit graduellement. Les albums de Tintin, et plus tard Astérix, Lucky Luke… faisaient partie de notre bibliothèque avec mon frère. Bon, tout ça s’échelonne entre, disons 7 et 17 ans avec la montée en puissance des albums et la boulimie qui a suivi : Gaston, Alix, Blake et Mortimer, Corto Maltese… Et les Zap comix, Hara-Kiri hebdo, Charlie hebdo (première période), Charlie mensuel… La revue Bizarre, Siné massacre, L’Enragé… Voilà un petit tour rapide et quelque peu anachronique sans doute.
Gamin, je copiais des dessins satiriques avant d’en produire moi-même pour mes proches, puis j’ai étendu à la bande dessinée de façon potache (vers 12 / 13 ans) et de façon de plus en plus graphique et expérimentale à mesure de mes ouvertures à l’art (que j’explorai séparément au début). Ne pas oublier, évidemment, le cinéma et particulièrement le burlesque, aussi les « cartoons » et les films de cape et d’épée (capédépé). Pour moi, bédé, burlesque, cartoons, capédépé, c’était du pareil au même.

Barthélémy Schwartz : Que faisais-tu avant Réseau Zoo ?

Yves Dymen : Pour ne pas trop remonter le temps, je partirai de 68. Non, de 70, où j’ai été admis aux Arts Décoratifs. J’y suis resté trois mois, avant d’aller tenter ma chance comme illustrateur sans grand succès. Des amis, qui eux aussi avaient quitté les Arts déco, m’ont persuadé de venir m’inscrire dans une toute nouvelle structure (issue de l’éclatement de l’antédiluvienne École des Beaux Arts), située dans le pavillon 12 des halles Baltard, à l’UERE (unité d’enseignement et de recherche sur l’environnement). L’école a été fermée au bout de deux ans par le Ministère de la Culture (trop incontrôlable). Après quelques actions nous avons pu être accueilli, soit aux Arts Déco, soit à UP6. J’ai choisi UP6, pas question de retourner aux Arts Déco. La fac de Vincennes nous était aussi ouverte, mais j’y allai en touriste. Pour avoir de la marge de manœuvre, je faisais les boulots proposés par le CROUS et autres, avant d’être Maître auxiliaire de dessin dans les collèges à partir de 1974. J’ai passé mon diplôme d’Archi en 1976. J’ai bossé quelques mois en agence avant de repiquer comme M.A. à l’Education nationale. À peine titularisé, en 1984, j’ai demandé ma radiation pour intégrer l’École des métiers de l’image (CCIP) afin d’animer le studio de design graphique. J’y suis resté quatre ans. Ensuite j’ai travaillé dans la formation professionnelle, toujours dans les Arts graphiques. Durant tout le parcours j’ai participé à plusieurs publications « parallèles », et j’en ai édité quelques-unes : Piranhar, Free Press, 8 jours de free, tous grièvement, Dehors dehors, Klima, Réseau zoo
L’après 68 a focalisé nos débats d’ »artistes » sur l’art et sa mort proclamée, et la critique du spectacle marchandise et de la marchandise spectacle… Les confrontations étaient rudes entre les différents groupes, mais malgré tout, contradictoirement, nous pratiquions, ou tentions d’opérer dans le « spectacle total », ou l’ »Art total » ! On touchait à tout. Tout bougeait, tout se mêlait, son, image, corps… avec une conscience aiguë des atteintes au droit des peuples et des individus de part le monde et sur le territoire. À ce titre, aujourd’hui, rien n’est comme avant mais rien n’a changé. Il y a toujours des conflits infâmes et des rapports à la con. Donc, l’art et la poésie, plus que jamais !

Barthélémy Schwartz : Stéphane, qu’est-ce qui t’a amené à faire Le Flip de Paris ?

Stéphane Goarnisson : Étonnant de voir que nous étions tous les trois des enfants de Pif ! A propos de pif, justement, mais sans majuscule, je me souviens que circa 1980, époque où je composais Le Flip de Paris, une des choses qui me saoulaient le plus dans la bédé c’est que d’Astérix à Lucien (de Margerin) en passant par Gaston Lagaffe, elle semblait condamnée à héberger éternellement dans le HLM de ses cases des personnages à gros nez, comme si cela était sa fin dernière et le summum de ses possibilités.
C’est donc en réaction à une bédé routinière, cantonnée dans l’exploitation de recettes éprouvées, qu’avec mes faibles moyens, j’ai conçu le projet d’une « bédé d’auteur » comme il y a le « cinéma d’auteur ».
Cette bédé je l’ai voulue littéraire.
D’ailleurs, objectivement, l’effort d’écriture y surpasse le travail graphique, simple application à la bédé de ce que les lettristes puis les situationnistes avaient fait au cinéma (en gros : la discrépance isouienne + le détournement cher à Debord).
Quant au genre, si c’était un roman, on pourrait le classer dans le genre « premier roman », c’est-à-dire presque toujours un « roman d’apprentissage » comme Une curieuse solitude de Sollers, par exemple.
Il reflète mes lectures d’alors et le style en est un curieux alliage de style héroïque avant-gardiste et du style dépressif, déceptif, d’auteurs tels que Bove ou le Perec d’Un homme qui dort.
Je ne suis plus le jeune homme qui composait Le Flip de Paris. Comme toute entreprise artistique, il comporte une part de roublardise. J’espère que quelque chose de mon désir d’art et de ma disposition poétique d’alors y passent malgré tout.
On dit que l’écrivain compose le livre qu’il aimerait lire, le peintre le tableau qu’il aimerait contempler, etc. Peut-être est-ce donc une insuffisance de l’offre en bédé qui m’a poussé à y développer une nouvelle formule.
Le même constat a t’il été à l’origine de vos démarches respectives de bédéistes expérimentaux ?

Barthélémy Schwartz : Oui, tout à fait. À ceci près que passé l’adolescence, j’avais cessé de faire des bandes dessinées, j’en lisais encore, mais ce sont les discussions sur les avant-gardes artistiques, avant et après le Bac, avec Balthazar Kaplan et mon autre ami Romain Pilum, avec lequel je faisais des graffitis sauvages dans le métro parisien, qui m’ont amené à me réintéresser à la bande dessinée. Cette fois comme terrain d’expérimentation d’une approche avant-gardiste dans un « petit territoire », avec l’idée, ensuite, de m’attaquer à une « grande œuvre », du côté radical artistique et critique sociale. Ceci a été le point de départ, pour moi, de l’aventure Dorénavant. Puis, très vite, quelque chose d’autre s’est produit en découvrant la richesse du potentiel du langage de la bande dessinée, visiblement en partie insoupçonnée vue la misère qui était en général produite en tant que bande dessinée. Je me suis passionné pour l’exploration de ce langage, dans une approche plus poétique que narrative.

Yves Dymen : Pour ma part, en confectionnant Réseau zoo, je n’avais absolument pas le sentiment de réaliser une bande dessinée. J’étais plutôt dans l’élaboration d’une succession de tableaux ou, comme je finissais par dire pour évacuer toute catégorisation, une « poésie graphique ». Alors que je cherchais à la faire publier (à partir de 1985), beaucoup de retours me suggéraient d’y adjoindre des textes, plutôt sous forme de bulles, d’en faire une bande dessinée, quoi ! De tout remanier ! Je restais ouvert aux remarques, j’ai donc repris mon ouvrage. Mais décidément, les bulles dénaturaient mes « tableaux » et je n’avais pas envie non plus de remanier leur ordonnancement qui avait sa logique. Par contre quand j’en suis venu aux « légendes » [hommages au Sapeur Camember (Christophe), Bécassinne (Pinchon)…], ça a été un vrai bonheur. Délirer a posteriori à partir d’images et obtenir une cohérence parallèle était exaltant. Plus j’avançais dans cet exercice et plus je me rendais compte qu’il y avait trois niveaux de lecture possibles : images et légendes, images seules, texte seul. Bon, je n’ai pas trouvé d’éditeur pour autant ! J’ai quand même été au bout de ma poésie en m’auto-éditant. Je connaissais bien le « pré-press », c’était devenu plus ou moins mon métier alimentaire. Je me suis tout tapé (bromures / compo / typons / montage…) , sauf l’impression offset ! Puis à réception des tirages, en décembre 1987, j’ai envoyé in-extremis des exemplaires pour concourir au Festival d’Angoulême 88 (catégorie jeune auteur ou quelque chose comme ça), et j’ai loué une place. Quand je réalisais « mon truc », j’étais grisé, je voyais ça comme un clin d’œil à la bande dessinée. Bon, Angoulême et les suites m’ont dégrisé ! Sur le stand, personne n’a pris mon album pour de la bande dessinée, mais quand même, il y avait dans le public des gens curieux et qui prenaient les choses pour ce qu’elles étaient et non pour une catégorie codifiée, c’était réconfortant. Après j’ai un peu tourné avec l’album, à Lisses, à Montreuil, au Marché de la poésie… (et à Grenoble ! )

Xavier Guilbert : Stéphane, je note un changement assez net entre ce « rapport tardif mais passionné » que vous évoquez, et plus loin « une bédé routinière, cantonnée dans l’exploitation de recettes éprouvées » — était-ce dû à une modification de ce qui était publié alors, ou à la transformation de votre regard sur la bande dessinée en général ?

Stéphane Goarnisson : Oui, la qualité exceptionnelle du Pilote et du Charlie d’alors modifiait le regard qu’on pouvait porter sur la bande dessinée. Ce n’est pas à moi de souligner l’apport novateur de ces publications car tous les amateurs de bédé, spécialistes ou non, en conviennent. Or cette effervescence créatrice est bien vite retombée dans l’ornière narrative (à suivre).

Xavier Guilbert : Une question croisée : qui a été à l’origine de la participation à Dorénavant ? Invitation de Barthélémy, ou demande de Stéphane ? Quels arguments (si nécessaires) à l’époque pour convaincre l’autre ?

Stéphane Goarnisson : Comme je crois l’avoir dit plus haut, c’est moi qui ai contacté Dorénavant en même temps que j’en découvrais l’existence lors d’un Marché de la Poésie Place St Sulpice –« Je hais les tours de St sulpice / Et quand je les rencontre / Je pisse / Contre »(Raoul Ponchon) — J’ai été d’emblée séduit par l’esprit des travaux exposés. Travaux difficilement publiables techniquement étant donné le format et le mode d’impression modestes, pour ne pas dire minimalistes de la revue — plus un bulletin qu’une revue d’ailleurs. C’est, m’a confié récemment Barthélémy Schwartz, une des raisons pour lesquelles les premiers numéros n’étaient pas assortis d’exemples.

Xavier Guilbert : Il y a dans Dorénavant une forme d’ambiguïté, dans le sens où dès le début il y a la revendication d’être avant tout créateurs, alors que le résultat dans la revue est quand même très majoritairement d’ordre critique. Il y a une grande partie qui relève de définir plus ou moins une vision de la bande dessinée, tant de manière « positive » (par le biais des listes d’oeuvres susceptibles d’être vues comme telles) que de manière « négative » (en démontrant l’inanité des positions généralement acceptées sur tel ou tel auteur). Mais la part de démonstration par la création, si je puis dire, arrive après — il faut attendre le numéro 3 pour en trouver, et ce ne sera jamais autant que dans le numéro 7/8.
Faut-il y voir l’apport volontaire de Stéphane et Yves Dymen ?

Barthélémy Schwartz : Stéphane a tout dit : nous avons commencé avec Balthazar les explorations du langage avant de lancer la revue, or sa forme (photocopie, format A5) ne permettait pas de publier des choses créées en grand format (A2 souvent) et en couleur, et nous avions peu de moyens techniques (et financier) pour le faire. Le n°3 a sans doute coïncidé avec des créations de format A4. Mais surtout, nous avons privilégié les expositions pour montrer notre travail, et surtout des expos en dehors de la bande dessinée, principalement au Marché de la poésie. Peu de créations ont, finalement, été publiées, et lorsqu’elles l’ont été, ça a été partiellement comme Flip de Paris de Stéphane, les grandes planches de Balthazar ou des séries que je faisais.

Yves Dymen : On parle de bande dessinée, mais après tout est-ce si impératif ? Oui, en ce sens que cela donne un repère, une balise convenue. Un ensemble de balises qui délimite un périmètre. Du périmètre au territoire il n’y a qu’un pas. Et à l’époque, le landerneau de la bande dessinée ne voulait pas partager son territoire qu’il balisait « à mort ». Je ne parle pas de l’aspect pécuniaire, leur crainte ne venait pas de ce côté là ! Ni de l’appareil critique que les « avant-gardes » et Dorénavant particulièrement, apportaient et qui leur semblait illisible. Non, leur peur panique venait de la forme, des images, de leurs rapports, de l’écriture en fait. D’une lecture autre, d’une perception autre, d’une sensibilité autre, d’un vécu autre, d’une culture autre…

Xavier Guilbert : Stéphane, écrire sur la bande dessinée était-il moins intéressant pour vous que d’en faire ? Ou l’un et l’autre étaient-ils indissociables ?

Stéphane Goarnisson : On voit par ce qui précède que votre périodisation de Dorénavant en une époque critique suivie d’une période plus créative, si elle n’est pas fausse en soi, tient à des contingences fortuites. Parmi celles-ci : le fait que, personnellement, j’aie pris le train en marche. Alors non je n’ai pas écrit sur la bédé, mais la bédé Le Flip de Paris que j’ai proposée à Barthélémy Schwartz — et qu’il republie avec Eve Mairot aujourd’hui — comportait une dimension critique et peut-être même manifestaire, de sorte que, oui, vous avez raison, critique et création étaient pour moi indissociables.

Xavier Guilbert : Dans l’entretien que nous avons fait pour du9, Barthélémy note que la participation au salon de bande dessinée de Grenoble en 1989 a marqué la fin de Dorénavant, par dégoût du milieu « bédé ». En avez-vous le même souvenir ? Barthélémy rajoute d’ailleurs : « C’est d’autant plus navrant que je me rappelle très bien d’Yves Dymen nous disant, en rejoignant Dorénavant, qu’il voulait bien s’investir dans le collectif mais à condition que ce ne soit pas un projet météorique… » L’envie de poursuivre n’a pas été présente alors ? Ou l’envie de faire autre chose ensuite ?

Yves Dymen : À la suite de la publication Réseau zoo, fin 87, j’ai reçu quelques mois plus tard une lettre de Barthélémy me demandant de nous rencontrer. Avec mes diverses expériences dans le monde de la bande dessinée, mais aussi plus largement dans la société, sa curiosité et son activisme me sont apparus (et m’apparaissent encore) comme une qualité rare. À l’époque, cela m’a remis le pied à l’étrier dans ce domaine et c’est tout feu tout flamme que je me suis engouffré dans le n° 7/8, puis dans le (contre) projet de Grenoble et dans la préparation d’un dossier pour le CNL. Je cherchais un terrain d’expression et si possible dans un « lieu » de partage, de réflexion, de débat, de pratique, mais surtout de jeu. Quelle n’a pas été ma déception (et mon ire !) lorsque en avril 89 je décachette une lettre où Barthélémy m’informe qu’il renonce à Dorénavant [en y explicitant les raisons objectives (et subjectives) de sa décision].
Nous nous sommes ensuite perdus de vue. Ce n’est que tout récemment, sollicité par différents courants artistiques et culturels (retours des années 70 et 80) que je me suis mis, entre autres, à la recherche des acteurs de ce que j’appelle d’une façon générique la « BD critique », dont feu Dorénavant et donc Barthélémy. Mon moteur étant alors (et toujours) de lancer l’idée d’une expo / rencontres / assises… sur ces mouvances.

Xavier Guilbert : Stéphane, j’avoue tout ignorer de votre trajectoire après Dorénavant — mais je note que vous avez publié à nouveau dans les pages de L’Échaudée. Comme si quelque chose avait été réactivé, près de trente ans plus tard…

Stéphane Goarnisson : Que ma renommée artistique ne soit pas parvenue jusqu’à vos oreilles n’a rien d’étonnant car les pauvres modernisteries que j’ai arrachées à ma paresse n’ont trouvé preneur ensuite que dans le très confidentiel support Doc(k)s, épaisse et éclectique revue de poésie visuelle publiée d’abord à Marseille par Julien Blaine puis à Ajaccio par Philippe Castellin. Comme beaucoup de mes semblables ayant étudié les arts plastiques à l’université, je me suis dispersé dans toutes sortes de manchinchouetteries parmi lesquelles : les polaroïds d’objets (de l’obj’art, donc), le copy art (mes actuelles bédés en relèvent toujours, au fond), la typoésie, etc. En dépit de ces incursions, je conserve une grande fidélité à l’image en tant que telle, qu’elle soit montée (le terme montage, utilisé par Hartfield, rend compte avec davantage de pertinence de mon intention artistique que celui de collage), détournée, ou simplement citée. J’ai ainsi composé plusieurs recueils sur des thèmes classiques : animalier : Buffon bouffon, Le peuple chien, Les vies minuscules, ou érotiques : J’ai peur des filles, Le monde enchanté du sexe. Quant à mes « bédés d’archives » actuelles (publiées avec constance par Eve et Barthélémy dans leur nouvelle revue L’Échaudée), à un ami qui me sommait de les « justifier théoriquement », j’ai fini par lâcher qu’il s’agissait de phénoménologie amusante.

ÈVE Mairot : Pour ce qui est de la participation au Salon de Grenoble, je confirme que je faisais partie de l’aventure, et j’ai le souvenir du constat d’échec total marqué par le fait qu’on se demandait ce qu’on faisait là, et d’un retour précipité à Paris. Pour ce qui est de la dernière question de Xavier, le retour de Barthélémy à la publication de bande dessinée a été déclenché par le dossier paru dans l’Éprouvette sur Dorénavant.

Xavier Guilbert : En 1987, quand Dorénavant s’arrête, cela ne crée pas de frustration, de vide ? Dans les échanges que j’ai pu avoir avec Barthélémy et Balthazar, il y a ce moment où la bande dessinée est très importante, et puis tout d’un coup on tourne la page et on laisse la bande dessinée en friche pendant vingt, vingt-cinq ans, jusqu’à ce que l’Éprouvette vienne réactiver des choses.

Stéphane Goarnisson : C’est possible, oui.

Xavier Guilbert : Tout avait été dit, en 1987 ?

Balthazar Kaplan : Je crois qu’il faut aussi se rappeler qu’on était jeunes (rire), et qu’on avait l’impression qu’il y avait plein de choses qui nous attendaient aussi ailleurs. On ne s’était pas imaginés, je pense, comme se consacrant uniquement à la bande dessinée, de toute façon — même avant Dorénavant. Je ne sais pas, à un moment donné, c’est un peu comme ça que je l’ai vécu : il y a eu l’expérience « bande dessinée », et puis je suis passé à autre chose. Moi, c’était plutôt la littérature. Alors oui, il y a un côté peut-être — « primesautier », le fait d’aller d’un domaine à l’autre. Mais il y avait aussi une forte résistance du milieu de la bande dessinée. C’est vrai que quand on sent qu’on s’enlise un peu, on passe aussi à autre chose, je crois.

Yves Dymen : Quand j’ai rejoint Dorénavant, et avant Réseau zoo, j’avais déjà bien parcouru les scènes « radicales », participé à de nombreuses actions sur les terrains alternatifs et de la « contre-culture ». Le temps ayant passé et le recul aidant, beaucoup d’initiatives de l’après 68 mériteraient une meilleure visibilité, un meilleur approfondissement. Non pas pour les trémolos mais pour faire la jonction avec la furie galopante du monde (la belle utopie n’a pas eu lieu, la toupie mauvaise broie de plus belle…).

Barthélémy Schwartz : Moi, je n’avais pas prévu de revenir à la bande dessinée. Par contre, j’avais continué à faire des collages, mais en les diffusant ailleurs qu’en bande dessinée. Mais retravailler sur le langage bande dessinée en tant que création, non, j’avais tourné la page. Alors que Stéphane, si je ne me trompe pas, tu as toujours continué à faire des collages, comme ceux que tu faisais déjà dans Dorénavant, il n’y a pas eu de rupture.

Stéphane Goarnisson : Oui, voilà. Mais pas de bande dessinée, par contre. Des collages, oui, mais des images — mais pas de bande dessinée.

Barthélémy Schwartz : Mais entre collage de deux cases et bande dessinée, c’est à peu près la même chose.

Stéphane Goarnisson : Ah, ben non, objectivement, cela fait une bande dessinée. C’est-à-dire qu’on peut la lire, c’est une bande dessinée. Ce n’est pas une bande dessinée classique, avec un récit, tout ça, mais c’est ce que j’appelais « bande dessinée d’archives », cela introduit quelque chose de documentaire. A mon avis, cela peut se lire. Mais peut-être que je me trompe (rire).

Barthélémy Schwartz : J’aimais bien « histoire en deux images ». C’est toi qui avais appelé ça comme ça.

Stéphane Goarnisson : Ah oui.

Barthélémy Schwartz : Et puis il y aussi autre chose, que du coup on n’a pas vraiment abordé dans l’entretien. Dorénavant s’est arrêté comme ça, mais en même temps cela a aussi enchaîné sur une proposition de faire une autre revue, avec Ève Mairot, et un copain qui s’appelait Richard Lebon qui était dans le dernier numéro (il signait Romuald Hibert). On a lancé une nouvelle revue qui s’appelait La Comète d’Ab Irato, dans laquelle on a aussi publié des créations de Stéphane. Il y a donc eu une rupture par rapport à la bande dessinée, mais il n’y en a pas eu sur le fait de publier, de faire des collectifs.
Ève, sans en faire partie, tu as aussi été présente dans Dorénavant, plus particulièrement vers la fin, qu’est-ce que tu en pensais ?

Ève Mairot : Oui, au Marché de la Poésie, qui a eu lieu vers la fin de Dorénavant. Je ne m’intéressais pas tellement aux théories sur la bande dessinée. Je voyais se faire — j’ai vu se faire la revue. Je dirais que j’étais un peu spectatrice. Autrement, au niveau des expositions, au Marché de la Poésie — il y avait tout un travail de mise en forme, de choix, de mise en valeur de ce que l’on faisait… J’y ai trouvé un intérêt certain, mais par rapport à l’expérience de Dorénavant, j’étais très en périphérie.

Xavier Guilbert : En tant que spectatrice, justement, la réception de Dorénavant — parce que l’on parlait de résistance du milieu de la bande dessinée, ça n’a pas été des plus tendres…

Ève Mairot : Non, non.

Xavier Guilbert : C’était quelque chose qui t’étonnait ?

Ève Mairot : Je vais être franche : je ne connaissais pas assez, je dirais, la bande dessinée, elle-même, pour pouvoir avoir vraiment un regard critique, et dire : « c’est pertinent, pas pertinent ». Mais bien sûr, je pouvais quand même avoir des avis sur certains points. Par contre, ce dont je me souviens très bien, c’est la colère, par exemple, de Barthélémy, par rapport à certains retours sur la revue…

Balthazar Kaplan : Pas de noms, pas de noms ! (rires)

Ève Mairot : Ça, je m’en souviens très bien.

Balthazar Kaplan : Des colères, tu exagères un peu.

Ève Mairot : Oh si si, quand même, des réactions assez vives par rapport à ça.

Balthazar Kaplan : Mouais. J’ai plutôt le souvenir d’un Barthélémy assez goguenard par rapport à celà… Moi j’étais plus sensible, je pense, au côté critique. Et puis méprisant de certaines personnes.

Ève Mairot : Oui, mais c’était normal que tu aies été plus sensible, puisque tu étais complètement dedans.

Balthazar Kaplan : Oui, mais plus sensible que Barthélémy.

Barthélémy Schwartz : Depuis le début, pour moi, c’était un peu un laboratoire d’avant-garde. Sans trop voir au tout début l’étendue de la complexité du langage et de ce que l’on pouvait faire. Donc le fait qu’on fasse un truc avant-gardiste, et que l’on se heurte à un mur d’incompréhension et d’invectives, c’était étonnant mais pas surprenant. Ça voulait dire que le milieu réagissait, et que ça marchait, en fait.

Xavier Guilbert : Quand on prend l’histoire de l’art, il y a quand même des réactions violentes. L’appellation des Fauves, par exemple, vient d’un critique d’art qui avait parlé de « Pan au milieu des fauves », si je me souviens bien, donc un jugement très agressif. J’ai l’impression que la bande dessinée, qui avait construit une forme de légitimité à l’époque autour de la bédéphilie, soit « on est tous amis parce qu’on aime tous ça et tout ça c’est sympa » — et brusquement, voilà que survient une voix dissonante et qui remet tout en cause.

Balthazar Kaplan : Pour ma part, ce sont peut-être des souvenirs déformés, mais là où j’ai été un peu surpris — bon, qu’il y ait des réactions violentes de revues genre Circus de l’époque, c’était normal. Ce qui m’a un peu surpris, c’est que les gens qui a priori auraient pu être nos alliés, étaient parmi les plus agressifs.

Barthélémy Schwartz : Oui oui, c’est vrai.

Balthazar Kaplan : Et ça, ça nous a un peu — moi, ça m’a un peu déstabilisé. Parce qu’on se disait : si eux ne montrent pas au moins un petit peu de sympathie ou de curiosité, c’est… enfin, on pense à la même personne (rire).

Barthélémy Schwartz : Eh oui…

Balthazar Kaplan : Voilà, quelques personnes qui normalement, auraient dû témoigner d’avantage de curiosité, quoi. Après, que des gens qui, de toute façon étaient liés à des processus économiques, commerciaux, nous ignorent ou nous méprisent, ça, à la limite. Mais… on n’avait aucun allié, quand même. C’est ça qui était surprenant.

Barthélémy Schwartz : On n’a pas trop échangé dans cet entretien sur les idées que nous avions sur le langage de la bande dessinée. Parmi ces idées — d’ailleurs on n’était pas 100 % d’accord là-dessus entre nous, mais on était complémentaires, c’est que la bande dessinée n’est pas narrative en soi. On peut faire de la narration en bande dessinée. On a fait essentiellement de la narration en bande dessinée, mais cela n’a jamais voulu dire que l’on ne pouvait faire que de la narration en bande dessinée. On pouvait faire aussi tout ce qui n’est pas narration. Et là-dessus, il y avait une incompréhension complète du milieu de la critique en bande dessinée. Et même les gens qui réfléchissaient sur la narration en bande dessinée ne comprenaient pas qu’il y avait autre chose, non pas au-delà de la narration, mais à côté de la narration. C’est là aussi peut-être le cœur de l’affaire : si on voulait faire autre chose que de la narration, c’était compris comme du n’importe quoi, ou bien comme quelque chose d’uniquement plastique, des cases colorées qui vont se succéder et qui n’ont aucun sens (voir le colloque de Cerisy). Et là, c’est vrai qu’on n’avait  pas d’allié, il n’y avait rien, en fait.

Balthazar Kaplan : On a d’ailleurs mis tout de suite dans notre anthologie des tableaux. On a mis du Paul Klee, on a mis du Kandinsky, et ce n’était pas du tout de la provocation, c’était vraiment cohérent par rapport à notre conception. Aujourd’hui, on en est toujours là : on associe la bande dessinée à des albums, mais en fait, la bande dessinée, ça peut être — ça peut évoluer dans des territoires totalement différents. Pas du tout liés à la publication en album, à des maisons d’édition… ça pourrait être du côté du street art, c’est transversal, en fait. C’est un langage. Et on en est toujours là, je pense. On l’a déjà dit, je crois, dans notre premier entretien, mais dire aujourd’hui encore que tel tableau de Klee ou de Kandinsky est une bande dessinée, cela reste sacrilège, je crois.

Xavier Guilbert : Ou bien c’est perçu comme une pose.

Balthazar Kaplan : Oui, peut-être. Alors que pour nous, c’est cohérent, à partir du moment où il y un travail sur la juxtaposition d’images, il y a donc mise en place d’un langage spécifique, qui n’est plus de la peinture à proprement parler, et voilà : c’est ce qu’on appelle la bande dessinée. Ça reste avant-gardiste dans certains aspects, mais ce n’est pas qu’on veut jouer aux avant-gardes, mais c’est juste une cohérence intellectuelle.

Xavier Guilbert : Ce qui me frappe, c’est que tous vous avez des intérêts très larges pour une forme de création dans l’avant-garde, et je trouve étonnant qu’à un moment vous ayez décidé de vous attarder sur la bande dessinée. D’autant plus que j’ai l’impression que la radicalité que vous appeliez de vos vœux dans Dorénavant reste, trente ans plus tard, toujours très rare dans la bande dessinée. Vous parliez de « bande dessinée routinière » dans les années 1980 — ce que vous demandiez dans Dorénavant était d’une radicalité sans commune mesure par rapport à ce qui pouvait être publié de plus extrême à l’époque. Pourquoi alors s’être attardés sur la bande dessinée, alors que justement elle était en retard ?

Barthélémy Schwartz : Au moment de Dorénavant, j’étais déjà dans une démarche de critique de l’art, je cherchais des voies tangentes pour échapper à l’art. J’ai d’ailleurs quitté l’école d’art rapidement. Alors qu’en bande dessinée, il y avait un côté un peu « exercice », au début, un petit côté « jeu ». Et après, il y a eu le fait, pour moi, de découvrir un langage qui était plus complexe que je l’imaginais au début, et avec beaucoup plus de choses possibles, ce qui a tout changé. Ce qui fait qu’après, la bande dessinée est apparue un peu comme une évidence. Il y avait énormément de chose que l’on pouvait entreprendre. Parallèlement, je voulais faire des choses en art, mais surtout via les marges. Ce n’était pas faire des expos, ou aller galerie, c’était plus un itinéraire qui allait aboutir à moment-donné à de la critique. Ce n’était pas vraiment une démarche de création. Peut-être que pour cela, la bande dessinée a représenté, par défaut, une voie qui était possible. Ce qui n’est pas apparu au début — au début, c’était plutôt un jeu — mais le véritable enjeu est apparu en faisant les recherches.

Balthazar Kaplan : Je crois que j’ai un peu répondu à la question. On venait quand même de la bande dessinée, à l’origine, dans le sens où on avait grandi avec la bande dessinée. J’ai été un grand lecteur de bande dessinée, et on s’est rencontrés comme ça, au collège. Parce qu’on était dans une salle, un prof était absent, Barthélémy a commencé à dessiner, et moi j’ai dessiné, et on s’est rencontrés comme ça. On n’est pas venus de l’extérieur de la bande dessinée de ce point de vue là. Moi, c’est plutôt dans l’autre sens : c’est à dire qu’en faisant des études supérieures, j’ai plutôt rencontré la « grande culture » — la littérature, la peinture, le cinéma. Cela avait un petit peu commencé au lycée.  Il y a eu cette confrontation entre, je dirais, un attachement un peu affectif à la bande dessinée parce que c’était un peu mon histoire, mais la confrontation aussi par rapport à des films, à des livres, à des tableaux, et donc une sorte de droit d’inventaire, quelque part. Il y avait la solution de tourner la page, en disant : « bon, c’est de l’histoire ancienne, c’est pour les gamins ». Et je crois qu’il y a eu peut-être quelques auteurs — notamment par exemple, Little Nemo, où je me suis dit : non, là, ça résiste, ça résiste à un travail critique… et je crois que c’est un peu comme ça, aussi, qu’est venue cette idée que la bande dessinée, en fait, il fallait la dissocier de ce qui existait et qui avait existé, et de ce qu’elle pouvait être. Il y a cette idée de possible, qui nous est arrivée, je crois, au cours de nos discussions, je pense. On s’est dit : en fait, c’est un véritable langage, et il ne faut même pas le définir par rapport à ce qui a été — parce qu’on pourrait faire une histoire de la définition de la bande dessinée, c’est grotesque, par moments. Et donc on est partis d’une sorte de définition qui permettait de la concevoir comme un langage, avec tout ce qui pouvait advenir. Et qui, effectivement, d’un certain côté, n’est toujours pas advenu par certains aspects. Elle a pris aussi des chemins un peu différents qui sont intéressants. Mais on en parlait il y a une demi-heure, on disait que finalement, des auteurs qui bousculent beaucoup le langage bande dessinée aujourd’hui, on n’en a pas tant que ça. Le gaufrier a quand même la vie dure.

Barthélémy Schwartz : Ce que l’on veut dire, c’est que l’écriture bouge peu, en fait. Le dessin bouge énormément. La narration a des milliers de formes, elle est toujours changeante. Mais l’écriture d’image qui succède à une image avec une narration varie peu. C’est vrai que c’est difficile de trouver des créateurs qui explorent d’autres formes d’écriture.
Sinon, je voulais rebondir sur un truc. Moi, dans ce qui m’intéressait en dehors de la bande dessinée, il n’y avait pas de croisement avec la bande dessinée chez les surréalistes, il n’y avait pas de lien avec la bande dessinée. Je découvrais les situ, mais je ne m’intéressais pas trop aux bandes dessinées publiées par les situ. Je pensais à çà tout à l’heure, parce que Stéphane, lui, vient d’une culture un peu lettriste en plus, dans le lettrisme il y a de la bande dessinée. Non ?

Stéphane Goarnisson : Oui oui, peut-être…

Barthélémy Schwartz : Ah, voilà ! Donc le rapport avec la bande dessinée, il est plus naturel, par exemple.

Stéphane Goarnisson : Aujourd’hui, je ne suis plus dans le questionnement, tellement, parce que j’ai trouvé une formule. Ça me plait. Je travaille beaucoup, je produits pas mal. C’est satisfaisant.

Barthélémy Schwartz : Ce qui est vrai dans ce que tu disais tout à l’heure, c’est que par rapport à ce que l’on disait il y a quelques années, il y a eu beaucoup de choses qui se sont passées depuis, il y a eu un énorme renouvellement de la bande dessinée notamment avec tout ce qu’a apporté l’Association, mais dans les grandes lignes, le cœur n’a pas bougé, en fait. C’est à la fois désespérant, et en même temps il y a toujours une marge d’exploration, de choses à bouger. Tout le temps. Je ne sais pas si le genre en tant que tel est incapable de se renouveler ou si c’est l’industrie du livre de bande dessinée qui bloque les possibilités… les deux sans doute.

Xavier Guilbert : J’ai l’impression que le fait qu’il y ait une forme qui soit réifiée, identifiée, standardisée, dans une optique commerciale, c’est comme un trou noir : ça crée une attraction, cela déforme les alentours, et cela fait que cela attire beaucoup de choses. Cela a aussi conditionné tout un appareil de diffusion, de distribution. Aujourd’hui, une librairie qui fait de la bande dessinée va accepter de l’album pour des raisons toutes bêtes qui sont que ça rentre dans ses étagères, ça parle à ses clients, etc. Comment faire alors rentrer dans ces cases des objets qui ne correspondent pas à ces critères ?

Ève Mairot : Il faut peut-être aussi se mettre du point de vue de l’auteur lui-même. Vous, vous ne vivez pas de vos productions. Mais ceux qui consacrent entièrement leur vie à cette activité, comment vivent-ils ? C’est exactement la même chose, mais du point de vue de l’auteur. C’est quand même un concept qui n’est pas particulièrement commercial, en fait. Cela pourrait le devenir, je ne sais pas — mais pour les auteurs, tenter l’expérience alors qu’ils n’ont pas d’autres sources de revenu fait qu’ils sont forcément tentés d’entrer dans un moule bien défini avec une narration assez classique, etc.

Xavier Guilbert : Il faut aussi peut-être essayer d’aller à l’encontre des contraintes de la chaîne du livre aujourd’hui. Dans l’économie d’un livre vendu en librairie, on prend en compte le fait qu’à peu près la moitié du tirage terminera au pilon. Parce que la moitié du tirage est là pour faire de la présence au magasin, et pour être sûr que quand un acheteur potentiel se présente, le livre soit là. Globalement, pour beaucoup d’éditeurs, on est dans ce type d’équation.

Ève Mairot : Et puis le livre, il est présent, mais il n’est pas présent longtemps.

Yves Dymen : La finance et ses porteurs : les politiciens, infestent plus que jamais la planète, raison de plus pour persister à jouer… et par endroit renverser le jeu.

Xavier Guilbert : Trouver les manières de contourner cet aspect, de trouver un moyen de rencontrer son lecteur…

Ève Mairot : Il faudrait des personnes hyper convaincues, qui soient prêtes à tout sacrifier, ou à sacrifier énormément. Et je pense qu’il y a très peu de personnes qui peuvent se payer le luxe d’être dans ce schéma-là. Être déjà convaincu, ce n’est pas un luxe, on l’est ou on ne l’est pas. Il y a une démarche intellectuelle. Mais après, on ne peut pas tous se permettre financièrement de le faire.

Barthélémy Schwartz : Peut-être qu’ils voient des possibles que les autres ne voient pas, aussi. Et puis le fait que de tenter des expériences, cela peut aussi bouger ailleurs…

Ève Mairot : Ceci dit, il y a certainement des expériences, à mon avis, qui peuvent quand même bien marcher aussi dans le sens pécuniaire du terme. Je pense par exemple à ce qu’a fait McGuire avec son livre Ici : il y a quelque chose qui se passe… et cette œuvre a connu un certain succès.

Xavier Guilbert : Il est chez Gallimard, il n’est pas chez une petite maison d’édition…

Ève Mairot : Mais dans ce qui se fait d’intéressant, il rentrerait déjà plus dans cette catégorie.

Xavier Guilbert : L’élément qui me fait espérer par rapport à tout cela, c’est qu’Internet a changé beaucoup de choses. C’est vrai que du9 a la possibilité de toucher du monde bien plus large que ce que vous pouviez envisager à l’époque.

Balthazar Kaplan : Ça, c’est sûr.

Barthélémy Schwartz : Sans commune mesure, bien sûr.

Xavier Guilbert : Nous avons toutes nos archives en ligne, nous pouvons être lus par n’importe qui dans le monde — même si ça ne veut pas dire que nous le sommes. Ce rayonnement, grâce à Internet, est quelque chose qui permet d’aller au contact des gens au-delà de ce qui était jusque là la sphère d’influence que l’on pouvait avoir dans les limites de la circulation des biens et des gens physiques.

Barthélémy Schwartz : Il y a toujours cette idée que la bande dessinée ne bouge pas, parce que les gens qui ouvrent une bande dessinée s’attendent à un certain type de bande dessinée, un certain type de contenu. En même temps, on voit depuis pas mal d’années que les gens qui lisent des bandes dessinées sont aussi de gros lecteurs de livres autres que ceux de bande dessinée, et qu’ils peuvent très bien ouvrir un bouquin de sciences humaines sans trop d’efforts, parce qu’ils s’y intéressent. Mais bizarrement, quand il s’agit de bande dessinée, il faut fatalement que ce soit un truc qui soit beaucoup plus réduit, beaucoup plus simple. Il y a peut-être aussi une rupture au niveau de la représentation ou de l’idéologie. On peut imaginerdes bandes dessinées aussi complexes que des livres d’autres domaines (poésie, essais, romans…), et intéresser les lecteurs de livres, et pas seulement de bandes dessinées.

Xavier Guilbert : C’est peut-être aussi parce que la manière dont on envisage le lecteur de bande dessinée aujourd’hui, c’est un lecteur de bande dessinée qui est étroit.

Barthélémy Schwartz : Oui, mais quand on veut faire des choses qui sont un peu différentes en bande dessinée, et qu’on les présente dans des circuits dédiés à la bande dessinée, cela est perçu comme un objet difficilement lisible. Il y a une passerelle qui serait à trouver, et que personne ne trouve, en fait. Alors que ce même projet présenté ailleurs est tout à fait lisible…

Xavier Guilbert : C’est un peu tout le paradoxe de la librairie spécialisée de bande dessinée, qui n’a pas du tout toute la bande dessinée, et qui n’a souvent au contraire que des choses qui correspondent très exactement à sa définition la plus stricte.

Barthélémy Schwartz : Oui, c’est très normalisé.

Xavier Guilbert : Et si c’était à refaire ?

Balthazar Kaplan : Tu nous avais déjà posé la question (rire).

Xavier Guilbert : Mais à la lueur des tensions, de ce constat…

Balthazar Kaplan : Nous on ne le refera pas, je ne pense pas…

Xavier Guilbert : Bien sûr, pas le refaire aujourd’hui.

Ève Mairot : Ils n’ont pas de regrets, si c’est le sens de ta question, ils n’ont pas de regrets.

Xavier Guilbert : Même pas par rapport à la manière dont ça s’est passé ?

Barthélémy Schwartz : Ah non non non non.

Balthazar Kaplan : Non. Evidemment, peut-être que je serais resté un peu plus longtemps, mais je ne pense pas — à mon avis, cela n’aurait pas changé grand chose.

Barthélémy Schwartz : Non. On aurait apprécié que des gens qui pouvaient comprendre un peu mieux ce qu’on faisait, avec lesquels on aurait pu dialoguer plus, échanger avec nous, ç’aurait été bien. Mieux que d’avoir l’impression de parler — enfin, ce n’était pas parler dans le vide, parce que j’avais quand même l’idée qu’on parlait… on n’arrivait pas à toucher les contemporains, mais on allait arriver à toucher des gens au-delà des contemporains. Donc un rapport à la durée. Avec le côté très frustrant, qui est que tu as l’impression de parler dans le vide, et du coup, tu laisses un peu des traces pour des générations futures…

Ève Mairot : J’aurais quelque chose à ajouter. Je disais que je voyais la revue Dorénavant d’un regard amusé, et je pense qu’en fait je ne prenais pas tout cela trop au sérieux non plus. Tout simplement parce qu’il s’agissait d’un très petit tirage, fait par des gens très jeunes, qui, a priori, n’avaient pas une production dessinée…

Balthazar Kaplan : … monstrueuse (rire).

Ève Mairot : C’est ça, monstrueuse, ni, je dirais sans offenser personne, une virtuosité du dessin d’ailleurs, même si on peut faire de la bande dessinée sans être un virtuose du dessin. J’avais donc un regard amusé parce que, comme je ne creusais pas la théorie (maintenant je m’y intéresserais davantage), je peux comprendre qu’il y ait eu des gens pour dire : « mais sur quel terrain ils viennent, est-ce qu’ils ont seulement lu tout ce qui se faisait ? » — je ne pense pas que même à cette époque, vous connaissiez tous les magazines et les fanzines qu’il y avait. Vous en connaissiez les principaux. Donc je peux comprendre que Dorénavant ait été perçu avec une certaine réticence. Qui plus est, personne n’est vraiment visionnaire, et ne pouvait savoir ce qui allait advenir, à savoir la genère de toute la bande dessinée indépendante qui s’est avérée être très différente de ce qui existait à l’époque.

Balthazar Kaplan : Je pense que pour peut-être compléter ce que tu dis, et comme on l’a déjà évoqué, c’est qu’au moment de Dorénavant, on s’intéressait aussi à d’autres choses. Toi, tu as peut-être vu ça comme un élément du reste. On allait à des expos de peinture…

Ève Mairot : Oui, bien sûr, d’ailleurs j’y allais aussi.

Balthazar Kaplan : D’ailleurs, la revue Albatroz, il me semble qu’on y a participé, c’était contemporain de…

Barthélémy Schwartz : Ca devait coïncider avec le dernier numéro, plus ou moins à ce moment-là. C’est vers 1988, à peu près.

Balthazar Kaplan : Je sais que j’ai publié un texte dans l’Albatroz

Barthélémy Schwartz : Peut-être 1987 ou dès 1986…

Balthazar Kaplan : Oui, ça devait être contemporain, donc. On avait aussi des centres d’intérêt un peu extérieurs, on n’était pas mono-centrés sur la bande dessinée, donc c’est aussi pour ça que tu as peut-être vu ça comme un élément parmi le reste. Bon, cela a été un sujet de conversation assez important, et puis un moment de rencontre mais même pendant la période Dorénavant, on avait d’autres projets, en fait. Ce qui explique peut-être que quand on a arrêté Dorénavant, ce n’était pas une page qui se tournait, c’était une des choses que l’on faisait qui s’arrêtait…

Barthélémy Schwartz : Oui, ce n’était pas une fin. Cela ne terminait rien — en fait, ça terminait une expérience, voilà.

Balthazar Kaplan : Je sais que j’ai commencé à écrire à l’époque de Dorénavant. J’écrivais des petits textes, des poèmes, etc. Et cette partie-là a pris plus d’ampleur après, c’est tout. Je dis ça, parce que je pense que c’est important de voir que peut-être, ceux qui réfléchissent sur la bande dessinée sont aussi des gens qui ont été nourris par d’autres choses.

Ève Mairot : Ça me paraît évident.

Barthélémy Schwartz : Ça me fait penser, Xavier, à une remarque que tu avais faite là-dessus. Tu disais que les gens qui bougent, qui font des choses un peu novatrices, ce sont ceux qui s’intéressent à des choses autres que la bande dessinée. Nous, et puis d’autres aussi, ce n’est pas que nous nous intéressions à des choses qui étaient autres que la bande dessinée, c’est qu’on faisait aussi des choses en dehors de la bande dessinée. Et ça, ça change un peu la donne.

Balthazar Kaplan : Et bon, c’est une évidence, mais on ne s’est jamais posé la question en termes professionnel ou matériel. La question financière n’entrait pas en ligne de compte.

Xavier Guilbert : Mais si j’en crois ce qui est écrit dans De la misère, c’est aussi une position volontaire de ne pas être assujetti, d’être une sorte d’artiste pur…

Barthélémy Schwartz : Voilà, d’être libre, en fait. Mais je ne sais pas si c’est le terme « artiste pur », parce que ça ne veut rien dire. Mais un artiste qui n’est pas dans les contraintes.

Xavier Guilbert : Voilà.

Stéphane Goarnisson : C’est le terme employé par [Didier] Pasamonik, La critique de la bande dessinée pure. On était un peu sur ce versant quand même (rires).

Balthazar Kaplan : Oui, mais moi je n’aime pas du tout le mot « pur », parce qu’en plus il a tant de connotations épouvantables que… au contraire, je dirais qu’il faudrait plutôt aller du côté de l’impureté. Que la bande dessinée se métisse avec la peinture, avec la littérature. C’est pour cela que le terme de « bande dessinée pure », vraiment, pour moi, ce serait presque un contresens. Il faut au contraire que ça se métisse.

Barthélémy Schwartz : Il y avait d’un côté ne pas vivre de ses créations, avec toutes les contraintes qui y était attachées, et de l’autre ne pas se diffuser qu’en bande dessinée, et ça on a dû mal s’y prendre là-dessus, parce qu’effectivement, comme on publiait très peu dans la revue — mais on créait très peu aussi — on montrait des choses en dehors de la bande dessinée. Notamment au Marché de la Poésie qui est un peu le petit Festival d’Angoulême de la poésie qui a lieu à Paris. On montrait des créations de bande dessinée en poésie à des gens qui ne s’intéressaient pas à la bande dessinée, mais qui trouvaient ça intéressant. C’est comme ça qu’on a rencontré Stéphane. Il y avait donc l’idée de chercher d’autres territoires où montrer nos créations. Un peu casser le territoire de la bande dessinée. Même si ça a eu l’inconvénient de montrer moins de choses, aussi, en bande dessinée.

Xavier Guilbert : Après une longue parenthèse, Barthélémy comme Balthazar ont fini par revenir vers la bande dessinée. Avez-vous connu pareille réactivation ?

Stéphane Goarnisson : Non, c’est tout à fait par hasard que je me suis remis à faire de la bande dessinée. Mais c’est toujours un peu dans le même esprit, j’en ai peur. C’est à dire, le détournement d’images. J’aimais réaliser ça tout seul, et puis je crois que ça me trottait dans la tête. Le concept est simple, c’est le concept que les lettristes avaient énoncé, ou les surréalistes : faire des livres entièrement constitués de citations. Ensuite, les lettristes avaient imaginé — par exemple, Marïen dans les Lèvres Nues avait imaginé de faire des films entièrement faits d’extraits de films. Et donc, cette histoire de refaire des bandes dessinées expérimentales de ce type, me trottait par la tête. Tout à fait fortuitement, je me suis mis à collectionner les comics italiens, les fumetti neri. Et comme c’étaient des images très faciles à utiliser, après quelques tâtonnements, j’ai trouvé qu’on pouvait simplement en associer deux, les associer deux par deux. Donc voilà, j’ai commencé à produire, produire, produire… et puis voilà, c’est reparti. Là, actuellement, j’ai en chantier des tas de bandes dessinées. Je collectionne des images par thèmes… je vois, j’essaie de voir ce qu’il y a dans les blancs du récit. Des fois, dans un récit bédéïque, il y a une action, tout ça, et puis les personnages font parfois des apartés, sur toutes sortes de sujets : la politique, l’art… Toutes sortes de sujets. Il y a des blancs, comme ça, dans les récits. Et donc, là, quand je ne suis pas trop pris par le récit, je m’arrête, et puis je découpe l’image, et je les classe. Et puis j’essaie de les arranger.

Xavier Guilbert : Sortir Le Flip de Paris aujourd’hui, cela correspond à quelle volonté ? Une volonté patrimoniale ?

Stéphane Goarnisson : Oh, c’est à mon éditeur qu’il faut demander…

Xavier Guilbert : Mais aussi à l’auteur.

Stéphane Goarnisson : Oui, mais moi je ne suis qu’un misérable exécutant.

Xavier Guilbert : Donc on revient dans la critique qui était faite dès De la misère : lorsque l’auteur se confie à l’éditeur, il doit accepter d’être traité et exploité… (rires)

Barthélémy Schwartz : Ève et moi, nous avons réédité — nous avons édité Flip de Paris, parce qu’il n’avait été publié que quelques pages dans Dorénavant. On l’a partiellement republié, en 2014, avec un peu plus de pages dans L’échaudée, mais il n’a jamais existé en livre, en fait. D’ailleurs, moi-même, j’avais dû le voir en entier à l’époque, mais je ne m’en souvenais pas. Et nous l’avons réédité parce qu’en fait — il est toujours aussi moderne, tout simplement. Il est aussi lisible aujourd’hui qu’il l’était auparavant, et il est toujours aussi dans les marges de ce qui se fait aujourd’hui, et toujours en avance par rapport à ce qui se fait aujourd’hui. Voilà. C’est pour cela qu’on l’a sorti. Et lui, c’est un malheureux auteur qui s’est fait une grosse douleur à accepter ce sacrifice…

[Entretien initié par mail, prolongé autour d’une table de café à Angoulême, et conclu par mail entre janvier et avril 2016. En illustration, l’intégralité du dossier destiné au CNL préparé par Yves Dymen en 1989.]

Entretien par en juin 2016