Sammy Harkham

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Faut-il vraiment présenter Sammy Harkham? Auteur remarqué (pour son Poor Sailor ou les énigmatiques premiers numéros de Crickets), éditeur incontournable avec Kramers Ergot (dont l'immense numéro 7 fut un temps le point culminant), cela faisait néanmoins plusieurs années qu'il se montrait discret, après la sortie en 2012 d'un KE8 en demi-teinte et d'une anthologie personnelle (Everything Together) en forme de bilan... jusqu'à cette année 2015, dotée de tous les accents d'une renaissance.

Xavier Guilbert : Je pensais commencer par une question sur laquelle nous aurons le temps de revenir ensuite. Comment te définirais-tu ? Plutôt un auteur de bande dessinée qui dirige des anthologies, ou un éditeur d’anthologie qui fait parfois de la bande dessinée ?

Sammy Harkham : Un auteur de bande dessinée, sans aucun doute. Et je pense que diriger des anthologies fait partie du processus de l’auteur de bande dessinée. Je crois que si tu prends n’importe quel auteur, chacun se retrouve à développer des stratégies très précises par rapport aux œuvres qui entrent dans son processus, son mode de pensée, sa philosophie dans l’abord de la création — parce que la création devient le cœur de sa vie. Ce qui fait que les œuvres avec lesquelles ils interagissent sont généralement celles qui les ont profondément marqués durant leur jeunesse, à ce moment particulier. C’est là qu’ils reviennent, encore et encore. Il y a ensuite leurs pairs, ceux avec qui ils ont grandi, qui les ont vu grandir et qui échangent avec eux — ça aussi. Quand les jeunes auteurs débarquent, au début ils ont l’impression qu’ils ne comprennent pas le contexte, ou s’ils arrivent à en percevoir les influences — elles ne les séduisent pas, tu vois ? C’est un jugement assez général, mais qui contient une part de vérité.
Pour moi, Kramers Ergot est une manière de toujours apporter de l’enthousiasme et de l’énergie pour le médium. Parce que j’observe que le médium est très — c’est désolant de voir combien aux Etats-Unis, le médium est… associé à l’animation ou à l’illustration. Alors que pour moi, ce qui m’excite dans la bande dessinée, c’est la bande dessinée. L’histoire de ces petits dessins sur papier. Beaucoup de grands auteurs perçoivent un lien entre l’animation et la bande dessinée — pas moi. Et je n’aime pas cette association. Je ne vois pas ce qu’il y a vraiment à en tirer. Vraiment pas. Pour moi, il y a une tradition bien plus intéressante à trouver dans l’art ou la littérature ou le cinéma. Je pense que le cinéma est utile, simplement parce qu’il s’agit de narration visuelle, et qu’il y a une dimension dramatique, généralement. On trouve très peu d’auteurs de bande dessinée en Amérique — je devrais dire en Amérique du Nord — qui s’intéressent à la littérature, à la prose. La plupart des bandes dessinées, et même les meilleures, travaillent encore autour de la forme dramatique de l’écriture.
Moi, j’ai envie de m’enthousiasmer pour le médium, et je veux m’enthousiasmer pour — voilà quelque chose qu’il est bon de faire, et il s’y passe de grandes choses, et Kramers s’inscrit là-dedans. C’est un peu un recueil de tout ce qui m’enthousiasme, tu vois ? Et je veux que Kramers puisse être quelque chose qui se permette de publier des travaux plus vieux ou récents — et n’importe quoi entre les deux. Des rééditions. En fait, je voulais que cela puisse être ce recueil qui soit très — personnel, mais quelque chose qui reste ouvert aux autres. Mais pour moi, cela participe vraiment de mon processus de création. Cela m’aide à trouver l’inspiration.

Xavier Guilbert : Puisque l’on parle de Kramers, en rétrospective, comment expliques-tu l’attention soudaine qui a entouré le numéro 4 ? J’ai l’impression que c’est ce numéro qui l’a porté à l’attention de tous. Et les numéros suivants ont plus ou moins cimenté une sorte « d’image de marque ». À voir les réactions à l’annonce de la sortie du neuvième numéro…

Sammy Harkham : C’est intéressant. Je ne le comprends pas complètement moi-même. Je pense qu’il y avait beaucoup d’autres personnes qui publiaient des choses comparables. Je ne pense pas que leur esthétique était aussi arrêtée qu’elle l’était dans Kramers Ergot 4, et je pense qu’il y a le poids du nombre. Je crois que c’est assez impressionnant pour un lecteur, face à un livre, de se dire : « Je crois que je connais Matt Brinkman, et je crois que je connais CF, et je suis sûr d’avoir vu Ron Regé Jr. dans un recueil chez Fantagraphics ou Drawn+Quarterly. » Mais les retirer de ce contexte, et les présenter dans un livre qui ne porte pas de titre sur la couverture, et qui n’essaie pas de placer leur travail dans un projet éditorial, mais qui simplement le — te le jette en pleine figure. Je pense que la force de tout cela a fini par donner un tout qui était plus que la seule somme de ses parties, tu vois ? Et je pense que sans aucun calcul, il se trouvait qu’il y avait une esthétique, une identité visuelle, qui était… en fait, à la mode à cette époque. Parce que nous avions — tu sais, j’ai auto-publié ce livre, je ne l’ai pas envoyé à la presse. Je l’ai fait, tout simplement, et puis j’ai commencé à faire les salons avec. Et il a fini par se retrouver mentionné dans des magazines de mode, des magazines culturels — et clairement, il y avait là quelque chose qui sonnait comme : « la bande dessinée est cool ». Tu vois, rien de plus. « Oh, voilà un truc cool pour les gens qui ne s’intéressent pas à la bande dessinée. » Mais c’est quelque chose qui va immanquablement fluctuer en fonction d’où se situe la culture, la culture au sens large, et puis Kramers en particulier.

Xavier Guilbert : J’ai aussi l’impression que Kramers n’a jamais été vraiment perçu comme se limitant à la bande dessinée. Fantagraphics, Drawn & Quarterly, ou encore Top Shelf ont fait des anthologies, qui chacune mettait avant une vision éditoriale bien précise. Et puis il y a aussi la série des Best American Comics, qui est plus traditionnelle dans…

Sammy Harkham : Il y a plusieurs éditeurs.

Xavier Guilbert : C’est vrai, mais il y a essentiellement de la bande dessinée — alors que tu n’hésites pas à mélanger.

Sammy Harkham : C’est vrai, je ne me rends même pas compte que je le fais, mais tu as raison. Je crois que le dernier numéro avait les images de synthèse de Takeshi Murata…

Xavier Guilbert : Oui, mais même ce que fait Marc Bell… il a sa production de bande dessinée « traditionnelle » (d’un point de vue technique), avec des cases et des phylactères. Mais il fait aussi ces grandes pages remplies de mots et de dessins, et même s’il s’y trouve des choses qui utilisent les techniques narratives de la bande dessinée, c’est très différent.

Sammy Harkham : J’imagine que c’est une question de sensibilité. Cela transmet une certaine sensibilité, une impression, ce qui fait que ça s’apprécie comme de la bande dessinée, même s’il s’agit de collage ou de dessin. C’est devenu plus difficile, en fait, d’envisager de — si je décide d’inclure des choses qui ne sont pas de la bande dessinée, c’est devenu plus difficile maintenant, à cause d’Internet. Les gens ont leurs tumblrs, et ils peuvent passer en revue tant de travaux et — tu vois, ils peuvent faire eux-mêmes leur propre sélection. Ce qui fait qu’on se retrouve à plus s’attacher à la narration, mais… Oui, j’essaie simplement de penser à un ton et à une impression, et de créer un livre qui, depuis la première page jusqu’à la page 300, porte cette impression. Et qui, espérons-le, fonctionne de la même manière qu’un livre autonome fait par un auteur, avec un thème ou une idée englobante, mais ce n’est pas facile à obtenir. Je pense que ce sont des livres beaucoup plus dynamiques, parce qu’ils ne sont pas… les intentions ne sont pas clairement définies. Quand les intentions ne sont pas clairement définies, cela laisse un espace pour que le lecteur puisse les laisser — les laisser s’installer.

Xavier Guilbert : Quel genre de processus cela requiert-il ? Tu dois avoir un carnet d’adresse d’auteurs que tu connais, et dont tu sais que tu peux discuter avec eux et leur passer commande. Fais-tu des demandes précises, as-tu une idée a priori de ce que tu recherches ?

Sammy Harkham : C’est toujours changeant, parce que l’objectif est toujours de faire un livre meilleur que le précédent. Le processus — tu sais, je ne termine jamais un numéro en étant satisfait. Il s’agit toujours de trouver de meilleures manières de faire les choses. J’ai travaillé avec des auteurs en leur demandant : « je veux 24 pages, je veux 5 pages de tes carnets, deux histoires de 10 pages » — tu vois, des choses très précises. Surtout si je vois leurs carnets, ou leurs autres boulots quand je suis chez eux — je m’enthousiasme, et je leur dis : on devrait montrer tout ça. Avec Marc, pour Kramers Ergot 4, il avait bien sûr déjà publié, il avait fait des trucs. Mais il y avait tellement de matière, que j’ai dit que ce serait super d’avoir par exemple une page avec ses personnages, une autre page avec des dessins, et puis une autre page avec seulement ses petits récits en bande dessinée — parce que… tu vois, je pensais que ce livre était l’endroit idéal pour montrer tout ce boulot.
Je dirais que pour celui sur lequel je suis en train de travailler, je me contente de dire aux gens que je travaille dessus, et que s’ils ont des choses à me proposer, qu’ils me les envoient. Mais ils m’envoient tous de la bande dessinée, alors je dois ensuite revenir vers eux et leur dire : « si vous avez n’importe quel boulot — des dessins, de la peinture, n’importe quoi sur lequel vous êtes en train de travailler et que vous voulez me montrer, et que je pourrais utiliser, faites-le. » Parce que plus j’ai de matériel dans lequel faire mon choix, mieux c’est. Comme pour un monteur de cinéma, qui aurait plus de matière pour assembler un film.
Tu vois, le processus est principalement de faire savoir à tout le monde : « c’est en train de se faire, j’y travaille, envoyez-moi — dès que c’est prêt, envoyez-moi. » Et de cette manière, je ne suis pas — je peux encore y travailler, je peux prendre du recul et considérer l’ensemble, et je ne suis pas obligé à vérifier que chaque personne qui m’avait dit qu’elle m’enverrait quelque chose l’a vraiment fait. Parce que c’est pratiquement un boulot à plein temps.

Xavier Guilbert : Comment gères-tu les réponses négatives ? Parce que c’est aussi……

Sammy Harkham : Ça en fait partie. Je crois… j’essaie de traiter les gens de la manière dont j’aimerait qu’on me traite. Je m’adresse à des gens qui ont assez de confiance en eux pour savoir que si je leur demande de m’envoyer quelque chose, cela signifie que je les apprécie. Que je suis un fan de leur travail. Et si quelque chose ne trouve pas sa place, ce n’est pas parce que l’histoire n’est pas bonne, c’est simplement parce que ça ne trouve pas sa place, tu vois ? Pour la plupart des auteurs que j’apprécie, il n’y a pas de récits que j’aime et d’autres que je déteste. J’aime le tout, parce que chaque récit impacte — chaque nouveau récit a un impact sur tous les précédents. Et tout cela s’inscrit dans un continuum. Si je pense que quelque chose convient mais que je ne vais pas l’utiliser, c’est uniquement parce que le livre part dans une certaine direction, et qu’un nouveau récit va soit y contribuer, soit t’en faire sortir. Tu sais, j’espère — j’essaie simplement de les traiter avec respect, et de leur dire que ça ne marchera pas pour celui-là.

Xavier Guilbert : Comment fais-tu pour t’assurer que tes propres contributions conviennent ? Parce que tu es au sommaire de la plupart des Kramers Ergot que j’ai eus entre les mains…

Sammy Harkham : Je suis présent dans tous. Parfois, seulement avec deux pages, ou même une seule. Généralement, je fais ma contribution à la fin, parce que je sais ce qui manque. Pour le dernier numéro, je ne devrais pas y être, mais je savais ce que je voulais que le livre soit, et on se disait qu’il y manquait quelque chose, et j’avais une idée bien précise de ce que je voulais. Alors, j’ai demandé autour de moi. J’ai demandé à Anders Nilsen : « hey, tu vois, j’ai besoin d’un récit muet, quelque chose comme ça, et il me faudrait douze pages. » On en a discuté, et puis il n’a pas — Il n’avait pas le temps de s’y consacrer. Et finalement, j’ai dû accepter de le faire moi-même. Ce n’est pas quelque chose qui me plait, mais tu sais, d’un point de vue de l’auteur, c’est bien, parce que tu produis un travail que tu n’aurais pas fait dans d’autres circonstances. Mais sinon, oui, c’est difficile d’être son propre éditeur. J’essaie de m’appuyer sur les gens qui sont en quelque sorte mes éditeurs. Il y a quelques personnes à qui j’envoie mon travail, qui ont bon goût et un bon regard critique, et qui peuvent me dire « ce gag ne fonctionne pas », ou « là c’est un peu confus », tu vois ? Et j’en ai vraiment besoin, c’est quelque chose que je recherche.

Xavier Guilbert : J’aimerais que l’on s’attarde un peu sur le Kramers Egot #7 — surtout vu ce que nous venons d’évoquer…

Sammy Harkham : D’accord. Je l’ai feuilleté, pas plus tard qu’hier. C’était la première fois depuis — cinq ans ?

Xavier Guilbert : D’où est venue cette idée de faire un livre aussi démesuré, au départ ?

Sammy Harkham : Bon — il y a plusieurs choses. La raison pour laquelle c’était une bonne idée était que — nous avions fait les derniers numéros à la suite, et je me disais : « bon, ben voilà, on va s’y remettre »… Mais tu ne veux pas conserver, encore et encore, le même groupe d’auteurs. Ce qui fait que je suis allé —  il y avait cette exposition qui a tourné dans les musées américains, qui s’appelait « Masters of American Cartooning » (« Les maîtres de la bande dessinée américaine »), et alors que je visitais cette exposition, de voir tous ces originaux, je me suis dit : « wow, c’est vraiment agréable de pouvoir regarder quelque chose, et de pouvoir le lire aussi. » J’ai pensé que c’était un format intéressant, et plus tard j’ai rencontré Peter Maresca — c’est un éditeur, Sunday Press Books. C’est lui qui a fait les livres de Little Nemo et de Gasoline Alley. Je ne sais plus si Gasoline Alley était le premier, ou si c’était après… Mais il avait commencé à faire ces livres de très grand format, et je me suis dit — eh bien, c’est intéressant, puisque c’est le format original auquel travaillaient ces auteurs. Et j’ai pensé : si on prenait des auteurs d’aujourd’hui, et qu’on les faisait travailler à ce format, leur travail apparaîtrait comme complètement nouveau. Même si je me limitais à travailler avec exactement le même groupe d’auteurs que par le passé, on aurait l’impression de ne jamais les avoir rencontrés auparavant. C’est familier, mais c’est une expérience complètement différente. J’étais convaincu que ça pouvait donner quelque chose. Et puis cela me permettait de contacter des gens que tout le monde connaît, mais vers qui je ne me tourne pas d’habitude. Des gens comme Jaime Hernandez, tu vois, ou Dan Clowes. Des gens qui — il n’y a pas vraiment de raison qu’ils contribuent à une anthologie, habituellement, mais là, c’était un projet vraiment à part. Je me suis dit : voilà, cela pourrait être un moyen d’embarquer encore plus d’auteurs intéressants, et cela a fourni l’étincelle pour le projet.

Xavier Guilbert : Es-tu satisfait de la manière dont ils se sont appropriés ce format inhabituel ?

Sammy Harkham : Je crois — je crois que j’aurais pu faire un meilleur boulot d’éditeur. Je crois qu’ils ont chacun fait au mieux de ce qu’ils pouvaient faire, mais… tu sais, le problème en bande dessinée — je ne sais pas si c’est aussi un problème en Europe — mais en Amérique, il y a cette tradition qui veut qu’il n’y ait pas d’intervention éditoriale dans la bande dessinée alternative, depuis Crumb. Parce que je pense que c’est Crumb qui a dit : « voici ce que je fais, c’est à prendre ou à laisser, si ça te pose un problème, tu sais — vas te faire voir. » Et cette tradition qui dicte que « l’auteur sait ce qu’il fait, fout-lui la paix » nous amène aujourd’hui à une époque où la bande dessinée est plus ou moins considérée avec le même sérieux que la littérature, mais nous n’avons pas d’éditeurs. Et nous n’avons personne pour tester nos idées ou nous aider à les améliorer, comme c’est le cas pour les écrivains. Ou comme cela se passe pour les artistes qui travaillent avec des galeries, qui ont un galeriste qui leur dit, tu vois, nous allons mettre l’emphase là, ou pousser ça ici, ou que sais-je encore. Donc — je pense que j’aurais pu faire un meilleur boulot, en donnant plus de direction. Quand j’ai feuilleté le livre hier, je me suis dit — tu sais, c’était un peu : « wow, c’est chouette, c’est chouette, » et puis d’un coup c’était « ah mince, on aurait pu mettre ça mieux, on aurait pu lui demander de refaire le titre, » et… tu vois, pousser les choses un peu plus loin. Parce que je pense que quand tu travailles à ces dimensions, quand tu as un livre comme celui-ci, tu veux que tout fonctionne vraiment. Parce que c’est — nous reposons tous les uns sur les autres. Chacun dépend des autres pour que le livre fonctionne dans son ensemble.

Xavier Guilbert : Du point de vue du lecteur, c’est un livre énorme, et certains l’ont trouvé trop cher. Pour ma part, j’ai eu du mal à le lire, tout simplement parce qu’il faut l’ouvrir à plat sur le lit, et le lire comme ça, ce qui m’a ramené à mon enfance.

Sammy Harkham : Je pense que c’était une expérience à faire. Tu essaies en te disant : ça devrait être amusant à faire. J’aimerais pouvoir le refaire, mais je ne pense pas que je pourrais.

Xavier Guilbert : Ce que je veux dire, c’est qu’il est immense, mais — fallait-il qu’il soit aussi grand ? Certes, pour certaines contributions, comme celle de Chris Ware pour laquelle l’enfant dessiné au milieu de la double page est à taille réelle…

Sammy Harkham : Super exemple de l’utilisation de la page.

Xavier Guilbert : C’est aussi le cas pour Tom Gauld et Ruppert & Mulot…

Sammy Harkham : C’est vrai. En fait, ma vision à l’époque était que — quand je regardais les livres de Little Nemo et d’autres ouvrages de ce format, je me disais : « wow, tout prend une autre dimension en qualité. » C’était l’idée, que même si quelque chose peut fonctionner au format A4 — le simple fait de le voir si grand oblige à le considérer d’une manière nouvelle. Je pense vraiment que si je devais éditer ce livre aujourd’hui, je me montrerais plus présent, à imprimer chaque page, l’examiner de près et ne pas hésiter à dire : « pff, ça c’est bon, ça ça saute, il faut corriger cette case, il faut faire ça… » Kim Deitch aussi a fait une page incroyable, avec toutes les capsules de bouteilles. Et tu sais, il y a — c’est un processus d’apprentissage constant.

Xavier Guilbert : Dirais-tu qu’aujourd’hui, pour le neuvième numéro, tu fais un travail éditorial plus proactif sur les contributions que tu reçois ?

Sammy Harkham : Oui, oui. J’ai fait modifier des histoires à certaines personnes, j’ai donné beaucoup de remarques sur beaucoup d’histoires. Des remarques mineures, mais aussi des majeures.

Xavier Guilbert : Comment les auteurs ont-ils réagi ?

Sammy Harkham : Ils ont adoré.

Xavier Guilbert : C’était donc peut-être une limitation que tu…

Sammy Harkham : … qui n’était pas utile. J’en suis convaincu. Mais il faut te rappeler que quand j’ai fait Kramers #4, j’avais 22 ans. Et quand tu as 22 ans, ce n’est pas facile de dire : « je veux ça, fais ça, bouge ça… » Mais je me suis rendu compte qu’en ce qui me concerne, quand je travaille avec un éditeur sur un projet — je lui demande : « qu’en penses-tu ? tu veux que je fasse cette couverture, qu’est-ce qui est le mieux — qu’est-ce que tu veux ? beaucoup de dessins, quelque chose de dingue, quelque chose de calme ? » J’aime travailler à partir des attentes des gens, pour y répondre. Et quand j’ai compris ça, je me suis dit qu’il me fallait rendre la pareille. Et tu sais, je ne pense pas que — quelqu’un comme Kim Deitch, c’est un maître de la bande dessinée, il m’a envoyé une histoire, et c’était parfait. Mais je ne sais pas — par chance, je n’ai pas eu besoin de lui demander. Parce que peut-être qu’il n’accepterait pas la critique. Tu vois ce que je veux dire ? Mais bon, par chance, il n’y avait pas de problème avec lui, mais — avec certains auteurs, tu connais un peu leur personnalité, et il faut savoir comment les gérer. Mais une fois qu’une histoire est acceptée, elle est acceptée. Et à ce moment-là, je n’ai aucun problème pour dire à n’importe quel auteur — s’il y a un seul problème, s’il y a ce truc qui ne marche pas, je suis convaincu que je serai capable de le mentionner. Et je pense qu’ils aiment ça. Eh oui.

Xavier Guilbert : Une dernière chose à propos du #7 — je ne sais pas si tu avais vu ça, mais au moment où il est sorti, quelqu’un sur Internet en a fait une version à « taille normale », ou au moins une version plus petite. Je ne sais plus si c’était en utilisant des photocopies ou en redessinant vraiment l’ensemble, mais — qu’en penses-tu ?

Sammy Harkham : J’avais trouvé ça super. Je ne sais même pas s’ils l’ont vraiment fait. C’était un petit Kramers #7, c’est ça ?

Xavier Guilbert : Oui oui, exactement.

Sammy Harkham : Je ne sais pas, c’était peut-être — quelqu’un avait discuté avec le type qui l’avait fait, et il avait dit que ce n’était qu’une plaisanterie conceptuelle. Je ne pense pas qu’ils l’aient vraiment fabriqué. Mais je trouvais l’idée super. Je pense que — si tu arrives à faire quelque chose qui vit ensuite sa vie, et qui peut inspirer d’autres choses, et que les gens y apportent leur commentaire, c’est super.

Xavier Guilbert : Tu disais que grâce à cette résidence (PFC), tu es confronté à beaucoup d’auteurs européens. Pourtant, on trouve déjà dans Kramers Ergot des gens comme Tom Gauld qui est anglais, ou encore Ruppert & Mulot…

Sammy Harkham : Toujours. J’essaie toujours de rester au courant, ce qui fait que je suis — j’ai toujours, autant que possible, prêté attention à ce que les gens sont en train de faire.

Xavier Guilbert : Dans le sixième numéro, il y avait aussi l’extrait du Norakuro de Tagawa Suihô.

Sammy Harkham : Et puis Helge [Reumann] et Xavier [Robel] avaient fait la couverture, et ils avaient une section entière. J’ai aussi travaillé avec Tobias Schalken…

Xavier Guilbert : Norakuro m’intrigue, parce que c’est, à ma connaissance, la seule fois où tu as utilisé le travail d’un auteur décédé, avec ces pages en couleurs qui sont absolument superbes. Et c’était également la première fois que l’on pouvait découvrir ce genre de travail en Occident, puisqu’il n’existe qu’en Japonais.

Sammy Harkham : Les Japonais en ont honte, parce que c’est fasciste. Ce qui fait que ça rend difficile — je ne sais même pas si c’est toujours disponible, même au Japon.

Xavier Guilbert : J’en ai une édition au format bunkô qui date, je crois, du début des années 1990. Et il est encore assez facile de trouver les éditions originales des années 1940 dans des boutiques d’occasion comme Mandarake.

Sammy Harkham : Ah, d’accord. C’est intéressant, parce que n’est vraiment pas disponible en Occident. A-t’il été traduit en France ?

Xavier Guilbert : Non, Thierry Groensteen m’avait dit que ça l’intéressait, mais pour l’instant, je n’ai rien vu.

Sammy Harkham : Ouais. Je veux dire, je trouve ça superbe. Pour moi, c’est une grande bande dessinée. C’est superbe la manière dont ils sont imprimés, les couleurs, les personnages, les histoires — c’est vrai, c’est très fort. C’est vraiment très fort. J’adore ça.

Xavier Guilbert : Avec Internet, on a pu voir émerger beaucoup de manga d’avant-guerre. Serait-ce le genre de chose qu’il t’intéresserait de refaire, ou… ?

Sammy Harkham : En fait, je suis toujours en recherche. Je vois des trucs qui viennent du Japon, j’aime beaucoup de ces vieux mangas, mais pour Kramers, je me rends compte que je cherche quelque chose de particulier. J’aime les travaux qui résonnent fortement aujourd’hui, quelle que soit l’époque à laquelle ils ont été réalisés. Ce qui fait qu’ils s’intègrent, esthétiquement parlant, avec tout le reste. C’est le cas pour ce que l’on a republié par le passé, parce que nous avons aussi fait Marc Smeets. Mais quand on republie quelque chose, il est important pour moi que la personne qui feuillette le perçoive comme un tout cohérent, tu vois ? Parfois, il y a des travaux que j’aime, mais que — argh, j’ai le sentiment que ça ne peut pas trouver sa place dans Kramers. Peut-être puis-je aider à le publier de manière indépendante, ou faire quelque chose avec. Mais pour Kramers, il faut que cela rentre dans cette vision personnelle d’une bande dessinée très précise.

Xavier Guilbert : En tant que lecteur, je me tourne vers Kramers en attendant d’être surpris. Et Norakuro était l’une de ces surprises.

Sammy Harkham : Oui, ça s’y intègre vraiment bien. Tu sais, même d’avoir une page de texte, c’était pertinent. C’est Paul Gravett qui l’a rédigée — et tout cela a fonctionné, finalement. Mais pour ce genre de chose, c’est au cas par cas, je pense, il faut simplement trouver le genre de travail qui s’intègre vraiment au sein des auteurs modernes, des nouvelles productions et tout ça.

Xavier Guilbert : Tu travailles au neuvième numéro de Kramers Ergot — qu’est-ce qui a déclenché le besoin, ou l’envie de t’y remettre ?

Sammy Harkham : C’est toujours pareil, c’est d’aller — j’ai la conviction de pouvoir faire un bon livre. Je crois que s’il y avait tout un tas de bonnes anthologies qui faisaient le boulot à ma place, je n’aurais pas à le faire. Mais ce n’est pas le cas. Le genre de truc que je recherche, il n’existe pas, mais j’aimerais pouvoir le lire, et puis je vois qu’il y a beaucoup de gens très talentueux, et beaucoup de très bon boulots. Et je me retrouve à me dire que j’aimerais bien voir tout ça présenté d’une manière qui soit excitante, tu vois ? Si RAW existait toujours, peut-être que je n’aurais pas besoin de le faire. Si Mould Map sortait plus souvent, ou si Volcan sortait plus souvent… tu vois ? Alors oui, peut-être que je ne ressentirais pas ce besoin. Mais c’est clairement là qu’il faut aller chercher. C’est la seule raison. Et là, alors que je finis le numéro 9 — je sais ce qui va se passer, je le sais déjà. Le livre va être terminé, je vais être épuisé, je ne vais plus vouloir voir le livre, je ne vais pas le regarder, je ne vais même pas vouloir en parler (rire). Je ne vais plus vouloir avoir quoi que ce soit à faire avec. Tu sais ? Et puis, quelques années passent, et voilà que je tombe sur tel truc ici, et puis sur tel autre truc là, et je me dis : « Oh, il faudrait vraiment republier un numéro de Dirty Plotte, en plein milieu — tiens, le numéro 6. Allons-y, avec Dirty Plotte, en plein milieu. » Et puis — tu vois, il y a une histoire d’Hervé Tanquerelle, qui est français, un récit qui était dans Comics 2000. Qui l’a lu ? Cela fait si longtemps… il faut que quelqu’un réédite ça. Ce qui fait que : « bon, j’ai ce truc que je veux faire, et puis il y a ce truc avec Julie [Doucet] qui peut-être, me laissera republier un numéro complet de Dirty Plotte, et puis il y a ce jeune auteur en France et ce type du Minnesota qui fait des minicomics… » Et puis tu te dis que ça commence, qu’il y a quelque chose, et progressivement — tu es dedans. Te voilà reparti pour un tour jusqu’au prochain, et tu espères que tout va bien se passer et que ce sera un bon bouquin.
C’est dur. Ce sont des livres difficiles. Parce que c’est très — je crois que la plupart des anthologies sont réalisées par des éditeurs, qui ont beaucoup de projets et pour eux, les anthologies, c’est un peu — « on va le mettre là. » Alors que pour les vraiment bonnes anthologies, il y a des éditeurs qui sont complètement — Chris Oliveiros, quand il commence l’anthologie Drawn & Quarterly, c’est une super anthologie, parce qu’il y met tout ce qu’il peut. Il ne pense pas à faire des livres indépendants. C’est la même chose pour Art [Spiegelmann] et Françoise [Mouly]. C’était leur unique préoccupation. Ils avaient un boulot à côté et d’autres trucs, mais ils s’y consacraient vraiment pleinement. Ce qui fait que cela demande beaucoup de soi-même, mais je vais continuer, je pense, tant que je trouve une raison de le faire. Si j’arrête, alors je — ça voudra dire que tout va bien dans la bande dessinée, et que quelqu’un d’autre m’aura déchargé de ce fardeau.

Xavier Guilbert : Donc c’est quelque chose qui se construit progressivement, jusqu’à ce que le besoin soit irrépressible ?

Sammy Harkham : Oh oui. Par chance, il y a beaucoup de très bons manga, Breakdown Press a commencé à sortir quelques livres, pareil pour Fantagraphics ou Drawn and Quarterly. Ce qui fait que — okay. Tsuge — impossible, pas vrai ? On le sait tous, traduire Tsuge en anglais, c’est juste impossible.

Xavier Guilbert : Si ça peut te rassurer, c’est impossible en français aussi.

Sammy Harkham : Et voilà !

Xavier Guilbert : C’est une personnalité très complexe.

Sammy Harkham : Tout à fait. Mais si quelqu’un venait me voir en me disant : « j’ai contacté Tsuge, il voudrait être dans Kramers Ergot #10″, sans hésitation je dirais : « okay, on fait un numéro. » Le numéro serait super simple, tu vois ? Il suffit de travailler avec les choses qui — qui te passionnent. Et je pense que le fait de devenir un meilleur éditeur, et de vraiment plus pousser les gens, je pense que ça peut — j’espère que le numéro 9 est bon. Si le numéro 9 est bon du début à la fin, on aura tous l’impression d’entrer dans une autre époque. Parce que je veux vraiment — j’ai une idée que je voudrais essayer pour le numéro 10. Je voudrais qu’il soit un peu plus grand, mais pas aussi épais — mais pas aussi grand que 41 x 53 cm, juste un peu plus grand. Je pense — je commence à y penser, parce que tu veux t’ouvrir des possibilités. Tu veux laisser des possibilités aux auteurs, tu veux pouvoir leur dire : « voici cet espace, et tu peux en fait ce que tu veux. » Mais en même temps — je pense qu’on lutte aussi avec les ambitions des autres auteurs. Tu veux qu’ils soient meilleurs, tu veux qu’ils soient — tu veux qu’ils soient ce que tu penses qu’ils peuvent être. En ce qui concerne beaucoup des plus jeunes auteurs, et pour beaucoup de ma génération, je leur dis : « ne pensez pas que vous pouvez m’envoyer n’importe quoi, et je le publierai. » Il faut vraiment qu’ils se dépassent un peu. Mais ça en vaut le coup. Donc on verra.

Xavier Guilbert : Comment réagis-tu à la critique sur Kramers ?

Sammy Harkham : Quelle critique ? Parce que tu sais, chaque aspect est reçu avec son lot de récriminations.

Xavier Guilbert : En gros, pour le numéro huit, qui n’a pas été accueilli avec autant de…

Sammy Harkham : En fait, je n’ai jamais — les gens parlent de Kramers et disent souvent : « oh, c’est absolument essentiel », mais cela n’a jamais été mon impression. Je ne suis pas aussi branché sur Internet que la plupart des gens, ce qui fait que je vois passer quelques trucs sur Twitter, sur Instagram, mais je ne suis pas sur Facebook, et je pense qu’il y a pas mal de forums de discussion qui me sont comme cachés. Ce qui fait que voilà, je croise une ou deux critiques. Le dernier numéro est très particulier, mais je crois que ça s’applique à chacun des numéros précédents de Kramers, ce qui est… cela se veut toujours être une sorte de commentaire — huit numéros, à chaque fois un commentaire sur la culture de la bande dessinée contemporaine. Même si les livres sont lus largement au-delà de la communauté bande dessinée, comme je fais partie de cette communauté, mon travail est sans aucun doute toujours une réaction. Et il y a toujours eu une réaction négative à Kramers, depuis le numéro 4. À chaque fois. Pour le dernier, tu vois — les gens n’ont pas aimé l’histoire tirée de Penthouse, et ils n’ont pas aimé Ian Svenonius, alors que les deux me plaisent. Quand je considère ce livre, je me dis — il manque peut-être une ou deux histoires vraiment fortes. Je suis convaincu que ç’aurait pu être mieux. Mais que des gens n’aiment pas tout ce qu’il y a dedans, ça me ne gène pas. Je pense que c’est un numéro très conceptuel. Et je pense que quiconque le lit avec attention peut en tirer beaucoup d’idées intéressantes, qu’évoque Svenonius et qui entrent en jeu à la fin, avec Wicked Wanda, tu vois ?
C’est un livre plein de colère. Quand je l’ai fait, j’étais vraiment… il y avait beaucoup de choses qui m’irritaient. Et je voulais faire un livre qui reflète ça, en quelque sorte. Le lecteur peut — je ne crois pas que si tu aimes l’un des numéros, tu dois forcément aimer le suivant. Je ne crois pas que si tu aimes l’une des histoires que j’ai dessinée, tu dois aimer la prochaine. Je ne crois pas qu’il faille se montrer respectueux envers quoi que ce soit. Tu n’est pas obligé de dire : « hey, c’est Kramers, c’est super ! » Absolument pas. Je respecte complètement que le lecteur me dise : « je ne veux pas de ça », tu sais ? Tant qu’il y a suffisamment de gens qui l’achètent — et ils l’ont tous acheté. C’est ce qui compte, en fait : que le livre se vende, que ce ne soit pas un désastre, et que l’éditeur gagne de l’argent — et tu sais, tous les numéros de Kramers se sont bien vendus, alors…

Xavier Guilbert : Cela rejoint aussi ce que tu disais plutôt, sur le fait qu’on pouvait ne pas apprécier une histoire en particulier mais considérer le travail dans son ensemble, chaque nouvelle addition venant potentiellement changer la perspective de l’ensemble…

Sammy Harkham : C’est une conversation qui se poursuit.

Xavier Guilbert : Mais tu n’es pas obligé d’être d’accord avec tout…

Sammy Harkham : A 100 %. Tu vois, il y a beaucoup d’auteurs de bande dessinée que je lis depuis vingt ans, et certains d’entre eux sont partis dans des directions vraiment bizarres. Mais voilà, je vais les accompagner là-bas. Je ne vais pas forcément aimer ça, mais je vais les y accompagner. Pour une anthologie, en tant qu’éditeur, je n’ai pas l’impression que — même si mon nom est écrit dans le livre, et que je suis le type qui va répondre aux interviews pour le livre, je n’ai pas le sentiment que c’est « moi, moi, moi, moi, moi », comme cela pourrait être si je parlais d’un roman graphique dont j’étais l’auteur.

Xavier Guilbert : C’est vrai, mais vu la manière dont tu en parles, tu y mets visiblement beaucoup de ta personne. Tu disais que le numéro 8 était un livre rempli de colère, parce que tu étais toi-même frustré par beaucoup de choses. Il y a évidemment un lien.

Sammy Harkham : Bien sûr. Mais ce que je veux dire, c’est, je crois, que le lecteur qui se retrouve dans une librairie, je ne pense pas qu’il l’envisage forcément comme « le nouveau livre de Sammy Harkham. » Peut-être qu’il se dit « oh, je connais Kramers« , ou peut-être qu’il ne connait pas et qu’il le feuillette, et s’il pense que c’est intéressant, il l’achète puis rentre chez lui et il y trouve son compte ou pas. Je pense que c’était un livre très polarisant. Je crois que j’ai — c’est bizarre, parce qu’au cours des six derniers mois, beaucoup de gens m’ont écrit à propos du numéro 8. Alors que je peux te dire que quand le livre est sorti, c’était un peu — il y a eu une première vague d’effervescence, et puis je n’en ai plus entendu parler. Et c’est une indication — c’est un retour négatif, parce que les gens ne veulent pas écrire dessus, ils ne veulent pas vraiment en parler, ou alors ils se limitent toujours aux mêmes deux ou trois trucs et ça dit beaucoup de choses. Mais c’est intéressant. J’ai l’impression que le livre — que le livre a vraiment trouvé ses lecteurs, les gens qui y ont réagi.

Xavier Guilbert : Ne penses-tu pas qu’à un certain moment, il y ait pu avoir trop d’attentes à son égard ? D’une certaine manière, ce serait la conséquence de la taille exceptionnelle du numéro 7. Déjà à l’époque, Kramers était un nom plutôt connu, mais le format de ce numéro 7 en a fait quelque chose d’encore plus spécial, du genre « mais que vont-ils encore nous imaginer ? »

Sammy Harkham : Oh, c’est intéressant. Tu vois, je n’y avais même pas pensé en ces termes. Vraiment pas. Parce que c’est une partie perdue d’avance, de toujours pousser — tu vois ce que je veux dire ? Mais tu n’es pas tout seul, je ne crois pas que ce soit incongru, c’est même plutôt normal. Et si je n’en étais pas l’éditeur, je penserais probablement de la même façon : « bon, ils ont fait ça, et quel est la prochaine étape dans leur approche ? » Mais en tant que le créateur de ce livre, je n’y pensais pas de cette manière.

Xavier Guilbert : Nous en parlons aujourd’hui, alors que les deux livres sont parus. Mais avec le recul, et même si ce n’est pas très objectif, simplement du fait de sa taille, le numéro 7 était unique. Et même si l’on était mitigé quant à son contenu, cela restait un livre incroyable.

Sammy Harkham : Et que fait-on après ça ?

Xavier Guilbert : Exactement. Et le numéro 8 n’avait pas cet avantage, et peut-être que beaucoup de gens en attendaient, avec toute la hype qui l’entourait…

Sammy Harkham : Le livre est modeste, et il est petit… Peut-être que pour le lecteur, la leçon à en tirer est qu’il n’y a pas de règles. Même dans l’idée que chacun des numéros devrait t’impressionner. Peut-être qu’on pourrait faire un numéro — en fait, mon idée première pour le numéro 8, que je n’ai pas pu réaliser (les auteurs ne voulaient pas le faire), je voulais un truc de cette taille [taille d’un livre de poche], quatre histoires. C’est tout. Quatre histoires, chacune entre 24 et 32 pages, et un livre qui se présenterait comme — comme un livre de littérature. Juste de bons gros morceaux. Mais je n’ai pas réussi à obtenir ces boulots. Je n’ai pas réussi à avoir les engagements pour ça, et je le comprends parfaitement. Je pense que tout le monde est en train de travailler sur un roman graphique, et ils peuvent te donner un chapitre, mais ça ne marchera pas obligatoirement, et puis le roman graphique doit sortir suffisamment tard par rapport à la publication du livre, pour que l’anthologie puisse vivre sa vie avant que le roman graphique ne sorte ; ou bien tu vois, quelqu’un se dit « oh, je peux faire ce truc, et je peux le publier en mini-comic et le vendre et gagner un peu plus d’argent », ce qui est naturel. Mais oui, si l’on prend en compte le contexte de l’évolution de Kramers à l’époque, le numéro 9 donne peut-être l’impression que quelqu’un est allé en cure de désintoxication, et que maintenant il revient progressivement à la société (rire). Je ne sais pas, je ne sais pas.
Pour moi, ce qui m’intéressait dans le numéro 8 est beaucoup plus subtil. C’est d’avoir un livre, tu l’ouvres, et les pages de garde sont blanches. Et tu tournes la page, et tu lis : « autres titres par PictureBox », et il y a une centaine de titres. Puis tu tournes encore la page, et il y a seulement le titre, typographié. Il n’y a là rien d’audacieux ou d’excitant, tu vois ? Pour moi, c’est — je crois, si tu t’impliques dedans, peut-être que c’est excitant. Si tu t’impliques à ce niveau. Mais si tu passes du numéro 7 au numéro 8, il y a cette réaction : « qui a fait ça ? à quoi pense-t’il ? » Peut-être que ça stimule quelque chose.

Xavier Guilbert : En même temps, on se tourne vers les anthologies pour découvrir de nouvelle choses. Les anthologies se doivent d’être des livres étranges, où l’on peut se trouver surpris, dégoûté ou lassé.

Sammy Harkham : C’est bizarre. J’aimerais avoir une critique où quelqu’un me dirait : « j’ai adoré chacune des histoires de ce livre. » Mais ça n’arrive jamais, tu sais ? Et je le comprends parfaitement. Mais peut-être qu’il y a une personne dans le monde qui a la même sensibilité que moi (rire), et qui apprécie le livre de la première à la dernière page.

Xavier Guilbert : Comme c’est une conversation, cela peut être aussi une conversation avec le lecteur.

Sammy Harkham : Oui, avec un livre comme celui-là — il faut comprendre qu’en Amérique, la bande dessinée s’est retrouvée récupérée par l’industrie de l’édition mainstream depuis une quinzaine d’années. Et maintenant, le récit pour jeunes adultes en bande dessinée a vraiment le vent en poupe — il y a des auteurs qui se tournent ça. Je veux dire, tu vois tous ces grands auteurs qui peuvent gagner leur vie en faisant de la bande dessinée. Alors tu te dis : « et si on faisait un livre de cette manière ? à quoi ressemblerait-il ? » Et Kramers #8 se présente vraiment comme — à quoi ressemble la bande dessinée si on l’accepte ? Plutôt que de combattre une forme de contexte et de sensibilité littéraire, tournons-nous vers le livre d’art, le livre de littérature, et voyons comment la bande dessinée peut s’adapter au moule. Et je pense que j’ai essayé de faire livre qui déclarait — « oublie tout ! » Tout ce que nous avons fait en bande dessinée, simplement tout oublier. Recommençons de zéro, et essayons de penser la bande dessinée dans le contexte de la littérature, de la musique et du design graphique. C’est un peu ce que ce livre essaie de faire. Le problème, c’est que comme c’est moi qui l’ai fait, je ne sais pas — je ne sais pas si ça fonctionne. Tu vois ce que je veux dire ? Je sais que le contenu fonctionne, mais je ne sais pas, par exemple, si la couverture fonctionne. Je ne sais pas si c’est une bonne couverture. Je ne sais pas — je sais que c’en est une, en soi, mais dans le contexte de la bande dessinée… Il y a toujours tellement de questions. Tu essaies à l’intuition et tu y vas. Tu y vas, et tu apprends de tes erreurs, et j’ai beaucoup appris.

Xavier Guilbert : Puisque nous avons fait le tour de ton travail anthologique, je voulais aborder tes autres projets. Il n’y a pas si longtemps est paru Everything together, je crois…

Sammy Harkham : Ça va faire trois ans le mois prochain. Mon Dieu, que le temps file, ça me dépasse.

Xavier Guilbert : Par rapport à une anthologie, travailler sur ce genre de livre, c’était différent ou comparable pour toi ?

Sammy Harkham : Si j’avais pu, j’aurais travaillé avec un éditeur qui s’en serait occupé pour moi, mais avec PictureBox et Dan Nadel — pour tout un tas de raisons, ça a fini par être : « okay, je m’en occupe et je te l’enverrai et… » Il n’y avait pas tant de choses dans ce livre, ce n’est pas comme si c’était l’intégrale de ce que j’ai fait dans ma vie, alors… je ne l’ai même pas lu. Je me suis simplement dit : « je pense que ce parcours fonctionne », et j’ai probablement passé plus de temps à réfléchir à l’emballage — les couvertures, le type de papier, le toucher du livre. D’une certaine manière, je me rends compte que la seule chose qui m’intéressait était de faire un recueil, en l’envisageant comme si… parce que je n’étais pas, et je ne suis pas amoureux de mon propre travail. C’est comme — cela représente des années à essayer d’apprendre à faire de la bande dessinée. Une fois que j’ai pris conscience du fait qu’il n’était pas nécessaire que ce soit un recueil prétentieux, pour la postérité — tu vois, tu peux en fait quelque chose qui ressemble à une revue de manga. D’accord, il y a une manière de faire, c’est pourquoi c’est — c’est de la bande dessinée. J’espère que l’ensemble ressemble à un grand livre de bande dessinée, tu vois ?

Xavier Guilbert : Ce qui est intéressant, c’est que l’édition française n’est pas une traduction directe.

Sammy Harkham : Elle est différente.

Xavier Guilbert : L’ordre n’est pas le même, et il y a des histoires qui sont dans la version française qui ne sont pas dans Everything together, et vice versa. Comment cela s’est-il passé ?

Sammy Harkham : En fait, je suis tellement fan de Cornélius que j’étais absolument ravi de leur faire confiance, et de suivre leurs envies pour le livre. Parce qu’ils connaissent les lecteurs français, ils connaissent le marché français, ils savent comment les gens vont aborder leur travail. Et j’adore leurs livres : j’adore comment ils sont conçus, j’adore la couleur, parce que je sais qu’ils refont la couleur de toutes leurs couvertures. C’était un honneur pour moi de me retrouver au sein de cette tradition. Ça ne me semblait pas nécessaire d’avoir ce livre dans le même format, parce que ce qui compte, c’est le contenu, et comment tu le présentes. J’étais très à l’aise avec ça.

Xavier Guilbert : Ce qui veut dire que tu n’as rien vérifié ?

Sammy Harkham : La seule chose que je leur ai demandée, c’était de ne pas mettre la bande dessinée sur Napoléon. Parce que je pensais que c’était la meilleure partie du livre (rire). C’est un bon récit en une page, j’imagine qu’il finira dans un recueil. Mais ils m’ont dit : « oh non, on le garde pour le prochain », quelque chose du genre. Mais en dehors de ça, c’était super. J’ai beaucoup apprécié les couleurs qu’ils ont faites. Ils m’ont montré quelques trucs, on en a discuté un peu. Tu vois, ils me demandaient simplement si j’étais d’accord avec certains choix, pour s’assurer que tout me convenait. Mais je ne me suis pas impliqué — j’ai préféré leur laisser la main et leur faire confiance, parce que j’avais le sentiment qu’ils savaient ce qu’ils faisaient.

Xavier Guilbert : Jean-Louis a une formation d’imprimeur, ce qui fait qu’il sait exactement comment les choses vont rendre sur la page.

Sammy Harkham : Oui, au final, ça devient plutôt un truc où tu te demandes comment tu peux les aider. C’est un grand plaisir d’être publié en français par un si bon éditeur, et c’est — je sais que peu de personnes en France ont connaissance de mon travail, et ça me fait encore plus apprécier le fait qu’ils fassent le livre, et j’espère qu’il se vendra. J’espère simplement qu’il ne se vendra pas trop mal pour eux. Et j’espère que nous avons une bonne relation.

Xavier Guilbert : Pour continuer sur ton travail, j’ai été frappé par une chose : j’ai l’impression que tu as une conscience aiguë de la manière dont tu utilises l’espace de la page — ce qui nous ramène à la discussion que nous avons eue à propos des grandes pages de Kramers #7. C’est presque schizophrène, parce qu’il y a le gaufrier de deux cases sur deux que tu utilises dans Poor Sailor ou dans Somersaulting. Pour moi, il y a là quelque chose de très contemplatif, avec beaucoup de cases muettes, et la narration prend son temps pour progresser. Et puis il y a ces séquences qui m’évoquent beaucoup le travail de Seth dans ses petits livres comme Wimbledon Green et sa suite, avec beaucoup de choses qu’on essaie de faire rentrer dans la page avec de toutes petites cases. La planche sur Napoléon en est un bon exemple. Comment choisis-tu entre ces deux approches ?

Sammy Harkham : Eh bien, je pense que ça se décide scène par scène. Il ne faut pas tomber dans le piège de se dire : « c’est comme ça que je procède, il y a toujours une grille, toujours six cases, c’est ce que je fais et que je ferai toute ma vie. » Quand j’ai fait Poor Sailor, les réactions — j’ai terminé Poor Sailor quand j’avais 22 ou 21 ans. Et tu vois, les réactions par rapport à ce récit étaient tellement bonnes que, en fait, si j’avais réfléchi en termes de carrière, j’aurais pu me limiter à faire ça pour le restant de mes jours. Je me serais contenté d’en faire un par an, qui serait sorti sous la forme d’un petit bouquin, et ça aurait pu être ma vie, à me limiter à faire ces petites histoires qui rentrent dans ce moule. Mais je suis convaincu qu’il faut considérer chaque scène ou chaque séquence et se demander : « quelle est la meilleure manière de la traiter ? » Et parfois, la meilleure manière est de le traiter comme ça vient. De le donner au lecteur comme si c’était jeté sur la page. D’autres fois, c’est de faire quelque chose de très important, et ça commence — l’analogie avec la musique m’est utile, parce qu’on prend l’habitude de jouer avec certains musiciens d’une certaine manière, tu vois : il y a une guitare, une basse et la batterie, et ça marche comme ça. Ces trois trucs, ces trois éléments. Mais quand tu joues avec la page, c’est comme si tu amenais tous ces autres instruments. Tu commences vraiment à t’ouvrir et prendre de l’ampleur, et puis tu espères que tu es en train d’enrichir ton vocabulaire.
En ce moment, je suis en train de travailler sur une histoire qui joue beaucoup avec la notion d’échelle. Ce qui fait qu’en fonction de la séquence, il peut y avoir 25 cases sur la page, ou il peut n’y en avoir que deux — l’une après l’autre. Simplement pour jouer sur les changements de rythme. C’est beaucoup plus ambitieux, c’est beaucoup plus — tu joues beaucoup plus avec la notion d’échelle.

Xavier Guilbert : Tout en formant une histoire cohérente ? Parce que c’est quelque chose qui est déjà présent dans Everything together : à la lecture on a cette impression de rythme changeant, de passer de choses qui sont très denses à des pages qui sont plus clairsemées, et il y a quelques petits strips rapides…

Sammy Harkham : En fait, l’objectif — je pensais qu’il serait intéressant de faire un livre qui ferait tout ça, dans le contexte d’une seule histoire. Ce qui fait que tu pourrais avoir des séquences où on a simplement : moment — moment — moment, chacun se voit accordé la même importance, et c’est au lecteur d’essayer d’en retirer l’émotion qui s’en dégage. Puis jouer avec ça, avoir des choses qui vont un peu plus vite ou un peu moins. Je dois dire, sur beaucoup d’aspects ce n’est pas quelque chose qui m’est propre. Si tu considères Chris Ware, c’est sans doute l’exemple le plus évident, la manière dont il joue beaucoup avec l’échelle en fonction de la page. Parfois, il va y avoir dix ou vingt pages où tout est basé sur une grille, et d’un coup il éclate tout ça. Mais Seth est un autre exemple. C’est vraiment ce genre de choses où tout est — cela n’a rien à voir avec la forme, et tout à voir avec le fond. La narration, ce dont l’histoire a besoin.

Xavier Guilbert : Tu disais que tu n’appréciais pas forcément ce processus…

Sammy Harkham : Je dirais que c’est plutôt le cas, maintenant. Mais tout vient du fond. Encore une fois, je ne suis pas amoureux de mon dessin. Donc — si je dessine une maison, ça ne représente rien pour moi, si c’est seulement une maison. Je ne perçois pas la beauté du dessin quand c’est mon dessin. Pour le dessin des autres, je le peux. Mais avec mon dessin, il faut que ce soit le dessin d’une maison en particulier, d’une personne en particulier. Quel est le contexte ? L’heure du jour ? Que se passe-t’il ? Tous ces éléments donnent du sens au dessin. Mais j’aime beaucoup faire de la bande dessinée. J’aime ça, mais il m’a fallu très longtemps pour y arriver. Mon parcours a toujours consisté à essayer de faire plus que ce que mes capacités me permettent, et de me débattre avec ça. C’est toujours — comment disent-ils ? « Sans ambition, il n’y a pas de talent », tu vois ? Et à un certain moment, mes ambitions et mon talent se sont rejoints, en quelque sorte, quand j’ai trouvé un style qui me convenait, et qui correspondait à ce que je pouvais faire. Et c’était un bon moyen pour raconter des histoires.

Xavier Guilbert : Pour autant, tu publies toujours très peu. Crickets #4 est sorti pas mal de temps après le précédent…

Sammy Harkham : J’essayais de — en fait, je ne pensais pas que j’allais le faire. Je pensais que j’allais simplement faire — j’avais commencé une histoire dans Crickets #3, que j’aimais beaucoup, et je me suis dit : « tiens, ça pourrait faire un livre. » Ce qui fait que j’ai continué à travailler dessus, et je me suis dit : « je ne vais pas le publier en épisodes, parce que je ne veux pas en parler. » J’ai accumulé un grand nombre de pages — je ne travaille pas séquentiellement, ce qui fait que je travaillais sur toutes ces scènes et je produisais tout ce matériel, et je me suis alors rendu compte — tu sais quoi ? Ça pourrait être une bonne idée, en fait, de publier tout ça en épisodes, ce qui me permettrait de gagner un peu d’argent pour continuer à travailler dessus. Et en fait, j’aime vraiment ce format. J’aime le format du comic book. Avec sa couverture, ses pages de garde…

Xavier Guilbert : C’est à nouveau une grille 2×2 ?

Sammy Harkham : C’est quatre bandes. C’est généralement mon standard, c’est ce que j’utilise dans Crickets #3 et #4. Mais je n’ai pas publié le #4 aussi tôt que j’aurais pu. Je continuais simplement à travailler, et travailler encore. Ce qui fait que cette année [en 2015], nous allons avoir Crickets #4, quatre ans plus tard. Crickets #4 va sortir, et Crickets #5 sortira d’ici la fin de l’année. Cette année, il va y avoir beaucoup de matière, et puis ensuite j’espère un numéro par an, jusqu’à ce qu’on arrive à la conclusion. Mais oui, je veux dire — c’est simplement comme ça que ça se passe. Je n’ai pas d’explication. C’est simplement — il y a tout un tas de raisons, en fait, pour expliquer tout ce qui arrive.

Xavier Guilbert : Comment trouves-tu un équilibre entre ton travail d’éditeur et ton travail d’auteur ? Je pense à Jean-Christophe Menu qui a quasiment arrêté de dessiner quand il s’occupait de L’Association

Sammy Harkham : Ce que j’ai appris en essayant de gérer l’équilibre entre toutes ces choses, c’est que — l’édition de l’anthologie a pris tout mon temps. Ça a pris tout mon temps. Et puis, à un certain moment, tu te rends compte de ce dont tu as besoin, et j’avais absolument besoin de faire de la bande dessinée, mes bandes dessinées, pour me sentir satisfait. Alors cela devient cette question de, okay, maintenant je le sais, j’ai vécu suffisamment longtemps pour savoir que j’ai besoin que la bande dessinée, mes bande dessinées, fassent partie de ma vie quotidienne.
Ensuite, où vient se placer Kramers là-dedans ? Si je n’étais pas arrivé à trouver une place pour Kramers, j’aurais arrêté l’anthologie. Donc maintenant, cela fait aussi partie de la façon dont je travaille sur Kramers, en cela que je tiens à faire de mon travail personnel quelque chose de continu et de quotidien, plutôt que de — travailler dessus pendant quatre mois, puis ne plus rien faire pendant six mois. À cause de tout le reste du boulot que je dois faire pour gagner ma vie ou autre. Je veux que la bande dessinée — je ne veux pas que la bande dessinée soit quelque chose sur lequel je travaille, je m’améliore, je trouve mon rythme, je me sens bien, et que j’arrête. Et, six mois plus tard, que j’essaye d’y revenir. Il faut que ce soit — pour ma santé mentale, j’ai besoin que ce soit une partie continue et quotidienne de ma routine.
C’est ce que j’ai réussi à faire depuis… un an et demi. Et c’est vraiment la première fois de ma vie que ça arrive, cela fait un an et demi que je me suis vraiment engagé à faire en sorte que — je réfléchis à ma bande dessinée, l’histoire sur laquelle je travaille, toute la journée, tous les jours, elle a toute mon attention. Et j’espère que quand ce boulot sortira, ça fonctionnera, tu vois ? Que ça en vale le coup.

Xavier Guilbert : Tu disais que durant Kramers #8, il y avait beaucoup de choses qui te mettaient en colère. Dirais-tu que cette prise de conscience, et peut-être le fait d’avoir trouvé cette zone de confort que tu évoquais, sont des éléments qui t’ont aidé à prendre de la distance avec ces choses qui t’irritaient à l’époque ?

Sammy Harkham : Plus ou moins, parce que… ce dont tu prends conscience, à un certain moment, c’est que tu n’as pas de contrôle sur le monde, tu n’as pas de contrôle sur l’industrie, tu n’as pas de contrôle sur le marché, etc. Il faut simplement que tu te concentres sur ce que tu sais faire, et dire ce que tu as à dire par ton propre travail. Et en se concentrant là-dessus, il va arriver un moment où tu vas progresser. Tu ne peux pas rester en colère contre le monde entier, tu vois ? Je ne suis pas Gary Groth, je n’ai pas une revue où je peux m’emporter et écrire des éditos, ou JC Menu qui se lance dans de longs pamphlets provocateurs où il explique pourquoi tout est pourri (rire). Ça n’en vaut pas le coup. La meilleure chose à faire, c’est joindre lest actes à la parole, et faire le boulot que tu voudrais lire, et de la manière dont tu voudrais le lire. Donc oui, il y a sans doute un lien. Tout cela est probablement étroitement lié. Je pense que les moments où je suis le plus insatisfait, c’est quand je ne travaille pas quotidiennement sur mes bandes dessinées, mais où je continue de penser à la bande dessinée.

Xavier Guilbert : La résidence PFC touche à sa fin — comment l’as-tu vécue ?

Sammy Harkham : C’était incroyable. C’était vraiment intéressant parce que — je ne sais pas si c’est quelque chose qui m’est propre, mais je ne suis pas quelqu’un qui dessine pour le plaisir. Et pourtant, j’ai découvert, durant mon séjour, que dessiner c’est comme écrire. Je ne pense pas qu’un écrivain débarquerait ici et se mettrait à écrire aussitôt. Il faut généralement se mettre dans un certain état d’esprit, et ce n’est qu’alors que l’on peut avancer. Et ici, de seulement dessiner, de travailler sur de la bande dessinée en dehors du contexte d’un projet plus large, ou de quelque chose qui soit personnel, c’était vraiment une manière intéressante de — de se forcer à faire travailler certains muscles créatifs qui sont là, mais auxquels on ne prête pas trop attention habituellement.
Au début, je pensais que mon point fort allait être la narration, et que ma contribution aux collaborations serait de voir dans quelle direction pousser les histoires. Je connais mes talents en tant qu’auteur, mais je ne suis pas quelqu’un qui prend un bout de papier et qui sort un beau dessin. Alors que cette pièce est pleine d’auteurs incroyables, tu sais. Mais vers la fin, nous étions en train de signer les ex-libris pour le livre, pour chacun j’ai fait un dessin différent. C’est comme si ce muscle, qui me permet de partir d’une ligne et d’en faire quelque chose, et de me laisser simplement porter et de m’amuser avec, comme si ce muscle avait… avait fait de l’exercice.
On commence à se dire que c’est atteignable. Parfois tu es en train de travailler, et tu coinces sur un personnage, sur une situation, sur une scène, alors qu’ici on est : « bon, vous avez quatre minutes, passez le dessin à votre voisin. » On se rend compte très vite que l’on peut mettre en place la composition, le gag, l’histoire ou un thème, et puis passer au suivant et en attaquer un autre… Plusieurs fois, j’ai été épaté par la quantité de boulot et de dessin nous avons abattu au cours d’une journée. Ici, on n’a aucune excuse, ce n’est pas comme quand on est dans son studio et que rien ne se passe.

Xavier Guilbert : As-tu eu l’impression d’une montée en puissance ?

Sammy Harkham : Ça allait. Ça allait — je ne fais pas de dessins collectifs, et je ne me réunis pas avec d’autres dessinateurs pour travailler, mais étonnamment je me suis senti vraiment à mon aise. Dès le départ, c’était absolument super. Je ne pense pas qu’il y ait eu un seul exercice où je me sois dit : « ce n’est pas pour moi, je ferais mieux de m’en aller. » Tout était bien.

Xavier Guilbert : Donc j’imagine que par rapport à ce que tu disais sur ce besoin quotidien de faire de la bande dessinée, c’était satisfaisant pour toi ?

Sammy Harkham : Oui, c’était intéressant — c’est très différent. Ce n’est pas comme si — nous n’avons pas terminé la semaine en nous disant : « on a fait du super boulot. » Mais tu as vraiment l’impression que ces muscles, ceux qui servent à faire de la bande dessinée, sont vraiment en grande forme. Maintenant, j’ai le sentiment que je peux rentrer à la maison et que je vais pouvoir travailler. Beaucoup de confiance en toi, tu gagnes beaucoup de confiance en toi.

Xavier Guilbert : Et pour ce qui des interactions avec les autres dessinateurs ? Tu en connaissais déjà certains, j’imagine…

Sammy Harkham : J’en connaissais quelques-uns. Par exemple, je connais Marc Bell, mais je ne l’avais pas vu depuis — je l’ai vu le mois dernier, rapidement. Il était en ville pour une soirée. Mais avant ça, cela faisait des années que je ne l’avais pas vu. Donc il y en a certains — Charles [Burns] est quelqu’un que j’ai toujours aperçu de loin, mais sans jamais vraiment passer du temps avec lui. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est de passer du temps avec les auteurs européens, sans aucun doute. Parce que c’est tout un monde qui — tu sais, leur tradition et comment ils sont arrivés à la bande dessinée d’auteur, et comment ils l’abordent, c’est tellement différent… par rapport à la tradition Nord-Américaine. Donc j’ai passé pas mal de temps, simplement à essayer de — de parler… d’essayer de comprendre où ça commence pour eux, tu vois ? Que lisaient-ils quand ils étaient jeunes ? D’où leur est venue la première étincelle ? Comment fonctionne l’industrie maintenant ? Il y a encore des choses qui m’échappent (rire), mais je les comprends mieux. Mais oui, sans aucun doute, c’était super. J’ai beaucoup apprécié.

Xavier Guilbert : Tout le monde a remarqué combien tu passais de temps à regarder comment les autres travaillaient. On sentait un peu l’éditeur, là…

Sammy Harkham : C’est intéressant qu’ils me collent ce truc sur le dos. Je ne regardais pas leur boulot avec le genre d’attitude : « mouais, est-ce que c’est suffisamment bon ? » Jamais de la vie.

Xavier Guilbert : Oh non, c’était plus par rapport à la curiosité que tu montrais. Absolument pas dans un sens prédateur ou évaluateur.

Sammy Harkham : Ah, d’accord, ça me rassure.

Xavier Guilbert : Pour nous qui observons ces résidences de l’extérieur, il y a toujours la question de comprendre comment fonctionne cette alchimie. À chaque fois,c’est différent, et il y a toujours tout un tas de facteurs qui jouent un rôle, comme cette différence culturelle entre les américains et les européens, mais aussi par rapport à leurs centres d’intérêt. C’est quelque chose qui est remonté aussi, les européens ont remarqué que c’était intéressant de voir combien les américains accordaient plus d’importance au design, par rapport aux choses sur lesquelles ils avaient eux tendance à plus s’attarder. Et tu faisais partie de ceux qui étaient les plus intéressés par ce qui se passait de l’autre côté de la table.

Sammy Harkham : Oh oui, sans aucun doute. Je veux dire, j’imagine que c’est simplement de la curiosité. Nous sommes tous là-dedans, comment ne peux-tu pas t’y intéresser ? Pour moi, c’est une évidence. C’est naturel pour moi de vouloir voir ce que les gens sont en train de faire, et c’est aussi une source d’inspiration. J’arrive le matin, je fais le tour de la table, il y a peut-être quelqu’un qui est assis en train de travailler. De voir Charles Burns, de voir Pierre [Ferrero], c’est extraordinaire. De voir Menu — je veux dire, j’ai commencé à lire le boulot de Menu quand j’avais 14-15 ans. Ce qui fait que pouvoir le voir travailler, c’est fabuleux. Je pense qu’il est une sorte d’anomalie, en France. D’avoir cette sensibilité en bande dessinée qui joue le tout pour le tout, c’est simplement — c’est inhabituel. Et sans jouer avec les marques d’une approche plus artistique, ou plus prétentieuse. C’est intéressant. Je pense que tout cela est très — c’est aussi que tu veux tirer le maximum de cette expérience, je crois. C’est vraiment l’idée de ne pas avoir de regrets. Alors tu prends chaque moment que tu as, et tu essaie d’en profiter autant que possible.

Xavier Guilbert : En dehors de ce genre de résidence, comment fais-tu pour satisfaire ce genre de curiosité ?

Sammy Harkham : Je ne lis pas. J’essaie de ne pas me confronter aux choses qui me dépriment, j’essaie d’éviter de lire des choses sur Internet. Tu sais, ne pas voir ce que tout le monde voit. J’essaie simplement d’aller à la rencontre de travaux que j’aime, je pense que c’est ce qui est important. Donc pour moi, il y a beaucoup de vieilles choses, et puis j’aime bien suivre certains sujets, et j’essaie de rester positif et enthousiaste. Mais ça veut dire que je ne peux pas tout lire, ni suivre toutes les conversations qui se tiennent, parce que — tu sais, tu ne veux pas te retrouver à débattre, tu ne veux pas ferrailler, tu ne veux pas te consacrer à des choses qui ne vont pas enrichir ton travail, mais plutôt à ce qui améliorera ta vision des choses. Ce qui signifie, pour moi, de me tourner vers certains auteurs en littérature ou en bande dessinée. Et de garder ma tête là où elle doit être, et ce, autant que possible. C’est très difficile, tu sais. Je pense que pour tous les auteurs — il y a tant de distractions, qu’il faut que tu restes vraiment concentré sur ce que tu es en train de faire, et de trouver un moyen d’apprécier le processus et le boulot.

Xavier Guilbert : De la manière dont tu le décris, j’ai l’impression que tu as réussi à trouver une forme de bien-être.

Sammy Harkham : Un bien-être mental, c’est certain.

Xavier Guilbert : Et c’est sans doute pourquoi cette année va être particulièrement riche pour toi, avec deux Crickets et peut-être un Kramers

Sammy Harkham : Kramers sera terminé cette année, avec les deux numéros de Crickets. Mais tu vois, l’an dernier, je n’avais rien du tout. J’ai travaillé sur un film, j’ai travaillé sur une série TV, donc tu peux enlever deux mois. Ça laisse dix mois, et j’ai travaillé autant que j’ai pu, sur une bande dessinée, et j’ai fait 45 pages. Ce qui n’est pas énorme, si j’avais eu les deux mois manquants, peut-être j’en aurais fait 55, tu vois ? Probablement 55 à 60 pages, ce qui fait que tu te dis : bon, je n’arriverai jamais à sortir 10 pages par semaine. Une ou deux par semaine, reste concentré sur ce que tu as sur ta table à dessin, et accroche-toi. Je ne peux pas me permettre de réfléchir à une page ou une scène qui se déroulerait 50 pages plus loin, ou à quoi le livre va ressembler, ou à sa couverture. Je reste concentré sur — sur cette page, et sur terminer cette page que j’ai devant moi.
Je me lève le matin, je prends ma douche et je me dis : bon, aujourd’hui, ils sont dans un bar, ils sont en train de discuter… Et je dois trouver la motivation, que ça va être la meilleure page que j’aurais jamais faite. Chaque page se doit d’être la meilleure. Même si c’est ennuyeux et qu’il n’y a rien de dynamique, je dois trouver une moyen pour faire en sorte que ce soit celle-là, au final, que cela va être une grande page de bande dessinée. Et cet état d’esprit, de me concentrer sur juste une chose — sans réfléchir au livre, à ses ventes, ou à qui va l’acheter. Je ne sais même pas qui va le publier. Je me limite à — cette page, ces gags, ces personnages… et c’est tout.

Xavier Guilbert : Tu donnes vraiment l’impression d’être en paix avec toi-même…

Sammy Harkham : C’est une méthode. Tu trouves une méthode — tu vis. Je veux dire, tu vis ta vie, et c’est un peu comme si tu avançais dans le noir en essayant de trouver une façon de vivre ta vie et de jongler avec les choses dans ta vie. Mais c’est une manière de faire qui me convient beaucoup, avec la bande dessinée. Si je pouvais trouver une manière de ne faire que ça, ce serait parfait. Mais je n’ai pas encore trouvé de solution pour ça. J’ai toujours besoin de gagner ma vie autrement. J’aimerais trouver — c’est pour ça que j’ai le plus grand respect pour les gens qui gagnent leur vie avec la bande dessinée. Et peu importe le genre de bande dessinée qu’ils fassent. Mon Dieu, ils y arrivent, c’est incroyable… terriblement difficile. Mais sinon, oui, c’est un travail de longue haleine, c’est clair.

[Entretien réalisé le 6 août 2015 à Minneapolis, dans le cadre de PFC#5]

Entretien par en octobre 2016