Séra

par

Jessie Bi : Tu considères Impasse et rouge comme un document, un témoignage ou un récit fictif ?

Séra : C’est une fiction à la base. Mais c’est une bande dessinée qui s’appuie sur un contexte très précis. J’ai voulu écrire une histoire qui ne soit pas décalée par rapport au réel comme cela arrive justement trop souvent en bande dessinée.

J.B. : Pourquoi as-tu utilisé le média bande dessinée ?

S. : J’ai toujours été un très grand lecteur de bande dessinée. Je trouve que c’est un média magnifique dans sa simplicité et sa complexité ; simplicité par ses moyens (papier,crayon) et complexité dans les possibilités offertes par le rapport texte/images. C’est pour ça que cela me semble un média assez fort.

J.B. : A la fin de ton livre, il y a des textes et des articles. Pourquoi ne pas les avoir fait en bande dessinée ?

S. : J’aurais peut-être pu, effectivement, les faire sous forme séquentielle … pour les raconter …
Mais il y a eu … le récit lui-même, Impasse et Rouge, qui raconte la vie d’un jeune cambodgien embrigadé malgré lui dans cette guerre. A la fin du récit il y a un dessin, en fait une séquence d’ouverture avec les khmers rouges qui apparaissent et qui seront les figures emblèmatiques du prochain album que je prépare.
La partie qui suit les planches essaie de retracer les derniers moments de cette guerre, jusqu’à sa fin le 17 avril. C’est donc un album très limité dans le temps et qui se clêt par le reportage que j’ai réalisé en 1993 pour donner un contrepoids à ce récit noir.
J’ai donc voulu dans cette dernière partie resituer les enjeux et le cadre du récit. Et puis, il y a aussi tout ce rapport au réel avec le reportage graphique et photographique final pour montrer que tout n’est pas gratuit dans la bande …

J.B. : Tu joues beaucoup avec les souvenirs de ton personnage par flash-back etc … et je trouve que par là ça donne une dimension autobiographique à ton récit.

S. : J’ai employé ce système narratif pour donner de la profondeur au personnage, pour l’ancrer dans une certaine réalité. Tout simplement cela me permettait de jouer de l’ellipse pour construire la psychologie de Snoul. Je pense avoir été un peu trop vite sur certaines séquences, ne pas avoir assez approfondi son passé … Mais ce passé fera encore l’objet d’un autre récit …

J.B. : C’est vrai que j’ai été un peu gêné dans ton récit par le trou qu’il y a entre le bombardement de son village et son entrée dans l’armée.

S. : Il y a un gros trou effectivement … Son entrée est évoquée par deux pages oê je le montre tuant une personne.
Ça va sans doute trop vite mais c’est aussi un problème lié au contexte de la bande dessinée française. Au départ, c’était un album qui devait faire 66 pages, un format classique. Mais à force de traiter le sujet le projet a pris une dimension plus longue, plus profonde.Si j’avais voulu aller jusqu’au terme de toute ma démarche, il y aurait eu le double de pages c’est-à-dire 180 pages.

J.B. : Je pensais que tu avais eu la liberté totale dans le choix du nombre de pages ?

S. : Alain David m’a donné cette liberté, mais je me suis aussi imposé un certain nombre de contraintes … Rackham est une petite maison d’édition et il faut penser au coût de la fabrication. De ce fait, j’ai été amené à essayer de condenser quelque peu, surtout que je tenais à cette partie historique et ces reportages.

J.B. : Impasse et Rouge a été un travail de longue haleine car tu as commencé en 91 je crois ?

S. : Ca remonte encore plus loin, la première mouture date de 87 pour la collection X de Futuropolis. Mais ça ne s’est pas fait car la collection a disparu. En plus, je n’avais pas atteint une maturité graphique suffisante. J’ai fait une deuxième version en couleur, d’une trentaine de pages, qui avait été soumise à Zenda et Vents d’ouest. Ils étaient intéressés mais ils craignaient de publier quelque chose qui leur semblait trop dur. Mais je me suis entêté et j’ai fait cette version là que j’ai proposée à Rackham, un éditeur qui me semblait avoir une volonté éditoriale singulière. J’aimais beaucoup leurs livres, proches du roman, loin de la « BD ».
Les premières planches de la version qui existe aujourd’hui remonte à 91 et les dernières à 93. Ca a donc été un travail assez long pour différentes raisons. Je ne fais pas de la bande dessinée à plein temps (je suis enseignant), et cela a été un sacré travail sur la mémoire, sur moi même. Cela m’a demandé beaucoup, et je ne pouvais pas me donner d’une autre manière sur ce projet …

J.B. : J’ai trouvé intéressant que la dernière page soit devenue la couverture.

S. : Effectivement sur la couverture on peut voir deux soldats qui sont des khmers rouges. Poutant, tout l’album parle des soldats gouvernementaux et donc de l’autre armée. Les khmers rouges n’apparaissent qu’à la fin et c’est cela qu’on met en avant, car en tant qu’image représentative du Cambodge, elle est beaucoup plus forte. Mais ça c’est un choix de l’éditeur … Ce n’était pas le mien … c’est pervers ! … (rires)
Mais en même temps je trouve aussi l’idée intéressante dans la mesure oê effectivement, il y a un effet de boucle.

J.B. : Il y aura une suite ?

S. : Oui, je suis en train de travailler dessus. Un premier récit intitulé Les terres d’ombres va paraître dans le prochain P.L.G. qui sort fin octobre. Ce sera un récit sur la période qui s’étend de 1975 à 1979. Avec un personnage qui sera un jeune soldat khmer rouge, impliqué dans ce temps très court et très violent ; et sa confrontation avec une jeune fille dont on lira le parcours en parallèle. Il y aura tout un travail sur l’identité et la culture cambodgienne. Ce sera un album qui aura une densité psychologique plus prégnante qu’Impasse et Rouge. Les terres d’ombres sera le récit de plusieurs personnages.

J.B. : En lisant ton livre j’ai appris beaucoup de choses comme la rivalité entre cambodgiens et vietnamiens par exemple.

S. : Je n’ai pas voulu m’appesantir trop sur cet aspect même s’il est incontournable par rapport à l’identité khmer. La rivalité entre cette culture khmer et la culture vietnamienne est très forte, elle remonte au temps d’Angkor.
Il faut bien saisir la dimension de lutte, de mise à mort d’une culture par rapport à une autre. Au XIXième siècle le Cambodge était un royaume qui se faisait grignoter inexorablement par le Viêt-Nam sur sa droite et la Thaïlande sur sa gauche. Il y avait une menace d’anéantissemnt qui pesait sur le pays et qui a donc constitué le ciment de la culture cambodgienne.

J.B. : Si on parle du Cambodge dans la bande dessinée c’est pour parler de l’action humanitaire comme le fait Wasterlain par exemple. Mais à part ça ou ton travail, personne n’a abordé le sujet … qu’est-ce que tu en penses ?

S. : Le sujet du Cambodge, en tant que tel ?

J.B. : Oui.

S. : C’est normal si l’on regarde la façon dont on traite l’Indochine en générale. Les gens sont tout de suite intéressés voir fascinés par la période coloniale française, et en particulier le Viêt-Nam. Ca ne donne que des films comme Indochine
Ce n’était pas une colonie mais un protectorat un peu à l’écart, comme le Laos. Le Cambodge a toujours été fascinant pour Angkor mais en dehors de ça et du fameux sourire khmer … Ensuite, par rapport à cette période des années 60-70 c’est le Viêt-Nam qui a toujours monopolisé les médias du fait de l’engagement des américains. La guerre du Cambodge n’a eu d’importance dans l’actualité que du fait de ses massacres et de l’invasion vietnamienne, qu’évidemment tout le monde a condamné. Mais je rappelle juste au passage que les vietnamiens ont sauvé les cambodgiens de l’anéantissement par les khmers rouges. Qu’il y ait eu ensuite une politique négationniste par rapport à la culture khmer pendant une certaine période c’est évident … mais je n’oublierai jamais que bien des gens avec qui je peux parler aujourd’hui doivent leur vie à cette invasion.

J.B. : De quel ordre est la dimension autobiographique dans ton récit ?

S. : Pour Impasse et Rouge, je me sers de la connaissance du pays, de mes souvenirs, de mon vécu pour créer des récits dans un contexte qui n’est plus fantasmé mais réel. Mais le récit est fictif et permet d’aborder des problèmes autres, que les miens. Ce n’est donc pas une autobiographie au sens strict. L’autobiographie est un genre qui a ses qualités et ses limites. Peut-être y viendrai-je un jour.

J.B. : Je parle d’autobiographie car Tardi dans sa préface d’Impasse et Rouge insiste sur l’aspect vécu de ton récit, et dans certaines critiques le mot thérapie revient souvent.

S. : C’est une sorte de thérapie dans la mesure ou elle me permet d’exorciser des images, des émotions … Il y a beaucoup de moi même, c’est clair, mais il n’y a pas que ça …

J.B. : La préface de Tardi est vraiment une bonne préface. Elle est en plus, intelligente. Elle pose vraiment les problèmes que peut rencontrer l’auteur de bande dessinée.

S. : Je rejoins beaucoup Tardi sur l’approche qu’il a de la bande dessinée, sur sa volonté de tenir un propos personnel et non de faire des récits vides de sens. La bande dessinée est un espace qui peut être aussi tragique, authentique, des dimensions bien trop souvent évacuées pour des raisons éditoriales …

J.B. : Impasse et Rouge est ton deuxième album, le premier était chez Futuropolis dans la collection X. Ton travail a beaucoup évolué depuis …

S. : En effet ! (rires) Lady Mage Kane est un petit livre que j’avais fait avec un ami. On l’avait fait pour le plaisir de faire une bande dessinée ensemble, raconter une histoire avec un héros, des tas de péripéties … C’était aussi une relecture de la bande dessinée américaine des daily-strips d’avant guerre que j’aime beaucoup. C’était un récit ludique qui n’était pas autre chose que ça.
Puis, entre temps, je me suis donné la volonté d’apprendre encore et d’aborder la bande dessinée non dans ce qu’elle a d’auto-référentielle, mais à travers le regard qu’elle pouvait porter sur son époque.

J.B. : En quoi ton travail d’enseignant t’aide-t-il dans ta démarche de créateur ?

S. : Il m’a beaucoup aidé à clarifier mon rapport à l’image, autant qu’à faire un travail analytique et critique. Mes cours sur la bande dessinée à Paris I sont toujours un travail d’ouverture d’esprit et en même temps, il me permet de me pencher sur la perception de ce média par des jeunes, d’être confronté à l’état d’esprit d’une autre génération … Par rapport aux lacunes, aux demandes, aux passions que peuvent exprimer mes étudiants, je suis amené à une certaine réflexion sur la nature de la bande dessinée, l’impact qu’elle peut avoir, etc …

J.B. : Ca consiste en quoi exactement tes cours de bande dessinée ?

S. : Ils consistent en une approche du langage de la bande dessinée et des problèmes narratifs par la pratique. Ca c’est pour la première année de D.E.U.G. pour la deuxième, on se penche davantage sur les spécificités du langage de la bande dessinée et sur sa structure. La bande dessinée est un média avec ses codes, ses contingences, ses spécificités comme l’est la littérature ou le cinéma.

J.B. : Qu’est-ce qui te touche le plus dans la bande dessinée actuelle ?

S. : Qu’entends tu par là ?

J.B. : Et bien disons au hasard, est-ce que des démarches comme celle de L’Association te plaisent ou est-ce que le phénomène des manga t’exaspère ?

S. : Le phénomène manga est très révélateur des failles de la bande dessinée franco-belge. Personnellement dans les années 80, je lisais moins de bande dessinées. Pourtant je reste un grand lecteur. En général, les sujets de la bande dessinée franco-belge et la narration qu’elle présente, je les trouve plutêt vides de sens et de peu d’intérêt. On a un album de 48 pages avec forcément à un moment donné des scènes attendues de sexe, de violence, de rencontres, de mystères, etc … cela devient tellement routinier que l’on en perd le plaisir de lecture.
La manga nous a apporté une autre dimension dans l’approche des récits par cette survalorisation du personnage principal et l’extension de la narration par le souci des détails et la perception du temps.
Je ne dis pas que cela n’existait pas en France. Les albums de la collection Romans (A Suivre) chez Casterman sont là pour le prouver. Mais c’était toujours des petits joyaux qui n’apparaissaient que ponctuellement et ce n’était pas un courant dominant.
Et donc, cela nous montre les lacunes de la bande dessinée franco-belge qui manque de réflexion par rapport à elle même. Au Japon on trouve des bandes dessinées pour tous les âges, pour toutes les catégories sociales, et sur tous les sujets … C’est une production énorme. Je suis allé au Japon et je peux donc en témoigner. C’est comme tout, il y a du bon et du moins bon …
A mes yeux, un des plus grands auteurs de bande dessinée de notre époque c’est Taniguchi. Il n’a pas un dessin époustouflant mais c’est en revanche, un très grand narrateur. C’est un de ceux qui ont su tirer une certaine quintessence de la narration, dans la façon de mettre en images des événements. C’est un maître, qui ne se distingue pas par des prouesses graphiques mais par les propos qu’il tient avec ses cases. En tout cas, les manga prouvent que la bande dessinée en tant que média peut dire beaucoup et intéresser un grand nombre de personnes. C’est un défit à relever la bande dessinée franco-belge.

J.B. : Et la démarche de L’Association ?

S. : La démarche de L’Association est intéressante et remarquable dans l’exigence qu’ont ses auteurs envers la bande dessinée. C’est une démarche porteuse de sens, et qui dynamise le genre.
Je crains parfois de temps en temps qu’ils tournent un peu sur eux même en particulier avec l’autobiographie. Encore une fois, l’autobiographie quand elle est sincère et quand il y a un propos qui offre un regard sur son époque elle peut être magnifique, mais si c’est tout simplement pour dire moi-je, je ne vois pas l’intérêt.

J.B. : Peux-tu nous parler de tes projets ?

S. : J’ai plusieurs projets mais je ne sais pas encore s’ils se feront. La seule chose que je sois à peu près certain de faire c’est : les terres d’ombres, sûrement encore une fois chez Rackham.

J.B. : Pour quoi as-tu fait appel à la souscription ?

S. : Avec le projet version finale, on s’est retrouvé avec Rackham avec un projet qui au niveau financier était trop lourd. Elle a donc végété pratiquement pendant un an.
La souscription m’a semblé être un moyen idéal pour sortir de cette situation, en essayant de convaincre le plus grand nombre possible de personnes d’accepter de payer d’avance un album qu’elles ne connaissaient pas. Cela garantisait à l’éditeur le coût de fabrication de l’album, et donc représentait un risque moindre. Rackham est une petite structure, elle ne peut pas se permettre de prendre des risques trop élevés.
C’est devenu un album qui existe un peu grâce à chacun de nous, et en tant que tel il a d’autant plus de valeur.

J.B. : Tu es content du destin d’Impasse et Rouge ?

S. : Il est sorti pendant une période critique pour les ventes, c’est à dire en juin. C’est une période où il n’y a pas de sortie en bande dessinée. A mon avis, c’est une erreur car les gens partent en vacances et ont donc du temps pour lire. Dans d’autre pays, il y a des sorties justement en prévision de cette période. Il y a là une réflexion à avoir de la part des éditeurs.
Etant classé comme livre d’auteur, on ne peut pas dire que j’ai été vraiment écrasé par les grosses pointures de la bande dessinée. Mon livre a pu exister sans une rivalité plus forte. A ce jour j’ai eu une dizaine de critique de l’album, on en a parlé à Radio Libertaire, Radio Aligre, France info et France culture. S’il était sorti maintenant je ne sais pas si j’aurais pu être citer de la même manière … peut-être, peut-être pas, qui sait ? Mais bon je suis très content.

Impasse et rouge est un livre rare par le sujet qu’il aborde, et par le média qu’il utilise. C’est un livre fort car il a valeur de témoignages et de documents, même si c’est une fiction. Sa force vient aussi de l’implication de son auteur. Séra y a mis ses tripes, c’est évident !
Le Cambodge nous est tristement connu à cause des massacres de l’utopie khmer rouge. Pourquoi cette tragédie ? A travers Snoul, Séra nous donne des éléments de réponse. Il nous montre comment ce pays dans l’impasse, a joué son sort le 17 Avril 1975, sur la table des horreurs de l’Histoire. Snoul est un soldat de l’absurde, un soldat qui n’a plus de chefs et plus d’idéal. C’est devenu un soldat de l’autodestruction. Il ne sait que tuer et que se battre, la volonté de vivre le fuit. Snoul porte le Cambodge. Snoul donnera sa montre à un jeune khmer rouge angélique. Le temps de Snoul se termine, celui du jeune khmer commence. Mais le massacre va continuer …
La lecture de ce livre est intense et bouleversante. L’auteur de la guerre des tranchées en a fait la préface inspirée. L’auteur de Maus aurait lui aussi, pu la faire.

Entretien par en février 1996