Tagame Gengoroh

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Sans aucun doute, l'œuvre de Tagame Gengoroh occupe une place à part dans la production manga: gay, ouvertement pornographique et SM, elle s'attache à mettre en scène des hommes virils et musclés bien loin des éphèbes diaphanes auxquels nous avait habitués le yaoi. Exploration de cette terra incognita.

Xavier Guilbert : J’ai habité cinq ans au Japon, mais je ne savais pas qu’il y avait une culture gay au Japon. A la télévision, on voit parfois des folles, exhibées comme des sortes de bêtes de foires. A Tôkyô, il y a bien le quartier gay de Shinjuku 2-chome, mais en dehors de ça, les homosexuels sont totalement invisibles.

Tagame Gengoroh : Oui, il existe très peu d’endroits où les gays peuvent se retrouver en public et en plein jour.

Xavier Guilbert : Que s’est-il passé lorsque vous avez pris conscience de votre homosexualité ?

Tagame Gengoroh : J’ai vraiment compris que j’étais homosexuel à l’âge de 15-18 ans, entre la fin des années 70 et le début des années 80. A l’époque, il y avait très peu d’informations sur l’homosexualité. En cherchant, je suis tombé sur des livres d’anthropologie culturelle et d’études culturelles comparées. C’est en comprenant qu’il existait beaucoup de gens comme moi que j’ai accepté mon homosexualité. En même temps, j’avais déjà feuilleté des magazines gay, vers 12-13 ans.

Xavier Guilbert : J’ai rarement vu des mangas ciblant un lectorat homosexuel ou traitant de l’homosexualité de manière réaliste. Est-ce qu’il faut chercher dans des librairies spécialisées pour en trouver ?

Tagame Gengoroh : Non, pas forcément. A l’époque, dans toutes les villes, il y avait toujours une petite librairie où on pouvait trouver des magazines gay. A Kamakura, d’où je suis originaire, je trouvais chaque mois plusieurs magazines dans la petite librairie située en face de la gare. C’est là que j’en ai acheté pour la première fois. Au début, je le faisais sans réfléchir, mais à partir du moment où j’ai réalisé que j’étais gay et que j’achetais des magazines porno, je me suis mis à avoir honte et j’allais les acheter à la gare suivante !

Xavier Guilbert : Comment a réagi votre famille ?

Tagame Gengoroh : C’est mon grand frère qui l’a su en premier. J’avais empilé mes magazines tout en haut d’un placard. Mon frère est tombé dessus et les a rangés de manière à ce qu’on ne voit ni la couverture ni la tranche. Il m’a dit que si notre mère les découvrait, ça lui ferait un choc ! Mais je n’ai révélé mon homosexualité à mes parents que plus tard, après être parti de la maison. A l’âge de 25 ans, ils ont commencé à me parler de mariage, et je leur ai dit que c’était impossible, car j’étais gay. A l’époque, ils ont cru que je plaisantais, mais ils ont dû finalement accepter la réalité.

Xavier Guilbert : Comment êtes-vous devenu manga-ka ?

Tagame Gengoroh : Je n’ai jamais pensé que je devais à tout prix devenir auteur de mangas, mais je voulais dessiner. J’ai pris des cours, et j’ai fait des études d’arts plastiques. Je voulais vivre grâce au dessin, mais je n’avais pas spécialement envie de dessiner des mangas. Mais quand j’avais 18 ans, les médias se sont mis à parler d’un genre de mangas érotiques hétérosexuels avant-gardistes et expérimentaux. C’est en lisant des revues de critiques de mangas et de graphisme que j’ai découvert ce monde fascinant et que j’ai eu envie de dessiner des mangas.

Xavier Guilbert : Avez-vous commencé par envoyer vos planches aux magazines gay que vous lisiez ?

Tagame Gengoroh : En fait, à l’époque il n’y avait pas de mangas dans les magazines gay. On trouvait des photos érotiques, des nouvelles, et des petites annonces. En revanche, il y avait autrefois un magazine de manga, René, qui proposait parfois des histoires d’amour entre garçons un peu esthétisantes, et je leur ai envoyé mon travail.

Xavier Guilbert : A mon sens, les histoires de yaoi ou de boys love ne sont pas réellement représentatives de la culture gay au Japon. Ces mangas sont en général écrits par des femmes et parlent d’un monde déconnecté des réalités que rencontrent les homosexuels.

Tagame Gengoroh : C’est vrai, mais dans le yaoi, on trouvait parfois des auteures qui se documentaient sur le sujet, par exemple la culture gay à New York, et qui introduisaient de vrais détails dans leurs planches. Et petit à petit, les auteures de yaoi ont commencé à prendre des pseudonymes masculins et à écrire des nouvelles pour des magazines gay. Certaines de ces histoires yaoi, signées par des auteurs gay, un peu corsées et susceptibles de plaire au lectorat féminin, étaient rassemblées dans des anthologies.

Xavier Guilbert : Ces magazines publiaient-ils des nouvelles ou des illustrations d’artistes étrangers ?

Tagame Gengoroh : Très rarement, oui. Parfois, on trouvait des dessins de Colt ou de Tom of Finland reproduits sans aucune autorisation.

Xavier Guilbert : Avez-vous publié des séries dans le magazine de yaoi dont vous parliez ?

Tagame Gengoroh : Non, une fois que mes planches sont parues ça a été la fin de l’histoire.

Xavier Guilbert : Et quand avez-vous été publié dans un magazine gay pour la première fois ?

Tagame Gengoroh : Les choses se sont passées de manière assez confuse. La première fois que mon travail a été publié, c’était dans un magazine de yaoi, quand j’avais 18 ans. Pour ça, j’ai été payé. La deuxième fois, j’ai dessiné un manga gay. Un jour, un ami m’a présenté à un responsable de la publication du magazine gay Barazoku (« le clan des roses »), qui cherchait du contenu. Je lui ai laissé des planches et des dessins pour lui donner un aperçu de ce que je faisais. Plus tard, un ami qui partait en voyage m’a confié ses revues gay durant son absence, et comme je les feuilletais un jour, j’ai découvert que mon travail avait été publié sans que je sois informé ou payé ! Je n’ai pas inclus ces planches dans mon catalogue. Un peu plus tard, les dessins que j’avais envoyés à un autre magazine ont été utilisés pour illustrer une nouvelle. Puis j’ai ensuite envoyé une nouvelle qui a été publiée, et j’ai fini par envoyer un récit en manga qui a lui aussi été publié. Entre-temps, j’avais également démarché un autre magazine, qui avait encore publié mon travail sans rien me verser. Au final, sur trois magazines, seul un m’avait payé, et c’est naturellement à celui-là que j’ai décidé de continuer d’envoyer mes dessins. J’avais donc environ 22 ans quand j’ai commencé ce métier à proprement parler.

Xavier Guilbert : En tant qu’auteur de manga gay professionnel, votre cas est assez unique. Quand avez-vous commencé à ne vivre que de vos planches ?

Tagame Gengoroh : Il y a 20 ans, je pense. Avant cela, je travaillais comme graphiste et je dessinais durant mon temps libre. Ça a duré pendant 6 ou 7 ans, puis à 29 ans, quand un nouveau magazine gay appelé Badi a été lancé, je suis allé rendre visite au comité de rédaction en compagnie de quelques amis auteurs. Jusqu’alors, les magazines gay étaient publiés par des hétéros qui cherchaient juste à se faire de l’argent. Mais le patron de Badi était lui-même gay, il avait un bar ou une société de production de vidéos à Shinjuku 2-chôme dont les recettes finançaient le magazine. Avant Badi, les autres magazines ciblaient un public qui n’affichait pas son homosexualité, et ils n’abordaient jamais des sujets comme les mouvements pour la reconnaissance des droits des homosexuels ou le sida. Badi a été le premier magazine a parler de ces questions. J’ai travaillé pour Badi pendant un an, je leur proposais des thématiques pour des numéros spéciaux. Le magazine se présentait surtout comme une source d’informations à destination d’un lectorat assez jeune, les 20-25 ans. Par la suite, avec deux personnes qui travaillaient chez Badi, nous avons créé G-men un nouveau magazine, avec plus de nouvelles et d’articles de fond, et ciblant des lecteurs plus matures, comme les machos et les bears âgés de 30-40 ans.

Xavier Guilbert : Quels étaient les tirages de ces magazines ?

Tagame Gengoroh : Je crois qu’à la période la plus faste, Badi se vendait à 30 000 exemplaires. Pour G-men, c’était aux alentours de 25 000.

Xavier Guilbert : Ce sont plutôt de bons tirages.

Tagame Gengoroh : Mais ça, c’était avant l’arrivée d’Internet, après, les ventes se sont effondrées. Avec Internet, l’information est devenue gratuite, et plus personne n’avait besoin d’acheter un magazine à 1000 yens [8-10 euros] pour se tenir au courant. Les grands annonceurs ne communiquant pas dans les magazines gay, hormis les ventes les seuls revenus étaient assurés par les encarts publicitaires pris par de petits bars gay et les frais de publication des petites annonces. Les bars se sont mis à faire leur publicité gratuitement sur Internet ou à se tourner vers les journaux gratuits, et les gens ont délaissé les petites annonces pour se tourner vers les forums ou les sites de rencontres. Les magazines n’ont pas réussi à trouver d’autres sources de revenus et ont périclité.

Xavier Guilbert : Combien de magazines gay reste-t-il aujourd’hui ?

Tagame Gengoroh : Trois : Badi, G-men et Samson, tous publiés par des éditeurs différents. En plus, deux d’entre eux se font la guerre !

Xavier Guilbert : Comment les mangas gay sont-ils publiés ? Est-ce comme pour le manga mainstream, avec une prépublication suivie par une parution en format relié ?

Tagame Gengoroh : Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un éditeur qui fasse à la fois la prépublication et la publication au format livre. Mais d’après certains, il paraît qu’il y a beaucoup d’irrégularités : le livre sort, mais l’auteur ne touche rien sur les ventes, ou très peu.

Xavier Guilbert : Vous avez également publié vous-même vos propres œuvres.

Tagame Gengoroh : Mes six premiers livres ont été sortis sans numéro ISBN et étaient vendus en dépôt directement dans le réseau des boutiques et des bars gays. Ensuite j’ai sorti quatre livres chez un éditeur qui les distribuait en librairie, de manière normale. Mais les conditions du contrat n’étaient pas bonnes, ça a été une mauvaise expérience. Ensuite, une de mes histoires est parue dans une anthologie boys love macho, publiée par un éditeur normal, pour laquelle il n’y a eu aucun problème. Aujourd’hui mes histoires sont publiées dans Badi, mais ils ne sortent plus du tout de recueils. Mes livres sont publiés par un autre éditeur, Pot Publishing, qui publie aussi d’anciennes histoires qui avaient été refusées à l’époque parce qu’elles étaient trop hard.

Xavier Guilbert : Badi est un mensuel ?

Tagame Gengoroh : Oui.

Xavier Guilbert : Combien de pages dessinez-vous par numéro ?

Tagame Gengoroh : 16.

Xavier Guilbert : Vous dites que votre travail a parfois été refusé pour son côté extrême, y voyez-vous une forme de censure ?

Tagame Gengoroh : Non, ça n’a rien à voir avec la censure. Simplement, l’éditeur qui a publié mes premiers livres n’était pas à proprement parler une maison d’édition, mais une société de production de vidéos gay qui n’avait ni la capacité ni le savoir-faire pour accéder au réseau des librairies. De plus, nous n’étions pas certains que les livres se vendraient même si nous y avions accès, et au final nous avons décidé de les distribuer uniquement dans les boutiques et les bars pour gays, sans numéro ISBN. Il ne s’agissait pas d’une sanction pour non-respect du code de la publication. Et lorsque mes livres ont été vendus en librairie, il n’y a jamais eu de problème de ce côté-là, même pour mes titres les plus explicites.

Xavier Guilbert : Vous avez pourtant dit tout à l’heure qu’un éditeur avait refusé votre travail car c’était « trop hard ».

Tagame Gengoroh : Ah, c’est parce qu’il y avait des scènes de mutilations où je montrais des pieds et des mains coupés. A cette époque, c’est G-men qui avait publié le livre, et il était extrêmement soucieux de l’accueil du lectorat féminin. C’est pour ça qu’ils ont fait une sélection des histoires, ils ne voulaient pas de poils, de scènes pornographiques ou SM pour la version reliée. Donc il s’agissait d’une décision liée à la stratégie commerciale et non à la censure, mais au final, il s’est avéré que ce choix a été le mauvais, puisque mes recueils les plus hardcore sont ceux qui se sont le mieux vendus !

Xavier Guilbert : Existe-t-il des magazines ciblant précisément le public lesbien ?

Tagame Gengoroh : Il y en a eu un, mais je crois qu’il a fait faillite au bout de deux ou trois numéros. Je ne sais pas trop pourquoi.

Xavier Guilbert : Shinjuku 2-chôme est réputé pour être le quartier gay de Tôkyô, mais trouve-ton aussi des bars pour lesbiennes ?

Tagame Gengoroh : Tout à fait.

Xavier Guilbert : Pourtant, leur clientèle ne s’intéresse donc pas au mangas ?

Tagame Gengoroh : Je n’ai jamais lu de mangas pour lesbiennes, mais je sais que ça existe. Il y a même eu des titres traduits et publiés en Italie. Il s’agissait de mangas au dessin un peu cartoon publiés à l’origine dans Anise, un magazine pour lesbiennes.

Xavier Guilbert : Sur le modèle du yaoi, il existe un genre de mangas mettant en scène des personnages de lesbiennes, le yûri, mais comme le yaoi, il s’agit d’histoires assez déconnectées de la réalité.

Tagame Gengoroh : Oui, il en sort beaucoup ces derniers temps.

Xavier Guilbert : A part Blue, de Nananan Kiriko, je ne connais aucun manga qui parle de ce sujet de manière réaliste.

Tagame Gengoroh : Oui, dans les magazines plus grand public [i.e., pas spécialement conçus pour un public gay / lesbien] on trouve des auteurs comme Nananan Kiriko.

Xavier Guilbert : Dans les mouvements pour les droits des homosexuels, les gays et les lesbiennes luttent ensemble, mais il semble qu’il y ait deux cultures bien distinctes, que chaque minorité sexuelle s’exprime au travers de publications différentes.

Tagame Gengoroh : Le Japon est un cas extrême, la séparation est encore plus marquée qu’ailleurs. Il y a longtemps, à l’occasion d’une parade des gays et lesbiennes, les organisateurs se sont disputés, et le représentant du côté gay a dit à son homologue lesbienne : « Ta gueule, sale gouine ! », et depuis, la scission est très profonde. J’ai une très bonne amie lesbienne, que j’ai rencontrée quand j’avais entre vingt et trente ans. C’est elle qui a organisé la première soirée lesbienne. J’ai beaucoup d’amies comme ça. Mais de manière générale, même dans les bars à 2-chôme, les gays et les lesbiennes ne se mélangent pas. On ne se retrouve qu’à l’occasion d’événements militants comme les pride parades.

Xavier Guilbert : Que pensez-vous de la situation du mouvement gay rights au Japon ?

Tagame Gengoroh : Une partie des jeunes est assez active, mais d’une manière générale, les intéressés se sentent peu concernés. Même sans afficher leur homosexualité en public, ils arrivent à s’amuser grâce à Internet et aux sorties du weekend dans les bars et les boîtes gay, et ne demandent rien de plus et ne voient pas l’intérêt de s’exposer aux problèmes que pourrait entraîner un coming out.

Xavier Guilbert : C’est une attitude très japonaise.

Tagame Gengoroh : Exactement. Comme on dit au Japon, « quand quelque chose pue, on l’enferme dans une boîte ». Lorsqu’il y a des problèmes de société comme le racisme, la discrimination, on ne les dévoile pas au grand jour pour les résoudre, on préfère les contourner en les confinant à des endroits où leur existence elle-même passe inaperçue. C’est la même chose pour les gays et les lesbiennes. Il ne s’agit pas du résultat d’une pression exercée par la société, c’est le choix que font les intéressés eux-mêmes.

Xavier Guilbert : Quelles sont vos influences en tant que manga-ka ?

Tagame Gengoroh : Ce qui m’a influencé, ce sont les magazines gay et les livres du Marquis de Sade que j’ai découverts à 13 ans.

Xavier Guilbert : Comme Tom of Finland, l’artiste gay le plus célèbre, vous représentez des archétypes de l’homosexualité masculine, des corps musclés et poilus très éloignés des personnages de jeunes garçons élancés que l’on trouve dans les yaoi.

Tagame Gengoroh : Ce qui est vrai, c’est qu’avant que je commence à dessiner, il n’y avait au Japon aucun artiste qui présentait le type bear, la pilosité, la barbe, comme quelque chose de séduisant. Je crois que j’ai été le premier à le faire. J’ignore s’il y a une conséquence directe, mais ce style est aujourd’hui admis et fait partie du paysage culturel. Beaucoup de gens me disent qu’avant de lire mes mangas ils étaient très complexés par leur pilosité, mais que depuis qu’ils ont compris que d’autres pouvaient trouver cela séduisant, ils ont confiance en eux-mêmes.

Xavier Guilbert : Vous intéressez-vous aux bandes dessinées étrangères ?

Tagame Gengoroh : Je ne suis pas calé sur le sujet, mais j’en lis parfois.

Xavier Guilbert : Je trouve que vos mangas se rapprochent du travail de l’auteur de bande dessinée français Fabrice Neaud.

Tagame Gengoroh : Je l’ai rencontré plusieurs fois, notamment l’an dernier, à l’occasion du Comicket, le marché du fanzine / bande dessinée publiée à compte d’auteur.

Xavier Guilbert : Votre travail me fait parfois penser à Justine ou les malheurs de la vertu, du Marquis de Sade. Vous vous intéressez moins à l’érotisme qu’aux rapports de domination. Les aspects mécaniques sont très détaillés, alors que le désir est complètement occulté. Tous vos récits n’obéissent pas à ce schéma, mais considérez-vous que les rapports de domination vous intéressent plus que le sexe ?

Tagame Gengoroh : Autrefois, un lecteur m’a écrit après avoir lu une de mes histoires SM, en me disant qu’il avait été surpris de ne pas trouver de scènes d’éjaculation. C’est là que j’ai pris conscience que pour tout le monde ce genre de scènes faisait partie du contrat. Ce qui gêne les gens, c’est que mon travail mêle à la fois le SM et la pornographie gay, et si j’accentue un de ces deux aspects, l’autre est forcément occulté. Plus on insiste sur le côté SM, plus on s’éloigne des clichés du porno gay. Et si on suit les clichés du porno gay, on donne du monde une vision complètement déformée. Les femmes disparaissent complètement, et il ne reste plus que des hercules ! Ce n’est pas le genre de choses que je veux dessiner. Dans mes histoires SM, j’insiste énormément sur les rapports de domination et de soumission.

Xavier Guilbert : Dans vos histoires, on voit souvent des gens ordinaires basculer dans l’univers du SM, un monde dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence.

Tagame Gengoroh : Je trouve ça plus intéressant quand une situation provoque un contraste fort. J’aime faire souffrir mes personnages. Sur le plan sexuel, j’apprécie autant les deux aspects du sadomasochisme, mais quand j’écris, je me place plus souvent du point de vue de celui qui fait souffrir. Je réfléchis à toutes les manières de tourmenter mes personnages.

Xavier Guilbert : De ce point de vue, on peut rapprocher votre travail de celui de Suehiro Maruo.

Tagame Gengoroh : Tout à fait. Quand j’étais au lycée, la découverte de ses mangas a été un énorme choc pour moi. De même pour Hanawa Kazuichi et Hiraguchi Hiromi[1], c’est un groupe d’auteurs qui m’a autant marqué que les auteurs de mangas gay dont j’ai parlé tout à l’heure. C’est grâce à cela que j’ai compris ce qu’il était possible de faire à travers le manga. Par exemple, dans une très vieille histoire de Maruo dans le genre sadomasochisme féodal, où l’on voyait un jeune garçon couper le pénis d’un jardinier à coups de ciseaux. Dans une histoire de Hanawa, le seul remède pour soigner une maladie consistait à couper des morceaux de chair humaine et les faire manger au malade.

Xavier Guilbert : On peut dire que vous aimez mettre en scène la domination et la violence.

Tagame Gengoroh : Comme vous voyez, j’aime vraiment les mangas violents ! J’aime aussi les films violents.

Xavier Guilbert : Dans vos mangas, les mâles alpha deviennent les dominés et sont mis au supplice. Vos histoires présentent une version extrême de cette inversion des rôles, car vous faites souvent de ces personnages les plus hauts gradés de la police ou de l’armée.

Tagame Gengoroh : C’est une manière de renforcer l’effet de contraste. Pour moi, il existe deux formes de masochisme. La première consiste à s’abaisser à un niveau misérable et de se mettre à adorer une dominatrice ou une autre figure d’autorité. L’autre est un peu différente, il s’agit d’un masochisme macho, qui consiste à donner la preuve de sa virilité, capable de résister aux pires épreuves. Dans les vieux numéros de Men, un magazine américain, on voit beaucoup d’illustrations de cette forme d’héroïsme, où de fiers Yankees se font violer par des Nazis et des bêtes sauvages mais survivent malgré tout. Pour moi, c’est une forme de masochisme narcissique. C’est ce type de masochisme que je préfère. Je ne suis pas très sensible au masochisme qui consiste à se faire humilier et à vénérer quelqu’un, comme on le trouve par exemple chez Numa Shôzô (écrivain mystérieux auteur de Yapou, bétail humain).

Xavier Guilbert : Une chose qui me frappe dans vos histoires, c’est qu’on ne trouve pas de description de la vie ordinaire des homosexuels, hormis au début de Pride, avec les rencontres dans le parc etc. La vie quotidienne ne vous intéresse donc pas ?

Tagame Gengoroh : Non. Pour moi, la vie quotidienne se suffit à elle-même, inutile de lire en plus des mangas qui en parlent ! Moi, j’ai envie de dessiner dans mes histoires des choses impossibles à obtenir ou des expériences impossibles à vivre dans la vraie vie. L’art en tant que satire ou reflet de la réalité ne m’intéresse ni en tant qu’auteur, ni en tant que lecteur. Dans Pride, je me suis justement essayé à cet exercice, en intégrant les détails de l’époque, la situation des prostitués. Mon but était qu’après avoir lu l’histoire, le lecteur en vienne à remettre en question sa propre sexualité. C’est pour cela que l’histoire raconte comment quelqu’un qui ne se doute pas de ses penchants masochistes finit par accepter cette part de lui-même. C’est la même chose pour l’homophobie, on peut lire cette histoire comme le parcours d’un homophobe qui en vient à reconnaître sa propre homosexualité. C’est pour créer cet effet de satire que j’ai mis en scène un personnage homosexuel qui considère les homosexuels adaptes du sadomasochisme comme des pervers et révèle ainsi sa phobie. C’est un miroir que je tends au lecteur. Voilà pourquoi cette histoire est très différente des autres, et fait référence à des détails très précis concernant la prostitution gay de l’époque, la fin des années 90. En contrepartie, l’histoire a maintenant beaucoup vieilli, le parc et les toilettes publiques ont disparu et plus personne n’utilise de beeper et de boîtes vocales ! Le fait que cinq ans après que je l’ai écrite, cette histoire était déjà dépassée est pour moi un échec.

Xavier Guilbert : Pourquoi ne pas écrire une histoire dans cette veine et décrire la réalité actuelle ?

Tagame Gengoroh : Je considère que j’ai fait le tour de la question. Prenons le cas de Gunji, une histoire qui a été traduite en français. Le premier chapitre montre les retrouvailles de deux hommes qui avaient autrefois des rapports sadomasochistes, qui sont décrits dans les quatre chapitres suivants. Au départ, j’avais l’intention de montrer ensuite ce qui se passait après leurs retrouvailles, mais je me suis aperçu que la thématique de l’histoire se mettait à ressembler à celle de Pride, et j’ai laissé tomber. A moins de le faire de manière inconsciente, je n’aime pas me répéter, cela m’ennuie. Je veux changer d’approche. Et aujourd’hui je me demande si, pour traiter par exemple la question de l’homophobie que j’ai évoquée tout à l’heure, je dois continuer à le faire à travers des mangas qui s’adressent à un public déjà instruit sur ce problème, ou plutôt exposer mon point de vue à travers un essai. Dans Pride, mes arguments prennent parfois la forme de dialogues qui exposent ma réflexion de manière trop évidente et maladroite. Je suis content de l’avoir fait une fois, mais je ne pense pas qu’il soit utile de recommencer.

Xavier Guilbert : Vous avez publié une anthologie d’illustrations érotiques gay au Japon.

Tagame Gengoroh : Dans les vieux magazines gay japonais, il y avait beaucoup d’illustrations qui me plaisaient. Mais ces œuvres ont été publiées une fois puis oubliées pour toujours, et je voulais montrer que les prémices de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture gay au Japon ont existé depuis longtemps. Pour moi, la culture gay au Japon n’existe que de manière sporadique / éclatée. Même si certains artistes ont pu marquer une certaine génération, à la génération suivante aucun artiste n’a pris leur relève. J’ai eu envie de relier les morceaux de cette culture fragmentée et de montrer son évolution.

Xavier Guilbert : En tant que livre d’art, cet ouvrage a été distribué dans des librairies classiques, et non confiné au « ghetto » des librairies gay.

Tagame Gengoroh : Exactement, je l’ai conçu comme un livre d’art. L’éditeur et les libraires lui ont fait un très bon accueil. La grande librairie Kinokuniya de Shinjuku l’a ainsi mis en avant gratuitement dans un coin spécial, il y a eu beaucoup d’autres initiatives de ce genre. Mais malheureusement, malgré le grand succès public du livre, la presse spécialisée en art et le milieu de l’art mainstream l’ont totalement ignoré.

Xavier Guilbert : Chose assez rare, votre travail a été traduit et publié en anglais et en français. Qu’en pensez-vous ?

Tagame Gengoroh : J’en suis très heureux. Parfois, je lis des bandes dessinées françaises, mais comme je ne parle pas français, j’ai très envie de savoir de quoi ça parle. De la même manière, je suis content que les lecteurs français qui ne pouvaient apprécier que la partie visuelle de mon travail puissent maintenant lire mes histoires.

Xavier Guilbert : Étant donné que vous avez chacun un point de vue très différent sur la question gay, vos échanges avec Chip Kidd vous ont-ils influencé, ou avez-vous influencé Chip Kidd en retour ?

Tagame Gengoroh : L’histoire que j’ai écrite spécialement pour The Passion of Gengoroh Tagame ((Anthologie publiée par Picturebox aux États-Unis.)) a été spécialement écrite à destination du public américain. Et lorsque Chip Kidd a choisi les histoires compilées dans ce recueil, j’ai trouvé beaucoup de fraîcheur dans sa manière de faire sa sélection et ses goûts. Et je me suis beaucoup amusé en voyant comment certaines expressions assez gratinées étaient traduites en anglais ! Mais la plus grande différence entre les États-Unis et le Japon, c’est qu’ici on n’aurait jamais pu avoir un graphiste de l’envergure de Chip Kidd et quelqu’un d’aussi éminent qu’Edmund White pour écrire la préface. C’est impensable. Au Japon, très peu de gens affichent leur homosexualité. Même des auteurs et des artistes connus, dont on sait qu’ils sont gay, ne révèlent pas publiquement leur homosexualité et ne s’impliquent pas dans la communauté. Aux États-Unis, quand j’ai acheté le recueil de dessins de Tom of Finland publié par la Tom of Finland Foundation, j’ai été très étonné de voir que la préface avait été écrite par le photographe Bruce Weber. Ce genre de choses n’arrive jamais au Japon. Aux États-Unis, la culture gay a pu prendre racine au point qu’on puisse affirmer son homosexualité sans être montré du doigt.

Xavier Guilbert : Le recueil The Passion of Gengoroh Tagame vient juste de sortir, mais cette parution a-t-elle déjà eu des répercussions sur votre vie ?

Tagame Gengoroh : Euh, pas vraiment ! Ah si, maintenant d’autres éditeurs me proposent de publier mon travail en anglais !

Xavier Guilbert : Ce livre a dû vous donner l’occasion de revenir sur vos débuts. Quel regard portez-vous sur vos anciennes œuvres ?

Tagame Gengoroh : Je me dis que mon dessin a bien changé ! En fait, j’ai changé de style de manière intentionnelle à deux reprises. La première fois, c’était pour Shirogane no Hana (« la fleur argentée »), une histoire parue dans Badi. A ce moment, je me suis mis à prendre le dessin au sérieux, ce que je n’avais pas vraiment fait jusqu’alors. Pour cette histoire, je me suis vraiment appliqué tout du long. Ensuite, je me suis efforcé de progresser en conservant ce style de dessin, mais aux alentours de Arena, j’ai senti que j’étais arrivé au bout, que je ne pouvais plus faire mieux. Ensuite, pendant un moment, je n’ai plus su quoi faire, et ce que je faisais n’était qu’à moitié abouti. Cette époque correspond à l’histoire Hairy Oracle. Ensuite, pour sortir de cette impasse, j’ai décidé de faire table rase, et je me suis demandé ce qui déterminait mon style. J’ai compris que c’était parce que je m’efforçais de tracer le trait juste, d’un seul coup net et épais. Quand je travaillais sur Inaka Isha (« médecin de campagne »), j’ai trouvé que ce trait ne collait pas avec l’histoire, il était trop lourd et ne correspondait pas à l’ambiance que je voulais créer. Donc pour faire table rase, je me suis mis à dessiner sans crayonné, en me contentant de délimiter les volumes et en attaquant directement au stylo. La première histoire que j’ai dessinée ainsi ne figure pas dans le recueil, elle s’intitule Sarashidai (« le pilori »). Le résultat m’a beaucoup plu. Même si mon trait débordait par endroits, que j’étais obligé de le reprendre parfois, je ne m’en souciais pas et continuais sans ralentir la cadence. J’ai mêlé cette approche avec mon style habituel, et aujourd’hui je joue avec les deux, en adoptant parfois un trait plutôt propre, parfois plutôt spontané.

[Entretien réalisé le 9 mai 2013, durant le Toronto Comic Arts Festival. Retranscription et traduction à partir du japonais par Aurélien Estager. Cet entretien a été publié dans une forme condensée dans le numéro 3 de la revue Kaboom]

Notes

  1. Manga-ka qui a notamment été publié dans Garo et qui est également acteur et metteur en scène de films pornos.
Entretien par en février 2014