A propos de triangulations confidentielles

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Par rapport aux marchés américain et japonais, le marché « euro-franco-belge » est le moins important en volume des trois ennéa-pôles mondiaux qui comptent.
Parmi moult explications, les plus convenues sont les suivantes : la manga est structurée (formellement et éditorialement) pour produire rapidement d’énormes quantités de pages ; et les personnages des comics mainstream n’appartenant pas aux auteurs mais aux « majors », une foule de dessinateurs peuvent s’attacher à égrainer leurs aventures pour une production, certes bien moindre que la nippone, mais tout aussi impressionnante à nos yeux d’européens.
En comparaison, des séries comme Largo Winch, La Caste des Méta-barons, XIII ont, au mieux, une périodicité d’à peu près 12 à 18 mois entre chaque album. Cela amène donc, en moyenne, à une dizaine d’années pour huit volumes.

Ce constat est devenu un vrai problème depuis que les séries traditionnelles, avec héros récurrent de volume de 48 pages en volume de 48 pages, ont vu leur domination s’effacer au profit des « séries limitées », qui permettent de développer sur plusieurs tomes des histoires plus ambitieuses, répondant aux exigences esthétiques d’un marché désormais composé principalement d’adultes.
Mais en raisons des impératifs de production belgo-français sus évoqués, l’attente et la lecture rapide de l’album (qui reste toujours de 48 pages), frustre aussi d’avantage cet acheteur adulte. Celui-ci a donc de plus en plus fréquemment, tendance à prendre l’habitude d’attendre que le troisième volume d’une série — voire plus parfois [1] — soit sorti avant d’acheter les albums précédents. Résultat, l’éditeur voit chuter le tirage moyen du premier volume d’une nouvelle série, ce qui du même coup, perte de rentabilité oblige, entrave davantage toute tentative de renouvellement de sa part.
Une des conséquences est la grosse tendance frileuse actuelle au clonage d’anciennes séries (ex : Blake & Mortimer [2] ) ou de séries « cucultes » mercatiquement modifiées comme, par exemple, les très « clonesques » Largo Wincheries que sont I.R.S., Alpha, Wayne Shelton, etc.

Depuis un an environ, Glénat offre à ce problème une solution alternative intéressante d’un point de vue strictement éditorial, avec deux nouvelles séries : Le triangle secret et Le décalogue. Leurs points communs : plusieurs dessinateurs et un scénariste.[3] Le nombre des volumes est déjà fixé, et une périodicité moyenne de quatre albums par ans est (en principe) assurée par les nombreux dessinateurs participant à ces séries.[4])
Grâce à une astuce scénaristique (relativement familière dans l’absolu), chaque dessinateur s’occupe d’un espace et d’un temps précis de la diégèse générale de la série.[5] La différence entre Le triangle secret et Le décalogue est que le premier met en parallèle dans un album ces périodes et ces espaces, alors que le second les distingue. Il y a donc plusieurs dessinateurs en couverture d’un album de la série Le triangle secret, alors qu’il y en a qu’un seul dans un album du Décalogue.

Certes, ces deux séries correspondent aussi aux particularités du catalogue Glénat, principalement axé (manga mis à part) sur des séries limitées à arrière-plans historique et/ou fantastique, et ne possédant aucun grand personnage récurrent et à succès du type Tintin, Blueberry, Alix, Spirou, Lanfeust de Troy, etc. Il s’agit aussi d’auteurs « maison », confirmés et évoluant dans des styles partageant de/ces nombreux points communs.
Mais si le succès de ces séries se confirme, d’autres éditeurs suivront, et développeront le système de production qui s’y ébauche et les habitudes qu’elles ne manqueront pas de développer chez les consommateurs. Des modifications qui ne seront pas non plus sans conséquences sur le fond et la forme des oeuvres produites. Pour l’instant, l’aspect émergent et très circonscrit du phénomène empêche encore toute analyse réellement critique et esthétique.

Notes

  1. Il n’est plus rare aujourd’hui de voir certains lecteurs attendre avec une patience de sioux les sorties en intégrales.
  2. Il y a aussi la possibilité des colorisations/rééditions. Faire, par exemple, trois albums avec un seul comme Casterman avec Le grand pouvoir du Chninkel, de Rosinski et Van Hamme.
  3. Le scénariste de la série Le triangle secret est Didier Convard. Les dessinateurs principaux sont : D. Falque, C. Gine, P. Wachs. Les dessinateurs invités, ou n’apparaissant que dans un volume, sont : J.-C. Kraehn, G. Chaillet, E. Stalner. Notons que le nom du coloriste Paul apparaît sur les couvertures au milieu de ceux des dessinateurs. Les couvertures sont toutes signées A. Juillard. Sept volumes sont prévus, leurs publications s’échelonnant de début 2001 au printemps 2003. A l’heure où sont écrites ces lignes, trois albums ont été réalisés.
    Pour Le décalogue, le scénariste est Giroud. Le dessinateur du tome I est Béhé, celui du tome II est De Vita, et celui du tome III est Charles. Dix volumes, c’est à dire un par commandement, sont prévus là aussi entre 2001 et 2003.
  4. Notons que Casterman pratique depuis quelques années la numérotation en fractions sur ses séries limitées. Une simple indication sur la tranche du livre qui permet d’avertir le lecteur qu’il ne s’agit pas d’une série à rallonge. De toutes façons, si les ventes sont telles qu’elles invitent à la nécessité d’une suite, la solution du cycle est toujours possible (cf. par ex., Les ballades au bout du monde chez Glénat
  5. C’est une division du travail par les phases du déroulement narratif, non dans les phases de réalisation de la planche. Pour la bande dessinée franco-belge où la notion d’auteur est importante, elle semble trouver son origine dans les séries déclinant la jeunesse ou la maturité d’un personnage (cycles de vie) ou entérinant le succès de personnages de seconds rôles. Elles sont généralement prises en charge par d’autres dessinateurs (voire un studio pour les très gros succès).
    Citons entre beaucoup d’autres exemples : Blueberry (lieutenant, jeunesse, marshal), L’incal (avant, après, La caste des Méta-barons), le Marsupilami (qui vient de la série Spirou & Fantasio), les Schtroumpfs (qui viennent de la série Johan et Pirlouit), et plus récemment les déclinaisons de l’excellente série Donjon de Sfar et Trondheim.
Humeur de en novembre 2001