Une Bande Dessinée n’est pas un objet gentil

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La polémique qui a secoué, il y a quelques temps, le petit monde du cinéma français fut très instructive. Leconte, représentant les réalisateurs français, accusait la critique de cinéma, en particulier le terrible triangle Libé-Inrocks-Télérama, de torpiller le cinéma français par snobisme parisien ou par intégrisme intellectuel. L’inénarrable Luc Besson l’avait appuyé en affirmant qu’un film « n’était pas un objet méchant », et qu’il ne méritait jamais un tel traitement par les médias.

Querelle très instructive donc, car, sans même juger du fond (un critique peut-il « descendre » un film qui a demandé tant de travail en quelques lignes ?) il renvoie un autre média, la bande dessinée, à sa propre image. Il faut être clair, la critique en bande dessinée n’existe pas.
Le paradoxe commence à être connu : alors que la bande dessinée représente un secteur de l’édition parmi les plus florissants (bien loin devant le roman par exemple), elle reste désespérément absente des médias. On trouvera certes dans les quotidiens régionaux des rubriques BD (et celle du Quotidien de la réunion n’est pas la plus mauvaise) mais il s’agit bien souvent pour les chroniqueurs de raconter rapidement l’histoire et de conclure par un « j’aime/j’aime pas » (ce dernier étant très rare) quand ce n’est pas une reprise pure et simple du dossier de presse de l’éditeur.
Pour le reste, ni les grands quotidiens nationaux, ni la radio et encore moins la télévision ne se proposent de parler de bande dessinée. Deux exceptions, tout de même, lors du festival d’Angoulême (on parle alors du phénomène économique qu’est la bande dessinée) et à la sortie du dernier Astérix (qui, avec 5 millions d’exemplaires vendus en France chaque année, en a bien besoin).

Que se passe-t-il donc avec la bande dessinée ? Pourquoi donc tout le monde en lit et personne n’en parle ?
Les raisons sont assez simples en fait : la bande dessinée, c’est un truc rigolo avec des gros nez quand c’est français, un truc violent et nazi avec des grands yeux quand c’est japonais et des histoires de super-héros en collant quand c’est américain. La bande dessinée, c’est un simple divertissement, rapidement lu, pas compliqué, qui ne prend pas la tête et qui s’adresse à l’enfant qu’il y a en chacun de nous. La bande dessinée, c’est un truc gentil, il n’y a rien à en dire.
Ben non. La bande dessinée n’est pas un objet gentil. La bande dessinée dit des choses sur nous, sur notre monde, comme tous les arts narratifs. La bande dessinée fait partie de la culture, participe de l’intelligence, du génie humain au même titre que la Littérature ou que le cinéma et le théâtre. Le dire et le répéter ne sert à rien, si on ne le prouve pas. Mais pour comprendre cela, il faut dépasser une bonne fois pour toutes l’image que la critique en général se fait de cet art : la bande dessinée ne se réduit pas à Astérix, Largo Winch ou Boule et Bill (quelles que soient les qualités du premier).

Depuis des années, il existe, à coté de la bande dessinée grand public, une bande dessinée d’auteurs qui produit des œuvres fortes, qui méritent une audience plus forte et surtout une reconnaissance critique qu’on leur refuse. On pourra citer le travail de l’Association avec des gens comme Trondheim, Sfar, David B, JC Menu, bien sûr, mais aussi, pour rester dans le monde francophone, les maisons d’édition Amok, fréon, Ego comme X, pour les indépendants, des auteurs comme Baudoin, Chaland, Dupuy et Berbérian, Rabaté ou Blutch, plus connus du grand public.
Au Japon, on ignore trop le travail d’un Matsumoto au profit de japoniaiseries et en Amérique, qui connaît la formidable scène indépendante pourtant largement traduite en français ? Il y a bien sûr l’incontournable Maus d’Art Spiegelman, mais derrière lui des auteurs étonnants comme Dan Clowes, Burns, Chris Ware, Julie Doucet, Debbie Drechsler, Sacco et leur papy à tous, le formidable Robert Crumb.

On le comprend, cette rubrique tentera — très humblement — de parler de cette bande dessinée là, adulte et dérangeante, innovatrice et touchante, qui explore bien souvent des champs inconnus d’un cinéma devenu largement une grosse machine économique et d’une littérature qui n’en finit plus de se perdre dans le formalisme.
Pour autant, il ne s’agira pas d’oublier la bande dessinée dite populaire, qui a produit des chefs d’œuvre depuis Tintin et Lucky Luke, ni de se faire systématiquement l’apologue d’une bande dessinée indépendante fermée et/ou nombriliste. Il nous faudra non pas parler de toute la bande dessinée mais bien de toute la BONNE bande dessinée. C’est déjà assez prétentieux comme ça.
La bande dessinée est un objet méchant, qui griffe et mord, qui dérange et trouble. La bande dessinée est un objet gentil qui fait rire et qui émeut. C’est un objet culturel en somme.

Humeur de en juin 2000