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Pilier de la presse culturelle française, Télérama a pourtant mis du temps à s’intéresser à la bande dessinée. Ce n’est finalement qu’au début des années 2010 que l’hebdomadaire semble avoir décidé de se rattraper, proposant désormais dans presque chaque numéro papier la chronique d’une bande dessinée, et se permettant de temps en temps de consacrer des articles plus généraux au 9e Art.
Même constat du côté du support web du magazine, telerama.fr, qui, après avoir traité la bande dessinée essentiellement par le biais d’un blog, affiche aujourd’hui l’ambition d’aller plus loin que les simples chroniques. Exit le blog, place aux pré-publications d’une part, et à la constitution progression d’une « bédéthèque idéale » d’autre part. Une approche tournée vers la découverte, fidèle au credo du fondateur Georges Montaron[1].

Malheureusement dans les deux cas, les choix de la rédaction web semblent plus dictés par un souci de coller à l’actualité (et ce faisant d’accompagner la promotion des nouveaux albums déjà mis en avant par les gros éditeurs) que par une ligne éditoriale cherchant à promouvoir une bande dessinée de qualité.

Ainsi, à la rentrée de l’été 2015, telerama.fr a annoncé la prépublication en ligne d’albums qui « ont piqué [sa] curiosité », mais que sa rédaction n’a « pas encore forcément lus ». Un tel élan d’honnêteté a de quoi surprendre : les journalistes de Télérama n’ont donc pas le temps de lire les parutions et espèrent que cette faute avouée sera à moitié pardonnée ?
Telerama.fr a (entre autres) pré-publié les derniers Super Dupont[2], Pénélope Bagieu, Lucy Mazel et Wilfried Lupano, Fabien Nury, Xavier Dorison et Laurent Astier, Cyril Pedrosa et Anthony Pastor. On notera l’ampleur de la curiosité de Télérama qui se trouve ainsi piquée par ces œuvres d’auteurs déjà connus, reconnus, récompensés et publiés chez des gros éditeurs. Cette curiosité ne va visiblement s’aventurer du côté de l’actualité des petits éditeurs, des auteurs moins grand public ou encore des premières bandes dessinées de jeunes auteurs prometteurs.

Mais peut-être est-ce le lot de la prépublication, que d’être justement inscrite dans une forme d’actualité, assujettie au calendrier des sorties. Ce qui fait que l’on nourrissait plus d’espoir à l’égard de la « bédéthèque idéale », appellation prometteuse qui laissait miroiter la constitution d’un corpus des principaux chefs d’œuvre du 9e Art, la mise en valeur d’auteurs tels que Schlingo, Herriman ou Breccia, permettant aux lecteurs de découvrir ce qu’est véritablement la bande dessinée, dans toute sa diversité et sa richesse. De par sa vocation, Télérama semble parfait pour jouer ce rôle de diffusion de la culture et d’éducation.
Hélas, la bédéthèque en question ne comprend que des œuvres parues après le lancement du projet[3] — et pour cause : « Chaque semaine, la rédaction pioche parmi ses bandes dessinées préférées du moment, et demande à un auteur de commenter trois de ses planches. » Aux journalistes le choix, aux auteurs le soin de justifier eux-mêmes leur inclusion dans l’auguste sélection.
Résumons donc : une « bédéthèque idéale » qui se constitue au gré des parutions « du moment » (donc sans aucune perspective historique) et de la disponibilité des auteurs à se prêter à l’exercice d’auto-critique. Rajoutons que la constitution de cette sélection fait tiquer, puisque 65 des 100 premiers titres de la « bédéthèque idéale » proviennent des catalogues des groupes Média Participations, Gallimard ou Delcourt… lesquels ne représentaient en 2014 qu’un tiers des sorties selon les décomptes de l’ACBD. De là à penser qu’il ne s’agit que d’une opération de promotion qui n’afficherait pas son nom, il n’y a qu’un pas, que nous n’oserons pas franchir…

Prépublications d’albums « pas encore forcément lus », « bédéthèque idéale » réalisée au gré des coups de cœur du moment et commentée par les auteurs eux-mêmes — il ressort ainsi que l’approche de telerama.fr est marquée par l’absence quasi-totale d’approche critique, et même de journaliste. Ou comment faire passer du promotionnel pour de l’éditorial… mais, pourrait-on dire, ce n’est finalement « que » du web — l’approche « sérieuse » est ailleurs.
Si le rattrapage en matière de bande dessinée est modeste mais réel du côté du papier[4], Télérama, créature issue du papier originellement tournée vers les nouveaux médias, semble paradoxalement avoir bien du mal à investir pleinement les nouveaux espaces d’Internet.

(texte réfléchi et porté par V., accouché par X.)

Notes

  1. Soit « réaliser un journal s’adressant au public populaire le plus large afin de l’aider à maîtriser la radio, le cinéma et la télévision, instruments privilégiés de culture pour les masses », merci Wikipédia.
  2. Attardons-nous d’ailleurs sur le dernier opus de Super Dupont, album que les lecteurs ont déjà eu l’occasion de le voir en prépublication dans Le Monde (qui, rappelons-le, apparient au même groupe que Télérama). A la lecture de ce titre affligeant, il y a de quoi se demander si la rédaction de Télérama est vraiment sincère quand elle affirme ne pas avoir lu ces bandes dessinées. Ou si cet aveu n’est pas un moyen de se dédouaner, car Télérama n’est pas forcément digne de publier une histoire avec des blagues pipi-caca, des représentations caricaturales de Noirs et autres dentelles du dernier Super Dupont… à moins que cette publication ne soit le résultat d’une directive d’en haut ou d’un accord commercial ?
  3. Une manière de passer sous silence la coupable indifférence du passé ? A moins qu’il ne s’agisse d’affirmer implicitement que la bande dessinée n’existe réellement que depuis que Télérama s’y intéresse ? Chacun est libre de son interprétation…
  4. Un éditeur nous faisait récemment remarquer que les critiques du journal sont parmi les seules à avoir une influence significative sur les ventes des albums.
Humeur de & en avril 2016