Deuxième Pierre

de

C’est toute l’ambiguïté de la deuxième fois — coincée entre découverte et familiarité, entre tâtonnements et affirmation de soi. Pierre Feuille Ciseaux («Laboratoire de Bande Dessinée») vient donc de connaître sa deuxième édition, toujours dans le site majestueux de la Saline Royale d’Arc et Senans, culminant lors du week-end des 2 et 3 octobre 2010.

Premier élément à souligner, la météo des plus clémente, qui rend le lieu particulièrement agréable, loin du brouillard froid et humide qui l’avait entouré l’année passée. Peut-être pas un hasard d’ailleurs, l’organisation ayant choisi avec soin la date pour mettre un maximum de chances de son côté. Ensuite, l’expérience de la première édition a été mise à profit, et l’on constate une meilleure occupation des lieux — qu’il s’agisse de l’exposition XX/MMX dans la Berne Ouest aux allures de cathédrale, les espaces clairement identifiés (la Fabrique avec les ateliers de sérigraphie et de linogravure, l’Usine où triment les auteurs, les Causeries dans leur nid d’aigle, et la Bouquinerie qui met en vente les ouvrages des auteurs/éditeurs invités), ou encore l’idée lumineuse de projeter en ombres chinoises les logos des différentes collections de l’Association sur les bâtiments de la Saline Royale.

C’est donc la deuxième fois, ce qui est sans doute son plus grand défaut — de devoir se mesurer à la première, déjà peut-être un rien idéalisée dans nos souvenirs de ce bouillonnement primordial. Bien sûr, une manifestation qui se veut avant tout être un laboratoire ne saurait tomber dans la routine. Et une nouvelle fois, l’alchimie entre les auteurs présents s’est produite, mais d’une autre manière, que l’on peut ressentir dans l’ambiance légèrement plus policée, plus studieuse peut-être, qui règne entre ces murs. On constate l’étendue des ébats en admirant les nombreuses réalisations exposées dans les salles de travail, sans compter celles qui sont encore en cours de réalisation et qui s’étalent sur les tables, au milieu d’un amoncellement industrieux de notes, de croquis et de chutes. Ici, la création s’opère en direct, revenant à la pureté de l’acte («fiat lux, et lux fit») dans lequel le livre (l’idée) aussitôt pensé, devient réalité.

On se promène alors, glanant ici ou là des fragments de récit, découvrant quelques variations autour d’un exercice collectif nouveau, observant un auteur en train de se lancer dans un énième projet — venant rejoindre le journal The People’s Plague (sous la houlette de BlexBolex), les petites boites à surprise du Distroboto, les cartes de baseball détaillant l’équipe des Saltines (avec tous les auteurs présents) ou encore la «bande dessinée industrielle» pilotée par Lisa Mandel. Il y a tant à voir, à lire surtout, et si peu de temps, que l’on en sort forcément frustré, en espérant pouvoir un jour tenir entre ses mains une somme de ce qui a vu le jour dans ce laboratoire où n’opèrent que des savants fous. Car préside toujours cette volonté de se frotter au médium, de le malaxer et de le questionner en jouant avec les contraintes, au fil d’exercices OuBaPiens renouvelés, parfois complexes, toujours surprenants.

Et curieusement, c’est peut-être aussi là que s’établit une ébauche de réflexion théorique sur la bande dessinée. Comme pour le reste, cette réflexion se fait sans y penser, sans chercher à la formuler, mais plutôt en se préoccupant de faire. Dans ce foisonnement de pratique, on explore les marges, on s’immisce dans les failles, on triture les techniques narratives pour voir jusqu’où on peut les pousser avant qu’elles ne lâchent. Passer d’un strip à l’autre en ne changeant qu’une case par étape, contaminer progressivement un récit en y introduisant des éléments parasites, ou encore observer l’évolution de «l’accordéon» où l’on intercale successivement des cases dans un ensemble existant. Accrochés aux murs en regard des consignes à respecter, ces exercices finissent par poser les bases d’une articulation aussitôt illustrée par ses multiples utilisations possibles.

A l’opposé des formules consacrées de la rencontre avec la bande dessinée (coincée entre dédicace et concert de dessins), Pierre Feuille Ciseaux demeure donc un lieu où l’effervescence de la création rejoint un questionnement permanent de ses modalités, et où l’on n’hésite pas à embarquer activement le lecteur — comme dans le cas des performances de création collective des «60’». Bulle éphémère et fragile, il faut espérer que cette manifestation unique réussisse à assurer sa pérennité (jamais deux sans trois ?) — que ce soit dans les productions qu’elle favorise, ou pour l’organisation des éditions à venir.

Humeur de en octobre 2010