Divertissement

de

En ces temps de rentrée littéraire, on voit bien comment la littérature (l’autre, celle qui est écrite et non dessinée) procède pour faire sa promotion : les auteurs arpentent les plateaux télévisés, parlent et expliquent, leur visage animé répondant à leur portrait en couverture dans un étrange dédoublement à l’écran.
Du côté de la bande dessinée, on cherche à faire plus original, moins formel aussi peut-être. Après avoir tenu le rôle du feuilleton de l’été dans les pages de Télérama, Le Petit Prince version Sfar fait aussi sa rentrée (en librairie) depuis le 18 Septembre. Et pour fêter dignement l’événement, les éditions Gallimard (avec la Fnac et le Festival d’Angoulême) ont organisé une petite soirée, dans la lignée des «concerts de dessins» désormais habituels de la manifestation angoumoisine de la fin Janvier.
Il faut reconnaître que la formule ne manque pas d’attrait : «Véritable dialogue émotionnel entre disciplines artistiques, les Concerts de dessins présentent une forme de bande dessinée originale, qui n’est liée ni au papier, ni à l’impression, ni à la reproduction. […] ces événements scéniques exceptionnels apportent une dimension festive à Angoulême, tout en valorisant le 9e art dans la beauté éphémère d’un spectacle vivant.»

Forcément, le magazine BoDoï, «initiateur» de l’idée, se montre enthousiaste dans son compte-rendu :
«La soirée fut belle, hier,[1] sur la scène de L’Européen à Paris. Joann Sfar, stylo, pinceaux et couleurs, dessinait sereinement. François Morel, juché sur un tabouret, donnait vie au Petit Prince de Saint-Exupéry, et les musiciens Frédéric Deville et Yom plongeaient la salle dans une ambiance sonore délicate.
Ni simple lecture, ni création d’une BD, cette lecture dessinée et mise en musique a emballé les quelque 300 spectateurs présents. Sensibilité du jeu de François Morel, rapidité d’exécution et poésie du trait de Joann Sfar se sont mariées pour le meilleur, c’est-à-dire pour servir parfaitement le récit de Saint-Exupéry.»

Pas d’hésitation donc, la soirée fut belle et les spectateurs emballés. Emballés par quoi ? C’est bien là la question. Pas vraiment de la bande dessinée, mais autre chose, qu’on choisisse de parler de la «beauté éphémère d’un spectacle vivant» ou d’une «lecture dessinée et mise en musique». La bande dessinée peine à se montrer, alors on montre autre chose.
Et, sans véritable surprise, c’est la performance, la fascination pour le dessin qui prend le dessus — dramatisé, spectacularisé, dans une mise en scène plus large de ce que l’on voit finalement souvent en dédicace : le «oh mais qu’est-ce qu’il dessine bien», cette admiration simple et un peu puérile devant l’œuvre d’art en train de se réaliser devant nos yeux.
Il faut noter d’ailleurs que ce regard porté sur la bande dessinée n’est pas limité à sa pratique vivante (avec l’auteur en chair et en os penché sur sa feuille), mais s’étend aussi à l’objet de musée. Car la planche originale n’est qu’une étape intermédiaire dans la fabrication de l’œuvre finale, une étape qui porte encore les marques de fabrique, restes de crayonnés, retouches au Tipex et coups de pinceaux.
Alors, sur scène comme au musée, on scrute, on guette, on cherche à élucider ce mystère du dessin, les signes qui font que celui-ci, ici ou ailleurs, sache tirer de ces traits portraits et perspectives, nous renvoyant à nos propres errances moins couronnées de succès.

Pourtant, la magie de la bande dessinée est ailleurs, dans les récits qu’elle tisse, dans les personnages qu’elle anime, dans les émotions qu’elle transmet — rien de tout cela ici. L’auteur de bande dessinée se retrouve simple illustrateur, réalisant en direct (tour de force) des images qui viennent se poser sur un récit que d’autres conduisent et articulent.
Et de faire salle comble avec ces performances à Angoulême, alors que plus loin, les entretiens plus sages (avec questions graves et hochements de tête) ne retiennent que des audiences clairsemées. Autrefois extraterrestre sur la couverture du Journal d’un Album, l’auteur de bande dessinée est ainsi devenu une bête (de scène ?) étrange, tenant de l’animal de cirque, admiré pour sa capacité à produire sur commande du «bien dessiné».[2]

On aurait pourtant pu imaginer l’écran comme espace immuable d’une séquentialité construite au fil du temps,[3] ou la scène comme espace iconique répondant à un autre, ou que sais-je encore. Trop compliqué sans doute — on ne cherche pas ici à représenter (syn. «reproduire»), mais à divertir (syn. «détourner»).
Alors oui, on peut se féliciter de la «dimension festive» de ces événements, se réjouir d’une popularité de bon aloi, voire même célébrer le «dialogue émotionnel entre disciplines artistiques» — mais la bande dessinée n’a finalement que peu à voir avec ces performances, comme en témoignent les louvoiements stylistiques employés pour les décrire.[4]
Parce que même si la bande dessinée se regarde — avant tout, elle se lit.

Notes

  1. Le Lundi 15 Septembre.
  2. Dans les pages de son livre Hanté, Philippe Dupuy s’explamait à propos de son travail : «Ce ne sont pas que des beaux dessins !»
  3. Ou à rebrousse-temps, dans les expérimentations ébouriffantes du (très) jeune Jon Phillips, sur son site Utopian Psychosis.
  4. «Une forme de bande dessinée originale», «lecture dessinée et mise en musique».
Humeur de en septembre 2008