L’ Inélégance du Pavé

de

Persépolis, en son temps, oxygéna la bande dessinée hexagonale. Beaucoup retenaient, de ce récit de vie, les dimensions féminine et orientale, l’émotion suscitée par le témoignage d’une enfant, la dictature iranienne avec l’intégrisme musulman en toile de fond et le caractère insoumis mais fragile de l’auteur.
Question de bon timing, Persépolis s’inscrivait aussi au confluent de courants littéraires à la mode. Avec cette bande dessinée, Marjane ralliait Leïla Sebbar, Assia Djebar, Gisèle Pineau et bien d’autres encore, dans la famille des écrivains femmes francophones. Que leurs racines soient subsahariennes, du Maghreb ou des Antilles, toutes prennent la parole en langue française pour aborder la condition de la femme, mais aussi l’exil, le pays natal et la question de l’identité, d’ailleurs et d’occident mêlées. Immanquablement, Télérama ne pouvait qu’adorer, le grand public aussi.

Avec le temps, comme le rappelle la réédition sous forme d’intégrale, on regrette que ces spécificités occultèrent les qualités du livre liées au 9eme art. A l’époque, l’autobiographie y dérivait pour la première fois, semble-t-il, vers le genre des mémoires.
Quant à l’exploitation des acquis, Persépolis demeure, aujourd’hui encore, un des rares livres qui déborde intelligemment l’esthétique dite «minimaliste». Sans se départir de l’économie de formes et de moyens qui fonde l’essence de ce mouvement, il épouse cependant, a contrario, une esthétique fortement signifiante. Sa ligne épurée et enfantine, techniquement maladroite, s’offre bel et bien comme une autoroute limpide et confortable ouverte à tous.
Mais à ceux, amateurs du langage de l’image et de la bande dessinée, il déroule sur le bas-côté une multitude de signes, d’indices, de références et de symboles pour enrichir la lecture. Leur fonction, purement autobiographique, est d’en dévoiler long sur son auteur, ses envies comme ses angoisses. Et la complexité de ce dessin, trop souvent comparé à celui David B. à cause d’une simple parenté visuelle, est tristement passée inaperçue.

Pourtant, elle reste la grande originalité du livre, synthèse quasi parfaite entre lisibilité et densité sémiotique, patine faussement minimaliste qui tresse dans son réseau visuel la cartographie d’un moi qui se cherche. Constitués pour partie d’influences esthétiques iraniennes et occidentales qui se résistent et s’embrassent à longueur de page, les symboles et références y délivrent une autre parole, qui ne s’épanche plus, comme les mots, sur le régime iranien, mais sur ce qu’est la construction d’une personne de double nationalité, et le déracinement éternel qui découle de cette identité mixte.
Comme exemple, il y a bien sûr la reprise récurrente des bas reliefs des cités persanes antiques, qui deviennent, dans ces pages, l’illustration d’un peuple massifié, à l’idéologie partagée dont l’auteur s’extrait par la singularité de son effigie. Ou bien le blanc séparant les cases qui s’offre, dès la toute première image, comme une frontière salvatrice permettant à la jeune fille recouverte du hijab de s’identifier parmi ses camarades de classe voilées.
L’ouvrage, bien que recouvert d’une façade très simple, cache une construction complexe tout en strates et en richesses, et prend un temps fou à déchiffrer.

L’intégrale, monolithique, apparaît alors à double tranchant. La baisse de prix est d’ailleurs son seul argument, car sinon que d’abandons. Elle rejette les anciennes couvertures d’une grande subtilité, dans lesquelles chaque détail, le sabot d’un cheval, une crinière ou un harnachement, filaient une métaphore sur l’héritage culturel et le métissage. De même, elle estompe les étapes de cette odyssée, évidant les dimensions spécifiques de chacun des quatre épisodes : récit de jeunesse, découverte de l’occident, exil puis enfin Cahier d’un retour au pays natal.
Des détails infimes, certes, mais peut-être significatifs d’une mue attristante dans l’écriture de l’artiste. Car cette version classieuse, finalement, s’accorde d’un peu trop près avec la politique inintéressante de l’adaptation animée. Les soucis du beau, de la fluidité et de l’harmonie y remplacent le désir d’expression intime. Comme si les quolibets la qualifiant d’amateur ou de piètre dessinatrice avaient fini par la toucher ?
Difficile de savoir, néanmoins la question reste légitime. Comment en effet expliquer ce désir soudain pour la virtuosité, véritable remise en cause esthétique de son art — énorme dans son film et petite dans cette intégrale. Auparavant maladroit mais imprégné d’intelligence et de personnalité, son langage se dirige peu à peu vers de l’emballage grossièrement gracieux et épate-gogo, mais vide comme tout bon objet décoratif.

Humeur de en septembre 2007