Lettre ouverte à Benoît Mouchart

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Lettre ouverte à Benoît Mouchart, directeur éditorial des éditions Casterman, suite à l'interview publiée dans Télérama le 18 avril 2016.

Toulouse, le 13 mai 2016

Cher Benoît,
j’ai découvert le mois dernier l’entretien que tu as accordé à Stéphane Jarno pour Télérama au sujet du lancement de la nouvelle revue de bande dessinée des éditions Casterman dont tu es le rédacteur en chef, Pandora.
Et ne te cache pas avoir été choqué par tes propos.
Si nous sommes habitués (nous, personnes concernées par l’histoire oubliée, la création marginale et l’émergence des formes nouvelles de la bande dessinée) à côtoyer la bêtise, l’ignorance, la vénalité et l’hypocrisie des pontes des grosses maisons et de tant de journalistes autoproclamés spécialisés (au mieux amateurs à la petite semaine, au pire fétichistes et réactionnaires), tous soumis à l’air du temps et aux diktats du marché, je confesse avoir eu un temps la naïveté de croire que tu saurais faire exception. C’était il y a de cela quelques années, en 2012 précisément.

Je me souviens de notre rencontre dans ton bureau du Festival d’Angoulême. Je venais te présenter un projet d’exposition pour les éditions The Hoochie Coochie alors que nous célébrions les dix années d’existence de Turkey Comix, la revue de la maison.
En ce temps-là, tu ne prétendais pas ignorer le dynamisme créatif à l’œuvre dans de telles structures (The Hoochie Coochie et des dizaines d’autres), certes relativement confidentielles mais néanmoins professionnellement diffusées (et donc accessibles au grand public).
Tu as fait le choix de programmer cette belle exposition, sélection artistique affirmée dans ton discours d’alors qui venait s’ajouter à un passé de paris plutôt audacieux.
Ta position, en ce temps, était de défendre une idée — ou plus justement : une réalité — plurielle de la bande dessinée.
Nous avons eu assez d’autres occasions de nous rencontrer et de discuter pour que je ne puisse émettre aucun doute sur l’étendue de tes connaissances (artistiques et socio-économiques) en matière de bande dessinée ; je me souviens notamment de cette poignée d’heures sur la terrasse du Kulturhuset à Stockholm à l’occasion du SPX 2012. Accompagnés d’un camarade de The Hoochie Coochie, nous avions longuement parlé de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, et tu n’étais avare ni d’enthousiasme devant leur engagement politique dans les années 1970, ni de lucidité quant à la marginalité inhérente à leurs positions.
C’était l’année du décès et donc des hommages dédiés à la fondatrice de ce beau festival, arpenteuse inépuisable, éminence grise de la diffusion internationale de notre objet d’attention, la bande dessinée. Tu lui as ce jour-là consacré un discours de circonstance, très respectueux.

Je mentionne ces moments parce qu’ils interrogent, avec le recul, les glissements idéologiques liés à ta nouvelle position : pourquoi ne pas appliquer à toi-même et à la maison que tu représentes aujourd’hui cette dignité, ce courage, cette sincérité, ce talent et cette abnégation que tu savais alors si précisément relever et décrire ?
En 2013, juste après l’édition du Festival qui consacra cette fameuse exposition à The Hoochie Coochie, tu as quitté la direction artistique d’Angoulême pour devenir directeur éditorial chez Casterman.
L’enjeu était alors transparent : il s’agissait de redorer le blason d’une maison dont les années de gloire étaient désormais lointaines, après son cuisant échec dans la course à l’auteurisation des catalogues qui a marqué la dernière décennie.
Les méthodes, elles, sont restées au contraire soigneusement tenues sous silence, déjà bien peu empreintes de la dignité exigée par ta fonction.
Ainsi, alors que quelques mois plus tôt tu défendais la nécessité de soutenir la petite édition de création comme creuset duquel émergent les talents de demain, quelques semaines après ton changement de costume tu cherchais déjà à débaucher quelques-uns des auteurs dont tu savais pertinemment qu’ils tenaient à eux seuls — ou presque — l’économie précaire de ces mêmes maisons. J’aurai la pudeur de taire les noms dont j’ai connaissance, certains ont eu l’élégance (ou le courage, la fierté, les moyens, la fidélité…) de ne pas céder.
La rengaine était déjà connue, une édifiante démonstration en avait été donnée dès 2005 dans Plates-bandes, l’incontournable saillie de J.C. Menu.
J’avais eu la naïveté de croire que tu saurais faire exception.

Cette longue digression inaugurale achevée, revenons à ce qui nous occupe aujourd’hui :
Je n’avais pas consulté Pandora, je ne savais rien de ton éditorial (dont j’ai découvert ensuite seulement la pertinente dissection par Xavier Guilbert), je savais juste que le projet devait voir le jour, j’avais simplement entendu citer quelques noms par J.C. Menu quand il m’avait évoqué son travail en cours pour le projet (Jean-Christophe ! Aurais-tu oublié Plates-bandes ?). Cette fameuse interview a donc suffi à elle-seule à motiver cette lettre ouverte, en ce qu’elle est la synthèse presque idéale de la malhonnêteté, de l’indignité et du cynisme mis au service du plus vulgaire discours marketing que j’ai pu lire ces derniers temps dans notre petit monde éditorial. Et parce que cette interview est offerte au public, une porte est donc ouverte pour y répondre publiquement.

Passons les lourdeurs promotionnelles de l’introduction (trois points d’exclamation, superlatifs en enfilades…) qui ne font qu’enfoncer le clou du communiqué de Casterman et de ton édito, avec pour seule assise journalistique la carte de presse de son auteur.
Tu commences très fort : « L’idée de proposer des histoires courtes m’est venue en parlant avec Tardi et Spiegelman ». L’idée. Les deux idées les plus banales qui soient dans l’entreprise de création d’une revue sont le feuilleton et l’histoire courte. Tu précises quelques lignes plus tôt que tu ne voulais pas reconduire la formule feuilletonesque d’(À Suivre), il ne te restait donc que le format court. Ce que tu décris, c’est une réponse simpliste à une suggestion d’auteurs (qui ne sont évidemment mentionnés là que pour le name-dropping, la caution intellectuelle). Soit tout sauf une idée.
Tu enchaînes : « pour expérimenter d’autres formes, se frotter à d’autres genres, casser la routine ou plus simplement s’aérer le cerveau », pour en arriver déjà au sommet : « C’est une pratique assez répandue aux États-Unis où, depuis Will Eisner et Harvey Kurtzman (ndlr : name-dropping, quand tu nous tiens…) les nouvelles graphiques constituent un genre apprécié. Idem au Japon, mais pas en Europe. »
Pas en Europe.
Rien que pour ça, tu mérites d’être épinglé.
D’autant qu’en citant Eisner et Kurtzman, tu autorises à déplacer le débat historiquement. Je n’userai pas de fausse naïveté en établissant la liste des centaines d’auteurs et des dizaines de projets qui invaliderait de fait ton si précieux besoin de faire l’événement. Tu connais sans doute une bonne partie des si nombreuses revues — quasi toutes consacrées à la fiction et à la forme courte — qui ont vécu ces vingt-cinq dernières années (ou vivent encore, ou naissent chaque année), sans parler de toutes celles qui les ont précédées.
Je n’étendrai pas non plus le panorama à l’Europe, même si tu élargis grandement ta cible en ne limitant pas ton mensonge à la France, tandis qu’au-delà des territoires connus de l’Italie, de l’Espagne, de la Suisse ou de la Hollande, le dynamisme des revues s’étend de l’Allemagne à la Lettonie, de la Russie à la Croatie, de la Finlande au Portugal, de la Suède à l’Angleterre… Tes antécédents de journaliste et d’essayiste, autant que tes nombreux déplacements pour vendre en France et à l’étranger les expositions et spectacles produits par le Festival d’Angoulême, ne t’ont pas permis d’en ignorer totalement l’existence.
À quoi tient-il que tu ne considères pas ce généreux panel comme relevant « d’une pratique assez répandue » ?
Tandis que l’on constate qu’il est médiatiquement possible qu’une telle mauvaise foi ne soit pas contredite (à qui le tour de s’occuper de la critique intégrale de la revue de presse consacrée à Pandora ?).

Poursuivons : « Je me suis aperçu que beaucoup d’auteurs français partageaient cette envie, mais que faute de pouvoir les publier quelque part et contraints de tenir d’autres engagements, leurs petites échappées n’allaient jamais très loin. L’idée de Pandora est née de ce constat. »
Pour être un peu moins hypocrite, il conviendrait de réécrire un peu, tout en posant une ou deux questions légitimes. Ce qui donnerait alors :
« mais que faute d’être payés selon le tarif syndical en vigueur pour les publier, et contraints… » (par quoi ? par qui ? par le portefeuille on suppose, vu que les revues ne manquent pas) « …de tenir d’autres engagements, leurs petites échappées n’allaient jamais très loin ».
Et là il faut s’arrêter, encore, tout cela nous disant en substance : « si un auteur européen veut travailler sur des formes courtes, il le fait peu et il le fait mal, parce qu’il n’est pas payé pour ça ».
J’en rirais si ce n’était à pleurer.
Et résiste à cette nouvelle tentation de dresser une liste, car je sais que tu n’ignores pas l’existence de nombre d’auteurs passés maîtres dans l’art délicat de la forme courte. Tu as même su en dénicher une poignée pour le sommaire de ta revue-phénomène. Mais réalises-tu seulement que la cuistrerie de ton discours en vient à les insulter ?
Tu te démontes toi-même quelques lignes plus loin, citant finalement les très européens Mœbius et Franquin, encore pour auréoler d’autorité ton éloquente saillie publicitaire, toujours avec le cynisme effarant de nier l’existence de centaines de merveilles qui n’ont pas à rougir d’une comparaison aux maîtres.
Puis tu oses prétendre qu’une caractérisation aussi lâche que « formats courts » et « fiction » va donner une identité à ta revue en kit.
Il n’est même pas utile de la lire pour savoir qu’il n’en sera rien, on en connaît par avance le goût en en lisant le sommaire.
Fade.
Pour agglomérer un large lectorat, tu es allé débaucher tes cautions auteurisantes sur tous les créneaux, estampillés bankable aussi bien que forte plue-value en image de marque.
Un kit.
Sans audace et sans parti-pris (le comble étant de faire passer l’absence quasi totale de parti-pris pour une position identitaire).
Car pour satisfaire le plus grand nombre, il faut se garder de pimenter la recette.
Et en usant faiblement de la caution « découverte » grâce à deux ou trois noms plus confidentiels, tu caches bien mal tes intentions. Ton objectif est d’une transparence aveuglante : tu continues ta collecte.
Le fantasme numéro 1 de Casterman aujourd’hui (professionnellement et médiatiquement incarné par toi, Benoît, qui nous sert la soupe rance avec le sourire), c’est, au-delà de l’entretien et de l’écriture de son histoire, d’incarner rien moins que l’ensemble de la création en s’adjugeant ET L’Association ET l’Amérique post Raw ET les pointures du manga les plus digestes pour un lectorat non nippophile (Taniguchi et Otomo, figures types, modèles à reproduire).
Et Pandora sert à ça, à l’affirmer.

Reprenons.
Mauvaise foi, encore, re-convoquant l’inusable caution Spiegelman : « le roman graphique est devenu une sorte d’académisme : les auteurs sont moins incités aujourd’hui à s’intéresser aux questions formelles qu’à la densité du propos ».
Si j’aurais pour ma part des mots plus durs encore pour qualifier un phénomène qui abaisse en effet la bande dessinée à une simple fonctionnalité narrative, tu fais ici mine de fustiger un mouvement pourtant précisément encouragé, nourri, amplifié jusqu’à l’écœurement par des éditeurs tels que toi, pour Casterman.
De fait, pourrais-tu citer ne serait-ce qu’un livre, publié par toi ou l’un des éditeurs dont tu es responsable, répondant à ces critères auxquels tu prétends aspirer, à une véritable bande dessinée de poésie par exemple, et imagines-tu seulement ce qui adviendrait d’un élan aussi ouvert et riche de possibles que celui-là ?
Je passe rapidement sur quelques détails non moins édifiants (établissant cette impayable dichotomie entre une bande dessinée du réel « sérieuse » et une bande dessinée de fiction « humoristique, légère, enfantine, onirique et fantaisiste ») pour en arriver à la fin de ta réponse à la deuxième question de Télérama :
« je n’ai évidemment rien contre la bande dessinée documentaire, didactique ou de reportage… » Tu aurais en effet bien mauvais jeu à trop la mépriser, alors que Casterman vient de lancer Sociorama en ayant consciencieusement fait son marché chez les « petits » avec Léon Maret — Requins marteaux et 2024 –, Claire Braud — L’Association –, Baptiste Virot — 3 fois par jours et nombre de ces revues censées ne pas exister. Ces auteurs, ayant précisément en commun une approche ouvertement fantaisiste, ont été amenés à réaliser ici un travail de commande sur un sujet de société.
« …mais il ne faut pas non plus perdre de vue la fiction ». Quel beau combat que de défendre ce qui reste majoritaire à hauteur de quoi ? 80 % de la production ? Il faut être un lecteur de bande dessinée suivant exclusivement les recommandations de Télérama pour supposer le contraire.
« La BD n’a pas d’obligation d’être sérieuse ni d’adopter des postures arty. »
Stupeur, encore, avec ce arty sorti comme un lapin d’un chapeau, dont on se demande bien à qui ou à quoi il s’adresse (Brecht Evens ? Ah non, il est au sommaire de Pandora).

La dernière question voudrait te faire évoquer les symboliques associées au nom de la revue, faussement vues sous un angle pessimiste par ton complice journaliste, technique usée pour te permettre de répondre par la négative. Optimisme à tout crin en guise de final donc, avec Gilles Deleuze en cerise sur le gâteau de la caution intellectuelle sur-usitée tout au long de l’entretien. La pensée du philosophe, telle que tu la relates, est tellement appauvrie, vague et creuse qu’elle pourrait aussi bien sortir de la bouche de Raymond Domenech, mais quelle importance. Tu as placé ton Deleuze. Et quand bien même tu trahis et sa pensée et son travail et ses combats, et le rallies de force à ta « cause », la famille Gallimard peut être fière de toi, on trouve bien des intellectuels du côté de la bd.
Avant de finir sur une note héroïque (« peut-être est-ce une utopie »), tu useras d’une inattaquable métaphore biologique (« Casterman et Gallimard jouent le jeu, sans doute parce que les revues d’auteurs font partie de leur ADN ») invalidant au passage le caractère prétendument exceptionnel de ton geste dans cet argument : tout cela était génétiquement pré-écrit.

Dans un sens, on ne peut qu’applaudir. Tes patrons devraient te féliciter, tu as superbement endossé le rôle du communiquant exemplaire, en réussissant à faire l’événement avec le concept le plus creux et le plus rebattu de l’histoire de la bande dessinée.
Mais comment en es-tu arrivé là ?
Car si je t’écris cette lettre exagérément longue, c’est pour te dire que je vois bien que cette méthode est une méthode d’écrasement. Elle nie l’existence, le travail, la vie même de milliers de lecteurs, concepteurs, petites mains, artistes, commerçants, dédiés à l’émergence et à la circulation de formes que Casterman et bien d’autres s’empresseront de vampiriser dès qu’elles entreront en résonance avec le marché pour lequel tu œuvres. Elle rejette l’infini des possibles accessibles à la bande dessinée. Elle méprise ses lecteurs.
Son cynisme est sans faille et cette interview n’est rien moins qu’une insulte aux gens sincères, investis, concernés.
Je serais soulagé qu’ils manifestent à leur tour à quel point l’indignité de ces méthodes et de ton discours les offense.

Pour ne parler que d’un projet dans lequel je suis impliqué, je constate très prosaïquement que Turkey Comix (une revue dédiée au formats courts et consacrée à hauteur d’au moins 4/5e de son sommaire à de la fiction en bande dessinée) affiche aujourd’hui quelques quatorze années d’existence, a mobilisé plus d’une centaine d’auteurs (certains courtisés, voire publiés par Casterman) et a présenté plusieurs milliers de pages dont une large part est précisément consacrée aux « questions formelles, au sens de l’ellipse, de la synthèse, de l’enchaînement des plans », dont tu déplores bien malhonnêtement la faillite.
Son échec ? La visibilité et la rémunération.
Son succès ? Constituer une véritable mine d’exploration pour la bande dessinée.
Sa position ? N’être qu’une revue parmi tant d’autres, la plupart marginalisées, pour une raison toute bête : nous n’avons ni les moyens ni l’envie d’aller chercher Otomo, Loustal ou Spiegelman. Ils n’ont pas besoin de nous. Comme eux n’ont nul besoin de Casterman.
Là réside ta fameuse « prise de risque ». Il faut payer pour les avoir. Payer encore pour une force de frappe marketing aussi décisive, pour un tel volume de tirage, pour une distribution si étendue.
Toi-même n’es qu’un salarié de Gallimard. Pour l’image de marque — l’enfilade de noms, la couverture médiatique –, tu auras un bon point, c’est acquis. Si ta revue est un échec, tu ne risques qu’une soufflante de ta direction, tu perdras un peu de ta superbe de golden boy poliment subversif et gentiment cultivé. Mais il te restera la possibilité de songer à un nouveau coup aussi fumeux que celui-là.
Nous, Turkey Comix et tant d’autres, en serons encore à faire vivre ce que tu prétends inventer.

Humeur de en mai 2016