Pajak, patatras !

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Après avoir consacré un premier dossier à la bande dessinée dans son numéro 592 en janvier 2010, la Nouvelle Revue française y revient avec un ensemble de quatre articles dans le numéro 621, actuellement en vente. Les articles de Pierre Michon et de Renaud Nattiez, ainsi que l’entretien avec Benoît Peeters, concernent plus spécifiquement Hergé, en écho à l’exposition du Grand Palais.

S’y ajoute une contribution de Frédéric Pajak (« La dictature du divertissement », pp.116-120), dont c’est peu dire qu’elle fait entendre une note discordante. D’abord parce que le directeur des Cahiers dessinés n’y parle pas particulièrement d’Hergé — sauf au détour d’une phrase assurant que, si le père de Tintin « passe désormais pour un artiste », cela « en dit long sur la confusion des genres » — mais de la bande dessinée en général. Ensuite parce qu’il exprime toute la détestation, tout le mépris qu’elle lui inspire.

Ce texte n’est pas vraiment une surprise. D’aussi loin qu’on se souvienne, Pajak, à chaque fois que l’occasion lui en a été donnée, ne s’est jamais fait prier pour exprimer son opinion sur le sujet, opinion qui, sur le fond, n’a pas varié.

On s’interroge tout de même sur les raisons pour lesquelles la NRF a jugé bon d’équilibrer son hommage à Hergé par une diatribe remettant la bande dessinée à sa place, pourquoi elle a commandé un article à un adversaire déclaré du neuvième art, dont les arguments sont ceux que l’on pouvait lire il y a cinquante ans. Une fois de plus, l’ambiguïté des lieux incarnant la légitimité culturelle à l’endroit de la bande dessinée se manifeste au grand jour. Comme dans l’exposition du Grand Palais, du reste, qui s’ouvre par un propos alambiqué sur la grandeur de l’art mineur et commence par montrer quelques peintures de la main d’Hergé, histoire de rassurer le public sur le fait que l’on honore un artiste complet, pas seulement un faiseur de « petits miquets ».

De même, en 2011, quand la Pinacothèque de Paris présentait « Le voyage imaginaire d’Hugo Pratt », le directeur des lieux, Marc Restellini, dans sa note, s’interrogeait : « Un créateur de bandes dessinées est-il un artiste ? La vraie question est d’ailleurs peut-être de savoir s’il a le même statut qu’un peintre ou qu’un sculpteur alors même qu’il s’est rendu célèbre par une forme d’art de type industriel ou tout au moins “grand public”. » Et l’exposition de mettre en avant la dimension littéraire de l’œuvre, ainsi que les aquarelles du créateur de Corto Maltese. On se souvient aussi du fameux éditorial de Fabrice Bousteau, en tête du numéro de Beaux-Arts Magazine de janvier 1999 : « Soyons clairs, si nous consacrons notre couverture et un dossier aux tendances de la bande dessinée en France, ce n’est pas que nous considérions la BD comme de l’art. » C’est encore et toujours la même logique : on reprend d’une main ce que l’on donne de l’autre, on s’ouvre à la bande dessinée parce qu’elle fait vendre, qu’elle serait « tendance » et attirerait du monde, mais on prend soin de marquer ses distances, d’indiquer que l’on n’est pas dupe, que l’on ne s’est pas rallié.

En avril 2003, dans Le Cahier dessiné n°2, Pajak expliquait : « Ce que j’ai aimé chez les dessinateurs de bandes dessinées, je ne l’éprouve plus : cela appartient au passé — je l’admets : à mon passé. » Et certes, on ne pouvait le blâmer d’avoir tourné le dos au « monde enchanté de [sa] jeunesse », juste en être désolé pour lui. Mais Pajak veut que tout le monde pense et ressente comme lui. Dans le texte qu’il vient de donner à la NRF, il condamne en bloc les adultes qui aiment encore la bande dessinée, « cette partie de la société qui s’efforce de retomber en enfance, dans une enfance factice ».

Vous avez dit enfance ? Les seules bandes dessinées que cite Pajak appartiennent toutes à ce que l’on pourrait appeler l’enfance (au mieux : l’adolescence) du média : Tarzan, Mandrake, Captain Marvel, Superman, Batman… et Tintin. Il ne fait mention d’aucun héros dont la création soit postérieure à la Seconde Guerre mondiale, d’aucun ouvrage récent, d’aucun dessinateur contemporain. Son logiciel date un peu, il est resté bloqué. Selon lui (on pourrait en discuter), ces bandes dessinées d’autrefois « n’exigent aucun effort de lecture ». Dirait-il la même chose de Francis Masse, de Chris Ware, d’Eric Lambé, de Marc-Antoine Mathieu (pour ne citer qu’eux) ? Il me semble, à moi, que la lecture de On m’appelle l’avalanche, de Building Stories, de Paysage après la bataille ou de 3 secondes demande autant sinon plus d’efforts que celle de bien des romans.

Dans le catalogue de la collection des « Cahiers dessinés » (chez Buchet-Chastel), on trouve du reste des livres de bande dessinée — signés Gébé (Berck), Kamagurka (Bert et Bobbie) ou Anna Sommer (Tout peut arriver). Je ne sais pas bien par quelles contorsions intellectuelles le directeur de la collection s’en justifie.

Parmi les arguments dont Pajak se sert pour dénigrer la bande dessinée, il y a celui-ci : « Un dessin enfermé dans une case m’apparaît pour ce qu’il est : un dessin enfermé dans une case. Et pourquoi faut-il tant de dessins sur une seule page ? » (Le Cahier dessiné n°2, p.7) On aura reconnu l’un des « handicaps symboliques » que je reconnaissais à la bande dessinée, dans mon essai Un objet culturel non identifié : « en organisant leur prolifération, la bande dessinée ruinerait la dignité de l’image unique, autonome. » (L’An 2, 2006, pp.51-52)

Dans le texte que publie la NRF, l’argument prend une forme différente : « le simple fait de redessiner sur des pages et des pages les mêmes visages et les mêmes corps provoque inévitablement une impression de répétition ». On pourrait objecter que la répétition est ce qui permet d’insuffler de la vie aux personnages, qu’elle leur confère force et présence, qu’elle leur permet de déployer leur « talent d’acteur », notamment dans le registre physionomique, qu’elle ouvre sur le répertoire infini des variations. Mais je voudrais citer ici quelques mots d’Isabelle Stengers et Bruno Latour, qui définissent simplement la forme de continuité propre aux récits de fiction en général : « Un récit ne peut obtenir la continuité de ses personnages que par des redondances puisque chaque page, chaque instant, chaque situation est différente d’une autre. C’est ce que la théorie littéraire appelle justement l’anaphore qui permet d’assurer qu’une forme suit le même trajet à travers ses continuelles transformations[1]. » C’est, en somme, à une loi fondamentale du récit, de tout récit, que s’en prend Pajak. On ne voit pas bien pourquoi, dans la bande dessinée, elle serait frappée d’une indignité particulière.

Frédéric Pajak perpétue un discours qui a successivement été celui de Theodor Adorno, de Clement Greenberg, d’Alain Finkielkraut. Pour lui, la bande dessinée ne peut exister que contre la culture. Elle est « un média parmi d’autres de la vaste industrie du divertissement ». Dans la « guerre » qui, à ses yeux, fait rage entre le divertissement et la culture, Pajak a choisi son camp. Celui des réactionnaires, des puritains, des ayatollahs qui, au nom de principes généraux, condamnent sans nuance un mode d’expression.

Notes

  1. « Le sphinx de l’œuvre », présentation de Étienne Souriau, Les Différents Modes d’existence, PUF, « Métaphysiques », 2009, pp.47-48.
Humeur de en décembre 2016