Vues Éphémères – Octobre 2016

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La semaine dernière, se tenaient à Angoulême les premières Rencontres Nationales de la Bande Dessinée, voulues « événement majeur réunissant les différents acteurs du secteur invités à débattre des problématiques professionnelles en cours ». Héritières des Universités d’Été, ces Rencontres ont été pendant trois jours le lieu d’échanges, souvent passionnés et parfois enflammés, et de quelques moments de bravoure, comme lors de la présentation (magistrale) faite par le sociologue Pierre-Michel Menger, ou du (surprenant) numéro du critique d’art Hector Obalk.

« Au programme, débats, rencontres et réflexions, auxquels participeront des professionnels du neuvième art, auteurs, éditeurs, galeristes, chercheurs, ainsi que des intellectuels de renom. Les premiers résultats du volet qualitatif de l’enquête sur la situation des auteurs y seront révélés, et l’ensemble des enseignements de cette enquête seront débattus, ouvrant sur de nouvelles questions et des propositions d’actions concrètes. »[1]

On se souvient de l’ouverture des États Généraux de la Bande Dessinée en 2015, sur la scène du théâtre d’Angoulême, de l’union sacrée de tous et toutes (auteurs, éditeurs, institutionnels et politiques) pour la cause du Neuvième Art. On se souvient de la publication, début 2016, de la première étude réalisée par les mêmes États Généraux de la Bande Dessinée, qui révélait la paupérisation extrême des auteurs, et de la surprise qui avait saisi l’ensemble de la profession face à la situation ainsi révélée — bien plus inquiétante que les signaux annonciateurs[2] ne l’avaient laissé soupçonner.
« La bande dessinée au tournant » — comme le résumait le titre de ces Rencontres, l’heure était grave, et l’on espérait sans doute voir renouvelée cette union sacrée si enthousiasmante dans le potentiel de changement qu’elle incarnait. Mais voilà : pour paraphraser Pierre Reverdy, « il n’y a pas d’engagement, il n’y a que des preuves d’engagement. »

Engagement des politiques tout d’abord, dépêchés sur place pour ouvrir solennellement les Rencontres — venant faire leur petit discours, déclarant leur attachement sincère à la bande dessinée et, empreints d’une gravité de circonstance, soulignant l’importance du moment… avant de s’éclipser quelques minutes plus tard.
Engagement des acteurs de la chaîne du livre ensuite, puisqu’à l’exception des auteurs et de quelques observateurs, la plupart des invités n’ont été présents que pour leur table ronde — grappillant tout juste quelques échanges de la session précédente. En résultait une série de visions morcelées et (probablement) partiales[3], qu’il était difficile de confronter les unes aux autres… quand il ne s’agissait pas de rejeter la faute sur les absents (qui ont, comme on le sait, toujours tort).
Engagement des véritables décisionnaires enfin, les grands éditeurs (invités) ayant préféré déléguer leurs directeurs de collection pour venir débattre. Ces derniers se retrouvant alors dans une position fort inconfortable, car souvent mis en cause et sommés d’expliquer une situation dont ils sont également, d’une certaine manière, les victimes — se trouvant (eux aussi) dans un rapport de domination par rapport à leurs patrons.

On ne s’étonnera pas, dans de telles conditions, que l’ensemble de ces Rencontres ait été au final bien pauvre en « propositions d’actions concrètes » — à la hauteur de l’engagement des uns et des autres, pourrait-on dire. Il aurait fallu, pour cela, réussir à faire venir à la table (et durant les trois jours) les différents acteurs véritablement susceptibles de faire bouger les lignes[4].
Excès de pessimisme ? Après tout, si ces absents de marque n’ont pas jugé nécessaire d’intervenir, c’est peut-être que les choses ne sont pas aussi inquiétantes qu’on semble le dire — tout du moins, à leur niveau. Mais je ne peux m’empêcher de croire que si l’on parle souvent de « chaîne du livre », c’est aussi parce qu’elle ne vaut que par la force de son maillon le plus faible. Qu’il vienne à lâcher, et c’est nous tous qui en serons les perdants.

Notes

  1. Extrait du programme des Rencontres.
  2. Les appels de Kris ou de Fabien Vehlmann, les retraites forcées de Bruno Maïorana et Philippe Bonifay.
  3. Notons que le format de ces Rencontres, qui privilégiaient les tables rondes aux présentations de spécialistes (lesquelles constituaient la majorité des interventions des Universités d’Été), n’encourageait pas l’émergence d’une description claire et engagée des différents éléments considérés. Un état des lieux « indépendant » servant de base aux discussions aurait probablement permis d’entrer plus rapidement dans le vif du sujet, et de confronter les intervenants à une réalité qu’il n’était dès lors plus possible de minimiser.
  4. Bien qu’il faille reconnaître que ce genre de prise de décision concertée se fait rarement en public, sans compter la technicité de certains sujets, peu compatible avec le format des Rencontres.
Humeur de en octobre 2016