Vues Ephémères – Janvier 2011

de

2010, c’est fini. Durant les derniers jours de décembre, les uns et les autres se sont empressés de donner dans l’exercice de saison, à savoir faire le bilan de ces douze mois passés, décernant des prix, énumérant les «Tops» et les «Flops», et établissant la liste de ce qu’il ne fallait surtout pas rater. Fidèle au poste, le rapport de Gilles Ratier est paru entre Noël et Jour de l’An, se voulant encore et toujours rassurant[1] sans se résoudre à déclarer l’état de crise : «Ainsi, grâce à son extraordinaire richesse et une importante segmentation de l’offre (qui provoque, évidemment, une augmentation continuelle du nombre de sorties), [la bande dessinée] conquiert de nouveaux marchés pour recruter davantage de lecteurs.»

En ce qui me concerne, j’ai toujours été frappé par la contradiction intrinsèque que représente l’expression d’«industrie culturelle». Comme si l’on pouvait contrôler l’incontrôlable, réduire la création à un facteur comme un autre, que l’on pourrait rationaliser, organiser, systématiser, optimiser. C’est pourtant ce qu’affirment les grands éditeurs, mettant en avant l’efficacité de leur méthode : «Avec un chiffre d’affaires d’environ 310 millions d’euros, Média-Participations est le troisième groupe français d’édition. Ce résultat est le fruit d’une politique combinant la croissance interne avec une forte créativité éditoriale et des acquisitions ciblées et complémentaires.»[2] La créativité au service du chiffre d’affaire, la rentabilité comme objectif principal.[3]
Tout au long de l’année 2010, la crispation des relations entre auteurs et éditeurs en ordre de bataille sous les étendards de leurs syndicats respectifs dans le cadre des discussions autour de la bande dessinée numérique (et des droits d’auteurs qui y sont attachés), a d’ailleurs contribué à circonscrire encore plus la question de la création (qu’elle soit en forme traditionnelle, sur papier, ou en ligne sous forme de blog) sous le seul angle de sa monétisation (combien ça rapporte ?). A nouveau, la position des éditeurs est sans détour : «Il est indispensable de donner une valeur à nos contenus numériques (notamment sur Internet où règne la gratuité) sous peine de déprécier rapidement vos albums.»[4] La valeur marchande avant tout.
A en croire l’accueil qui a été fait à la nouvelle édition du BDM (argus plus ou moins officiel du secteur), cette idée gouverne l’ensemble de la chaîne — des auteurs aux éditeurs, des lecteurs aux collectionneurs. Seules les ventes, les côtes ont de l’importance, la bande dessinée se jauge à l’aune de ses revenus, best-sellers de l’année ou éditions recherchées, en passant par les nombreuses mises aux enchères de planches originales sans cesse célébrées comme le signe d’une reconnaissance qui ne serait plus à obtenir. Sous toutes ses formes, la bande dessinée est une bonne marchandise.[5]

Ce que cette dérive libérale oublie, ou choisit d’occulter, c’est ce que j’appellerais «l’impérieuse nécessité de l’existence du livre». Un livre, c’est avant tout une envie — une envie de raconter, de témoigner, de communiquer, de porter haut un message, ou de partager un rêve. On ne se lance pas dans cette aventure pour des questions d’argent, mais par nécessité : parce que c’est important, parce qu’il le faut. Parce que l’on est convaincu d’avoir quelque chose à dire, quelque chose à apporter. Certes, cette approche relève de l’utopie — l’utopie, «un lieu qui n’est pas», ou la création d’un autre espace à côté du marché (lieu métaphorique).
Là est la différence fondamentale des éditeurs alternatifs : pour que le livre existe, on est prêt à tout ou presque. On se plie, presque à regrets, aux contraintes du «marché», aux exigences de «l’économie», l’argent n’est plus «le nerf de la guerre» qui gouvernerait tout, mais devient seulement un mal nécessaire.[6] Les belles ventes (quand il y en a) sont l’occasion d’un «trésor de guerre» que l’on s’empresse de réinvestir dans d’autres projets, peut-être moins porteurs mais tout aussi essentiels — au grand dam des partisans de la gestion raisonnable qui y verraient sans doute un gaspillage inutile. Mais il ne s’agit pas d’être raisonnable : on fonctionne à la passion, on donne de sa personne, on s’appuie sur la bonne volonté des uns et des autres.
Co-fondateur de la 5e Couche, Xavier Löwenthal explique simplement : «Quand on a un problème de paiement, on ne peut pas payer : les caisses sont vides. Le premier créancier pour nous, le tout premier, le prioritaire, c’est l’imprimeur. Parce que quand l’imprimeur n’est pas payé, nous on ne peut plus imprimer les bouquins. […] Le contrat de droits d’auteur prévoit 9 % de droits, qu’on paye à partir du moment où on a réussi à payer l’imprimeur — c’est un peu bizarre, je vous le concède. Et donc il y a des livres sur lesquels il n’y a pas de droits payés ni dûs selon le contrat, dans la mesure où le livre nous fait perdre de l’argent. […] Là, l’auteur n’est pas payé. L’éditeur, chez nous, n’est pas payé non plus.» (dans «Un soir à Bruxelles» sur Télé Bruxelles)
Pour ceux qui se montrent incapables d’envisager le monde sous un angle différent de celui de la rentabilité, un tel choix est perçu comme une erreur — au mieux, comme une faiblesse. Et d’asséner l’argument massue, comme quoi ignorer la réalité du marché ne peut que mener à la faillite, confortés dans leur vision du monde lorsque l’un ou l’autre de ces doux rêveurs viendrait à trébucher, prêts à dégainer un «je vous l’avais bien dit» un rien triomphaliste.[7]

Avec l’année 2010, l’aventure du Comptoir des Indépendants s’est terminée. La structure de diffusion/distribution associative, qui depuis onze ans soutenait l’édition alternative, a mis la clé sous la porte, concluant une série de difficultés qui les avaient conduit à s’associer à Belles Lettres Diffusion Distribution en avril dernier.[8] Si la plupart des éditeurs qui dépendaient du Comptoir ont trouvé à se reloger, cela reste un signe fort de la fragilisation du secteur en temps de crise.
En ce début d’année 2011, et alors que l’on célèbrera sans doute «la bande dessinée toujours aussi populaire» durant le Festival d’Angoulême à la fin du mois, il y a d’autres raisons de s’inquiéter. Le navire amiral de l’Association,[9] l’un des principaux piliers et fondateurs du Comptoir des Indépendants, s’apprèterait à réduire la voilure : du côté d’ActuaBD, Didier Pasamonik multiplie les annonces des difficultés qu’elle rencontrerait (ici ou ), évoquant une évolution du contexte éditorial qui «sonne le glas d’une certaine image romantique de l’édition des années 2000». On avait déjà frémi au moment de la crise de l’adolescence, lorsqu’au tournant des années 2005-2006, David B., Lewis Trondheim, puis Stanislas et Killoffer avaient quitté le navire, laissant Jean-Christophe Menu seul maître à bord (même si Mattt Konture est toujours présent — seul autre rescapé des sept associés fondateurs). Mais en 2010, l’Association fêtait ses vingt ans, forte d’un catalogue irréprochable ou presque.
Du côté de Rennes, le festival Périscopages pourrait peut-être ne pas fêter son dixième anniversaire en 2011. Manifestation atypique et gratuite s’étalant sur trois semaines, Périscopages s’est construit autour de la conviction que «de véritables rencontres — humaines, culturelles, artistiques et critiques — pouvaient avoir lieu, à condition de ne pas réduire les uns au rôle de consommateurs et les autres à celui de pourvoyeurs de dédicaces.» Un tour du côté des archives des éditions passées permettra de s’en convaincre. Deux projets, deux aventures, deux structures fragiles parmi tant d’autres.

2011 débute donc sous de mauvais augures. Raison de plus de réaffirmer l’importance de ces doux rêveurs, porteurs de projets déraisonnables et de folles entreprises, pour qui la bande dessinée est avant tout une œuvre, et ne devient marchandise que par nécessité.[10] Qu’on ne se méprenne pas — je ne dis pas ici que toutes les productions alternatives sont des chefs d’œuvre, pas plus que tous les projets des grands éditeurs ne sont motivés par le seul appât du gain. D’un côté comme de l’autre, il y a des livres qui comptent, et d’autres qui ne restent (au mieux) qu’à l’état de potentialité. Mais demeure cette différence subtile et fondamentale, cette «indépendance» des structures alternatives qui n’est pas à comprendre en termes de capital d’entreprise, mais bien par rapport aux contingences du marché. C’est à nous lecteurs de les soutenir, de les encourager, de les accompagner dans leur démarche — car c’est sur elles que repose aussi et surtout la richesse de la bande dessinée.

Les sorties de Janvier 2011
François Avril – Cinéma deuxième partieAlain Beaulet, Les Petits Carnets
Ted Benoît – 60 Ray Banana (en ligne pas trés claire)Alain Beaulet
Claire Braud – MamboL’Association
Eddy Campbell – L’affaire du Trompinoptèreçà et là
Vincent Caut – Les aventures de la fin du monde 1Diantre !
Marc Dubuisson – Les grands moments de solitude de Mickael Guerin (les) 1Diantre !
Stanley Elkin – Un sale typeCambourakis
Terreur Graphique – RorschachSix pieds sous Terre
La Grenouille Noire – Les carnets de la grenouille noire 03 – Café Salé INK
Ibn al Rabin – Timides tentatives de finir tout nuAtrabile, Collection Fiel
Eric Lambé – Play with meFRMK
Mizuki Shigeru – Kappa, la mort et moiCornélius
Florent Ruppert & Jérôme Mulot – Le royaumeL’Association, Hors collection
John Pham – Sublife volume 2Cambourakis
Max de Radigues – L’âge durL’Employé du Moi
Danny Steve – MathrockLes Requins Marteaux
Singeon – SauvetagesCornélius

Collectifs
BrumeCafé Salé INK
Canicola n°9 – Canicola
Revue
Bananas n°3 – Bananas

Requiescat in Pace
Yves-Marie Labé (56 ans), journaliste au Monde et spécialiste de la bande dessinée dans ses pages depuis 1990.

Notes

  1. «Dans un contexte de crise économique et une époque de grand chambardement numérique, l’édition de bande dessinée, toujours aussi dynamique, tente de faire converger son savoir-faire avec d’autres médias, tout en continuant à diversifier son lectorat traditionnel».
  2. Extrait de la plaquette de présentation du groupe Média-Participations, p.4.
  3. On veillera bien à ne pas confondre création et créativité. Par exemple, le concept du «roman graphique», établi sur la base d’œuvres fortes (création), est devenu depuis simple format (créativité éditoriale). La nuance a son importance.
  4. Tiré d’un courrier envoyé par le directeur général du Lombard aux auteurs qu’il publiait en mars 2010, au moment de l’annonce du lancement de la plateforme numérique Iznéo.
  5. Cette grille d’évaluation uniquement basée sur les chiffres de ventes cherche d’ailleurs à s’immiscer dans toutes les sphères — en particulier celle de la critique, sur laquelle elle n’a pas d’emprise. D’où les attaques régulières contre les palmarès (celui d’Angoulême en particulier, du fait de sa position centrale dans le paysage médiatique consacré à la bande dessinée), agitant les accusations de complot anti-succès commercial — espérant en réalité faire rentrer dans le rang ce vilain petit canard, seul couac au sein de plans marketing par ailleurs bien orchestrés.
  6. Il y a jusqu’à la machine étatique qui prenne conscience et soutienne ces initiatives — qu’il s’agisse des subventions accordées par le Centre National du Livre ou ses Directions Régionales, ou du maintien de la loi Lang pourtant souvent remise en question par les marchands de gros. Bien sûr, en temps de crise et de restrictions budgétaires, tout cela est bien loin d’être un acquis.
  7. La violence des réactions qui peut accompagner ce genre de nouvelle me laisse toujours perplexe, et est révélatrice d’une tension importante entre les tenants de la bande dessinée de divertissement, validée par les chiffres de vente, et ceux d’une bande dessinée qui ferait valoir d’autres ambitions. L’existence d’une autre norme, basée sur des valeurs différentes de qualité ou de vision critique, est alors perçue comme un danger, tant pour la dépossession qu’elle opérerait (au profit d’une autre instance de légitimation), que pour la remise en question potentielle de la hiérarchie en place établie par le marché. On préfère alors mettre en avant la survie du plus apte afin de valoriser le couperet des chiffres de ventes — défendant l’idée du «succès populaire», qui de simple expression d’une commercialisation réussie, devient également une manière d’affirmer une certaine normalisation des œuvres.
  8. L’annonce de cet accord était accompagné du constat suivant : «l’équipe du Comptoir des indépendants n’a jamais cessé de réfléchir et chercher des solutions lui permettant ce saut qualitatif, tout en s’affranchissant des contraintes financières liées à sa réalité économique de petit distributeur.»
  9. Devenue comme tel par la force des choses, tant par la visibilité de certains de ses succès, le Persepolis de Marjane Satrapi en tête, que par la volonté fédératrice affichée dans des projets comme le Comix 2000 ou l’Eprouvette… ou par la grâce de raccourcis hâtifs faits par la presse, qui préfère les histoires simples et rapides à raconter. On notera qu’il est aussi simpliste de réduire la montée des indépendants dans les années 90 à la seule Association, que de lui faire porter à elle seule la responsabilité de la faillite du Comptoir.
  10. Heureusement, il leur arrive de rencontrer des lecteurs qui ne se contentent pas d’être un cœur de cible, qui acceptent de les accompagner sur des chemins moins balisés, de se mettre en danger eux-mêmes parfois.
Humeur de en janvier 2011