Vues Éphémères – Janvier 2016

de

Chaque année, c’est peu ou prou la même chose : à l’approche de l’ouverture du FIBD, une polémique éclate et secoue le « microcosme » — au point que l’on en viendrait à se demander s’il n’y aurait pas là à l’œuvre quelque stratégie de communication particulièrement tordue. 2016 n’échappant pas à la règle, comme on a pu le voir ces derniers jours — et, pour ceux qui découvriraient ce texte « après coup », voici un résumé rapide de l’histoire :
Le 5 janvier, la parution de liste des auteurs nommés pour le Grand Prix fait grincer des dents : 30 noms plus ou moins prestigieux, mais surtout, 30 noms d’hommes et pas une femme à l’horizon. Les réseaux sociaux réagissent, le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme (qui avait publié sa charte en septembre 2015) monte au créneau, mais il faut attendre que Riad Sattouf annonce qu’il veut que l’on retire son nom de la liste afin de laisser la place à une auteure, pour que la presse généraliste s’empare de l’histoire. Suivant l’exemple de Sattouf, une dizaine d’auteurs vont se désister à leur tour (Bendis, Blain, Bourgeon, Burns, Christin, Clowes, Davodeau, Manara, Sfar et Ware), amplifiant ce qui ressemble fort à une débâcle.
Tout au long de la journée du 6 janvier, la direction du Festival assume sa décision et la justifie dans un communiqué sans équivoque : « Le Festival d’Angoulême aime les femmes… mais ne peut pas refaire l’histoire (de la bande dessinée) » — expliquant que la liste proposée ne fait finalement que refléter la réalité de la place des femmes dans la création en matière de bande dessinée… mais acceptant (presque à contrecœur) de céder à la pression générale : « En conséquence, le Festival va, sans enlever aucun autre nom, introduire de nouveau des noms d’auteures dans la liste des sélectionnés au titre du Grand Prix 2016. »
Finalement, le 7 janvier, après qu’une liste amendée[1] ait fuité, voilà que le Festival prend tout le monde par surprise avec un nouveau communiqué intitulé « La parole aux auteur.e.s ! » : « À l’issue des débats intervenus depuis deux jours sur l’absence d’auteures dans la liste des Grands Prix potentiels, le Festival a pris la décision d’inviter l’ensemble des auteur.e.s de bande dessinée à voter librement pour désigner comme lauréat.e l’auteur.e de leur choix. » Et de conclure : « Le Festival espère ainsi que le processus d’évolution en cours de féminisation de la création dans le domaine de la bande dessinée trouvera, au moment que les auteur.e.s eux/elles mêmes jugeront opportun, une forme de reconnaissance via ce Grand Prix. »

Un tel revirement a de quoi surprendre — le Festival optant ainsi pour une solution de sortie bien éloignée de la position engagée et volontaire qui ressortait de l’introduction du dossier de presse de l’édition 2016 : « Un festival, ça sert à quoi ? » s’interrogeait Franck Bondoux, expliquant que « le Festival d’Angoulême, depuis quatre décennies, apporte sa propre subjectivité, porteuse de choix. […] Des débats s’ensuivent, courtois, animés, passionnés, violents même parfois. L’histoire (avec un petit « h ») nous apprend qu’ils sont inhérents à ce genre de manifestations et qu’ils font avancer la cause. Ici, celle du 9e art. » Hier assumant ses choix et prêt à en débattre (voire à en découdre), aujourd’hui partisan résigné du laisser-faire. Ou comment basculer radicalement, d’une position critique (opérant une sélection) à une position agnostique (laissant le soin à d’autres d’effectuer ces choix).
De fait, au-delà de ces éclats médiatiques passagers, le Festival a toujours préféré jouer le rôle du rassembleur, préférant se cantonner au rôle de « miroir de la bande dessinée » que d’en devenir véritablement acteur[2]. Il y a ainsi cette « plus grande librairie du monde », espace par essence œcuménique et ouvert à tous : « C’est donc en fait l’écosystème de la bande dessinée qui se retrouve chaque année à Angoulême pour interagir. Leaders et outsiders, grands groupes d’édition et artisans de fanzines, auteurs reconnus et inconnus, sociétés de l’audiovisuel et du numérique, acteurs culturels français et étrangers, chasseurs de dédicaces et jeunes lecteurs, journalistes généralistes et spécialisés, … Et chacun de ces participants interagit avec les autres, en fonction de ses propres intérêts qui finissent par rejoindre ceux du 9e Art. »[3]
Certes, il y a aussi la Sélection Officielle et le Grand Prix, où, pour reprendre Orwell, « tous sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. » Mais alors que l’on sait qu’il s’agit d’un enjeu commercial de taille pour les éditeurs, que le Festival s’applique à en réaffirmer chaque année la charge symbolique par le biais de cérémonies officielles louchant du côté du cinéma[4], la communication de ce même Festival réussit quand même à y voir une nouvelle occasion de réunir et de rassembler : « En faisant l’honneur au Festival de venir pour recevoir des prix issus de son palmarès, de nombreux auteurs de divers continents ont affirmé leur reconnaissance à notre pays pour son ouverture aux cultures du monde, et ici, en l’occurrence à toutes les formes de bandes dessinées. »[5]

Toujours dans le même texte, Franck Bondoux écrivait enfin : « [S]eul le temps permet finalement d’apprécier la portée d’un événement tel que le Festival international de la bande dessinée, de dire quand il a eu raison ou quand il s’est trompé et, finalement, ce qui constitue in fine son apport à son univers de référence. » Peut-être faudrait-il avant tout que le Festival lui-même essaie d’apporter des réponses à ces questions…

Notes

  1. Liste où figurent désormais six noms d’auteures : Linda Barry, Julie Doucet, Chantal Montellier, Moto Hagio, Marjane Satrapi et Posy Simmonds.
  2. En cela, la ligne de défense choisie lors de cette dernière polémique est exemplaire : « Le Festival d’Angoulême aime les femmes… mais ne peut pas refaire l’histoire (de la bande dessinée) ». Ou comment reconnaître implicitement son statut de suiveur, plutôt que de défricheur.
  3. Extrait de l’introduction du dossier de presse, signée Franck Bondoux.
  4. On prendra pour preuve les dénominations successives des prix décernés, des « Alfreds » (cousins éloignés des Oscars et des Césars ?) au « Fauve d’Or » (à mi-chemin entre la Palme d’Or de Cannes et l’Ours d’Argent de Berlin). Même la liste des catégories récompensées s’est toujours inspirée du septième art, des catégories « techniques » des années 1980 (meilleur scénario, meilleur dessin, meilleur dialogue, etc.) aux thématiques actuelles (Fauve d’Or, Prix du Jury, Prix du Public, Révélation, etc.).
  5. Ibid.
Humeur de en janvier 2016