Vues Ephémères – Mars 2007

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Le Festival d’Angoulême ayant remballé son grand cirque international, nous revoici revenus dans le grand no man’s land médiatique dans lequel évolue la bande dessinée 51 semaines par an. Pire — Février, non content d’être un mois triste et gris, est également un mois sans nouveautés, subissant le contrecoup de la grande manifestation de fin Janvier, où toutes les sorties et toutes les annonces ont été faites.
Toutes ? Pas tout-à-fait, puisque s’appuyant sur un premier essai avec une adaptation de l’œuvre maîtresse de Marcel Proust, voici que Delcourt décide de se tailler une large part (de marché) dans le secteur de l’adaptation littéraire, avec une nouvelle collection astucieusement nommée «Ex-Libris». Ben oui, en latin, ex libris, ça veut dire «tiré des livres», et là, ce sont des œuvres tirées de livres. Bon, techniquement, c’est pas tout à fait ça, puisqu’en fait c’est plutôt «tiré de la bibliothèque de …», mais on n’est pas là non plus pour couper les cheveux en quatre.

Non, parce que cette collection est prometteuse, jugez plutôt : construite autour de trois idées fortes, elle proposera «l’adaptation fidèle d’œuvres de référence françaises et étrangères», «des dessinateurs choisis pour leur personnalité et leur sensibilité aux œuvres», et «une communication tournée vers les libraires et les prescripteurs». Ceci étant, il faut bien reconnaître que ce n’est pas super original, vu que Vents d’Ouest proposait la même chose presque mot pour mot il y a deux ans, lors du lancement de sa collection Commedia : «Le principe de cette nouvelle collection est d’associer la bande dessinée au théâtre, assurant lisibilité, clarté, et facilité de lecture. Ainsi le 9ème art se retrouve au service des plus grands classiques du théâtre dans leur texte intégral. Cette collection, à la fois ludique et pédagogique, est une façon originale de donner le goût de la lecture aux plus jeunes, et de permettre aux plus âgés de revisiter leurs classiques. Les œuvres mises en bandes dessinées sont celles qui sont les plus étudiées au collège.»
Eh oui. Mais coup de pot, le programme de préparation à l’épreuve de français du baccalauréat est vaste, et ce ne sont pas quelques pièces de théatre en bande dessinée qui vont empêcher Delcourt de se lancer également sur le filon. Et d’attaquer avec Les Trois Mousquetaires (Alexandre Dumas) et Robinson Crusoé (Daniel Defoe) en Mars, Oliver Twist (Charles Dickens) en Avril, Frankenstein (Mary Shelley) et Le Dernier Jour d’un Condamné (Victo Hugo) en Mai, et pour le second semestre 2007, Taras Boulba (Nicolas Gogol), Tom Sawyer (Mark Twain), Dans la colonie pénitentiaire (Franz Kafka) et pour finir BeowulfBeowulf, dont on se demande un peu ce qu’il fait là, malgré son importance littéraire (c’est le plus ancien texte en vieil anglais après l’hymne de Caedmon). Ah oui, mais ce serait oublier le film de Robert Zemeckis tiré du même poème, avec un casting impressionnant (Angelina Jolie, Anthony Hopkins ou encore John Malkovitch, avec de plus Robert Avary et Neil Gaiman au scénario) qui lui devrait sortir … le 21 Novembre 2007. Quelle coïncidence.

Mais c’est sans doute le mauvais esprit qui nous fait voir là-dedans une nouvelle opération marketing, alors que Delcourt (et Vents d’Ouest par ailleurs) sont simplement animés d’un désir culturel pur et entier. D’ailleurs, des fiches pédagogiques à l’attention des enseignants et bibliothècaires seront fournies, histoire de les convaincre de l’intérêt de la chose. Et pour les lecteurs, au-delà de la facilité de lecture revendiquée, on s’est assuré les services de Jean-David Morvan en «démiurge» de collection (à la fois directeur et scénariste omniprésent), en prévoyant un rythme de sortie soutenu, puisque la plupart de ces adapations sont annoncées comme étant tripartites, avec un nouveau volume tous les six mois — de quoi rassurer les lecteurs désireux de connaître la fin de l’histoire, comme cette lectrice s’inquiétant de la sortie de la suite de A la recherche du temps perdu relevée sur le site de Delcourt : «Sinon, il faudra se réattaquer à l’original, c’est génial aussi quoique beaucoup plus long.»
Ben oui, c’est beaucoup plus long. Alors que la bande dessinée «assure lisibilité, clarté, et facilité de lecture», et «est une façon originale de donner le goût de la lecture aux plus jeunes». Bref, de la bande dessinée pas prise de tête, pas compliquée, une béquille à la littérature trop assommante, une manière de séduire le cancre le plus récalcitrant. Une histoire mise en image, rien de plus. Delcourt va encore plus loin, puisque cette nouvelle collection est dotée d’une accroche fracassante : «les plus grands scénaristes viennent à la bande dessinée». Ah ça cartonne, c’est sûr, voilà une bonne manière de vendre Dumas, Defoe, Dickens et consorts : pas écrivains rébarbatifs mais scénaristes, avec de l’action et des poursuites, et des intrigues compliquées comme dans Lost. Pas question de trop s’embêter avec le style (enfin, juste un peu parce que c’est pédagogique), ce qui compte avant tout, c’est l’histoire.
Récapitulons : de la bande dessinée pas prise de tête, basée sur des classiques de la littérature réduits à leur seule trame narrative. Pas de doute, voilà un projet qui ne manque pas d’ambition — l’ambition d’un nivellement par le bas, en déclinant (dégradant ?) la littérature en concepts immédiatement marketables. On attendra de juger sur pièces, mais pour l’instant, pour ce qui est de l’intérêt tant littéraire que bédéphilique de la chose, je dubite sérieusement.

Au même moment ou presque, c’est au tour de Soleil d’annoncer sa propre collection «littéraire» — «entre roman et bande dessinée», pour reprendre les mots du communiqué. Si la collection Noctambule (prévue pour le second semestre 2008, donc on a le temps de voir venir) pourrait permettre aux auteurs de «proposer des récits personnels au graphisme empreint d’une identité forte et expressive», les titres annoncés pour l’instant sont tous des reprises de grands classiques, depuis Moby Dick (Herman Melville) au Le Dernier des Mohicans (James Fenimore Cooper), en passant par A bord de l’Étoile Matutine (Pierre Mac Orlan), Le Joueur (Fyodor Dostoïevski) et L’île aux trente cercueils (Maurice Leblanc).
Ici, pas d’adapation fidèle cherchant à obtenir un aval académique, le maître-mot étant plutôt pour les auteurs de «revisiter avec originalité et sensibilité des œuvres littéraires, libres de droit ou non, qui les ont marqués ou influencés au cours de leur vie». Et au vu des planches que l’on trouve dans la plaquette de présentation, et la relative absence de formatage du résultat final (bichro, couleur ou noir et blanc, un seul volume mais une pagination variable), il y a là au moins de quoi susciter la curiosité.

Mais bon, pour juger, il faudra s’armer de patience, avant de savoir si l’on pourra y trouver des pépites s’approchant du Cité de verre de Paul Auster, revisité par Paul Karasik et David Mazzucchelli. A moins que, comme pour les «Ex-Libris» de Delcourt, il ne s’agisse là que d’une nouvelle gamme à créativité réduite mais visibilité maximale — méritant, pour le coup, le qualificatif de «sous-littérature».

Les sorties de Mars 2007
Fanny Dalle-Rive & Anne Baraou – Ugoline Saine t.5 – L’Association, Collection Mimolette
Brigitte Baumié & Pierre Duba – La Traversée des abandonsSix Pieds Sous Terre
Jean-Michel Bertoyas – Le flonLes Requins Marteaux, Sans Collection
Pedro Brito & Joao Fazenda – Celle de ma vie, celle de mes rêvesSix Pieds Sous Terre
Dab’S – Nino et Rebecca t.3 : Ça lui passera !Treize Etrange
Max de Radiguès – AnttiL’Employé du Moi, Collection Sous main
Julie Doucet – Je suis un KL’Oie de Cravan
Réal Godbout – Michel Risque #4 – La Pastèque
Ibn Al Rabin – L’autre fin du mondeAtrabile, Hors Collection
James et la Tête X – Les Mauvaises humeurs de James et de la Tête XSix Pieds Sous Terre
Patrice Leconte – Gazul ClubMichel Lagarde
Cédric Manche & Loo Hui Phang – J’ai tué GéronimoAtrabile
Francis Masse – On m’appelle l’AvalancheL’Association, Collection Éperluette
Florent Ruppert & Jérôme Mulot – Gogo ClubL’Association, Collection Mimolette
Joel Orff – Nuits blanchesEditions çà et là
Vincent Perriot – Entre-deuxEditions de la Cerise
Nicolas Poupon – Le Cri de l’autruche t.2 – Treize Etrange
Josef Vàchal – Orbis PictusOrbis Pictus Club

Versions Originales
Nick Bertozzi – The SalonGriffin Books
Jason Lutes & Nick Bertozzi – Houdini : The Handcuff KingHyperion Books
Kim Deitch – Alias The CatPantheon Books
Lyonel Feininger – The Kin-Der KidsFantagraphics Books
Gilbert Hernandez – Chance In HellFantagraphics Books
Jeff Lemire – Essex County Vol 1 : Tales From The FarmTop Shelf Productions
Danica Novgorodoff – A Late FreezeGullywasher
John Porcellino – King Cat ClassicsDrawn & Quarterly
Edward Sorel – Just When You Thought It Couldn’t Get WorseFantagraphics Books

Collectifs
Choco Creed #6 – Café Creed
Morvel 3, AcnéCafé Creed
MOME Vol 7 – Fantagraphics Books
Project : RomanticAdHouse Books
Revues
The Comics Journal #282 – Fantagraphics Books

Requiescat in Pace
Joe Edwards (85 ans), vétéran d’Archie Comics pour lesquels il créa en particulier le personnage de Li’l Jinx.
Robert Gigi (79 ans), créateur avec Claude Moliterni de Scarlett Dream, bande dessinée érotique de science-fiction.
Bob Oksner (90 ans), qui après des débuts pour Funnies, Inc. en 1939, avait travaillé sur un certain nombre de publications comiques, dont The Adventures of Dean Martin and Jerry Lewis.
– Georges Troisfontaines (87 ans), fondateur de la World Press, agence inspirée des «syndicates» américains, co-créateur de Buck Danny et surtout artisan de la rencontre entre Albert Uderzo et René Goscinny.
Watanabe Kazuhiro (56 ans), entre autres ancien co-rédacteur en chef de Garo.

Gone in 60 seconds
Le 17 Janvier dernier débarquait en kiosque le premier numéro de L’intention, nouvel hebdomadaire consacré à la bande dessinée. Maquette peu inspirée, postpublication d’œuvres déjà sorties, rédactionnel mou … résultat, deux numéros plus tard, l’équipe mettait la clé sous la porte. L’Enfer est pavé de … ah non, celle-ci n’était même pas bonne.

Humeur de en mars 2007