Vues Éphémères – Mars 2017

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Le 6 octobre 2015, Laurel, blogueuse de son état, lançait sur Ulule une « campagne participative » pour publier le premier tome de Comme Convenu, récit publié sur le site du même nom et racontant « l’histoire en BD d’une start-up de jeux vidéos en Californie » (d’inspiration autobiographique). On s’en souvient, l’opération avait été un franc succès, puisque l’objectif initial de 9373€ (très précisément) avait été dépassé en à peine une heure — la collecte s’élevant au final à 268 146€ (soit 2860 % du budget initial), soit rien moins que le cinquième montant le plus élevé recueilli par un projet dans l’histoire de la plateforme Ulule. Mazette.
Il n’est donc pas surprenant que pour le second volume de son histoire, Laurel se tourne alors à nouveau vers le participatif. Dont acte le 6 mars 2017, un peu moins d’un an et demi après ce premier coup d’essai, avec toujours le même objectif affiché de 9373€. Le résultat ne se fait pas attendre : en 7 minutes, le projet est financé, en une heure on en est déjà à 400 %, et trois jours plus tard c’est la barre des 200 000€ qui est franchie…
Pour être honnête, il n’y a pas là de quoi être surpris — et si la presse s’était émerveillée de la « success story » que représentait la première campagne, c’est surtout parce qu’elle avait oublié la « success story » des débuts de Laurel sur la toile (telle qu’on peut encore la lire sur Bodoi, avec un titre que n’aurait pas renié Libération). Faisant partie des « poids lourds » de la génération dorée des premiers « blog BDs » (avec Boulet ou Penéloppe Bagieu), elle revendiquait dès 2008 plus de 20 000 visiteurs quotidiens sur son blog d’alors, « Un crayon dans le cœur »[1].

Mais il était dit que Laurel serait une auteure qui divise — et alors que beaucoup applaudissent ce succès renouvelé, d’autres s’interrogent face à l’ampleur des sommes ainsi levées : fallait-il vraiment lancer une nouvelle campagne, alors que la première avait été largement réussie ? (avec, en filigranne, cette question peut-être plus centrale : ayant déjà collecté autant d’argent, Laurel ne serait-elle pas indécente en en demandant encore ?)
Dans la présentation de cette seconde campagne, on peut lire : « Le financement va servir à payer en majeure partie l’impression des livres ainsi que les frais de port, de l’aide pour le support, la production des goodies (marque-pages, art print, stickers, cartes postales), la part Ulule et les frais bancaires. »
Et, de fait, c’est peu ou prou ce que l’on peut retirer du post-mortem de la première campagne, rédigé par Laurel à la veille du lancement de la seconde et qui propose un camembert illustrant la répartition des dépenses. Pas de chance, le camembert en question reste pudiquement muet sur les pourcentages précis, mais on peut à la louche faire une estimation… soit envois (40 %), impression (15 %), goodies (8 %), Ulule (4 %) et frais légaux (2 %), laissant un reliquat de 31 %.

Première réflexion : la diffusion-distribution (les envois) représente le premier poste de dépense, loin devant les autres — comme c’est déjà le cas dans le modèle traditionnel, constituant ainsi une forme d’invariant du marché des objets physiques.
Deuxième réflexion : il y avait eu près de 8000 contributeurs pour la première campagne, qui s’étaient portés majoritairement sur l’objet « livre » (seulement 280 contributeurs optant pour la version numérique), et avaient réalisé un « panier moyen » de 33,68€. A date du vendredi 10 mars, et pour les 5500 premiers contributeurs, on retrouve un comportement similaire (seulement 78 acheteurs numériques) pour un « panier moyen » plus élevé à un peu plus de 41€ — un nombre non négligeable de contributeurs optant pour un pack « histoire complète » (plus de 1650 dispersés sur les trois offres différentes).
Troisième réflexion : avec un total de 8332 exemplaires du premier tome vendus lors de cette première campagne, Laurel a récupéré pour son travail d’auto-éditeur (qui englobe et dépasse la seule création) quelque chose comme 83 000€ — soit bien plus que ce qu’elle aurait pu percevoir en étant publiée par un éditeur traditionnel. Ainsi, dans l’hypothèse (optimiste) d’une publication « standard » par un éditeur traditionnel, avec un prix de vente de 27€ (soit le prix du premier pack « livre » proposé) et 10 % du prix hors-taxe revenant à l’auteur, Laurel aurait gagné 18 654€ en droits d’auteur à ventes équivalentes.

On le voit, cette dernière analyse permet d’ores et déjà de répondre à la première question soulevée plus haut : oui, cette seconde campagne de financement était nécessaire, puisque la publication du premier tome avait consommé près de 70 % de l’argent alors récolté. Principale différence entre les deux opérations : ce qui était hier une prise de risque (sans garantie de succès) est devenu aujourd’hui une affaire qui marche rondement.
C’est probablement cet aspect qui revient attiser la méfiance entourant le personnage de Laurel par le passé : une forme de naïveté revendiquée (incarnée par son autoportrait pleurant de bonheur devant toutes ces preuves d’amour), dans ce qui est avant tout une entreprise commerciale[2] — tension évidemment exacerbée par l’ampleur du succès.
Six mois tout juste après l’affaire Pepper & Carrot (à l’issue radicalement opposée), voici une nouvelle illustration de l’articulation complexe qui peut exister entre les nouveaux leviers numériques et le modèle éditorial traditionnel, esquissant les contours d’un fonctionnement à venir où les cartes seraient largement redistribuées — mais où il sera indispensable de repenser la place de l’auteur.

Notes

  1. De quoi remettre en perspective la présentation très factuelle présente sur la page de la seconde campagne : « Je suis auteur de BD depuis 13 ans. J’ai publié une douzaine d’albums chez Glénat, Bamboo, Dargaud, Le Lombard (dont la série « Cerise« ), ainsi que des livres pour enfants. Je travaille régulièrement pour la presse jeunesse (« Spirou« , « Les P’tites sorcières« ). »
  2. Pour en juger, il suffit de voir comment Laurel évoque la question de ses gains personnels : « Grâce à cette campagne, j’ai pu m’offrir un super appareil photo, j’en rêvais depuis plus de quinze ans, je l’utilise tout le temps, je suis ravie. » C’est encore une fois l’idée de cadeau qui prévaut — tout juste évoquera-t-elle un peu plus loin le « très bon tarif horaire » que les 18 mois de travail passés sur le livre ont représenté…
Humeur de en mars 2017