Vues Éphémères – Novembre 2013

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«La BD s’expose au Musée» — tel est le titre d’une exposition que l’on peut voir depuis le 6 novembre dernier, et jusqu’au 30 mars 2014, au Musée des beaux-arts de Montréal. Pour comprendre la raison de cette grande première, il suffit de se tourner vers le le texte de présentation, qui précise un peu plus de quoi il retourne :
«Dans le cadre du 15e anniversaire de la maison d’édition La Pastèque, le Musée des beaux-arts de Montréal présente une exposition originale mettant pour la première fois en vedette 15 des bédéistes qui ont fait le succès de l’éditeur au fil des ans. Après une visite au Musée et des recherches dans ses archives, chaque artiste a choisi une œuvre de la collection dont il s’est ensuite inspiré pour créer une planche originale. Une exposition unique, gratuite en tout temps !»
Il y a donc deux salles, organisées en différents petits espaces consacrés à chacun des quinze auteurs présents, les planches réalisées pour l’occasion se trouvant en regard de l’œuvre les ayant inspirées. Il y a de la bande dessinée au mur, et à côté ou en face, des peintures, des sculptures, et même des affiches. On navigue entre les «regardeurs» (questionnant leur rapport à l’œuvre considérée, qu’il soit nostalgique ou perplexe, décalé ou fantastique) et les «repreneurs» (prolongeant l’œuvre et se la réappropriant dans une recontextualisation toute personnelle[1] ). Au fond, dans un petit espace à l’écart, on évoque plus longuement la structure éditoriale, avec quelques livres et une série de vidéos d’auteurs parlant de leur pratique.
Sur le site du «M», Frédéric Gauthier, président de La Pastèque, se montre enthousiaste : «Nous sommes très fiers de célébrer notre 15e anniversaire avec une exposition au Musée des beaux-arts de Montréal, un événement qui fera date dans l’histoire de la bande dessinée québécoise. Notre milieu aura attendu longtemps une telle reconnaissance. Non seulement devient-elle réalité, mais elle se fait de plus en grand.»

Et pourtant — et pourtant, la visite de cette exposition m’a laissé une impression étrange. Peut-être est-ce le pessimiste en moi qui voit systématiquement le verre à moitié vide ; peut-être est-ce une rhétorique militante trop souvent répétée qui ressurgit, comme un mauvais réflexe ; peut-être enfin est-ce une forme d’exigence mal placée, un jusqu’auboutisme qui me laisserait obligatoirement aigri par ce que cela aurait pu être, plutôt que de se satisfaire déjà de ce que cela soit.
Peut-être. Mais ce dispositif, déjà aperçu ailleurs (au Louvre, au Musée des Arts Décoratifs pour l’exposition Toy Comix, voire à la Maison Rouge pour Vraoum !), m’évoque immanquablement une forme de subordination — la bande dessinée entre au musée, mais à la condition qu’elle s’acquitte d’abord d’une allégeance, d’une soumission à l’art légitime établi. Et quand bien même celle-ci puisse se montrer à l’occasion irrespectueuse (Michel Rabagliati et son regard sur Miró, ou Leif Tande explorant les états d’âmes de certaines œuvres), on voudra bien fermer les yeux sur ces débordements, du moment que l’hommage est quand même là. Ici, l’exposition n’est au final pas vraiment une exposition sur La Pastèque, mais une exposition de La Pastèque, glissement subtil mais important. Car celui qui se trouve célébré ici, c’est bien le Musée des beaux-arts de Montréal[2].
Imaginons un instant un galériste qui viendrait voir un peintre en lui disant : «écoute, pour fêter tes quinze ans de carrière, je vais te consacrer une exposition ; mais ce sera une exposition de portraits de moi, que tu vas faire spécifiquement pour cette occasion.» Porterait-on alors le même regard bienveillant sur la démarche ?

Pour autant, je ne crois pas ici au complot — mais cette situation résulte certainement d’un faisceau d’éléments, de penchants naturels, pourrait-on dire, où transparaît la position encore mal définie de la bande dessinée au sein du dispositif muséal. Et de naviguer entre les contraintes inhérentes au lieu (qui préfère l’œuvre originale, car unique, à l’objet commercialisé), celles de l’accrochage au mur (récits brefs plutôt que sagas au long cours), voire même celles de l’événementiel (avec cette «publication inédite, véritable album souvenir du projet et des 15 premières années d’existence de La Pastèque»). Ce n’est donc plus vraiment «La BD s’expose au Musée» — mais plutôt : «La bande dessinée s’adapte aux conditions du Musée pour y être exposée».
C’est peut-être là que se situe le véritable enjeu de la légitimation de la bande dessinée : non pas dans son accueil au sein des dispositifs existants, au prix de contorsions qui sont autant de concessions, mais bien dans la création de dispositifs qui lui seraient propres, et qui sauraient en exprimer toute la richesse.

Notes

  1. Réal Godbout se fendant pour l’occasion d’un hommage à Crumb, en proposant une version canadienne (québécoise ?) de la Brève Histoire de l’Amérique.
  2. Comme en témoigne la phrase qui conclut la présentation de l’exposition sur le site du «M» : «À travers les planches des artistes de la bande dessinée, posez un regard neuf et amusé sur les œuvres du Musée» — pas de doute, la bande dessinée ne ressort ici que comme accessoire.
Humeur de en novembre 2013