Vues Éphémères – Octobre 2014

de

A la mi-octobre, l’édition 2014 de Quai des Bulles (du côté de Saint-Malo) était l’occasion pour le SNAC-BD de frapper un grand coup, avec une manifestation d’ampleur : non seulement les auteurs avaient massivement procédé à un débrayage, faisant la « grève des dédicaces », mais la réunion organisée à cette occasion avait fait salle comble.
Coïncidence étonnante, quelques jours plus tard, la Société des Gens de Lettres (SGDL) organisait un forum autour de la question de « la rémunération des auteurs », forum au cours duquel s’était tenu un « dialogue » entre Marie Sellier (présidente de la SGDL) et Vincent Montagne — ce dernier étant PDG de Média Participations, et actuel Président du Syndicat National de l’Edition (SNE).

Au cours de l’échange[1], que l’on peut découvrir en ligne dans son intégralité, Vincent Montagne dresse un portait presque caricatural de la relation auteur-éditeur. D’un côté, l’auteur, gentil amateur qui succombe à son envie d’écrire[2] ; de l’autre, l’éditeur, professionnel à qui il incombe de gérer un contexte économique difficile, mais qui seul saura transformer le diamant brut en joyau littéraire[3].
Le représentant des éditeurs reconnaît bien volontiers l’asymétrie de la situation (« Un éditeur a plus de poids qu’un auteur, c’est inéluctable. ») et se félicite de ce que le cadre législatif soit là pour encadrer les choses : « On est dans ce contexte économique-là qui justifie que l’on ait des contrats effectivement pour équilibrer les choses. » En filigrane, cependant, on sent bien que le bât blesse, que ce soit lors de l’évocation de l’exemple Allemand (rappelant qu’à trop vouloir administrer la relation entre auteur et éditeur, cela finit par se retourner vers les auteurs), ou lors d’un trait d’humour qui en dit long : « si tu veux que je reste un interlocuteur, il vaut mieux que je ne fasse pas une négo. » Mais après tout, comme l’intéressé le résume sobrement : « Soit on parle amour d’édition, soit on parle chiffres. »

Côté chiffres, justement, l’analyse est sans détour : les auteurs coûtent cher. Certes, le thème de la journée (La rémunération des auteurs) oriente forcément le discours sur la question. Mais Vincent Montagne semble n’envisager l’auteur que comme un pôle de dépense : « On vient de vivre trois années de baisse en bande dessinée. On sent cruellement l’effet de l’importance que l’on donne à la rémunération des dessinateurs, cela pèse extrêmement lourd dans ce compte d’exploitation, parce qu’il n’y a plus de croissance. »[4] Et Marie Sellier de renchérir : « Il est certain que c’est l’éditeur qui met la main au porte-monnaie pour faire en sorte que le livre existe — d’où toute la difficulté de l’auteur de faire reconnaître sa création. »
Et, pour faire bonne mesure, on termine par un plaidoyer en faveur de l’éditeur, ce mal-aimé — Vincent Montagne exhortant à reconnaître son apport essentiel : « Il faut l’écrire : aujourd’hui, 1200 auteurs américains l’ont écrit, et c’est important, ils ont écrit un très beau texte sur le rôle qu’ils donnent à l’éditeur. » Pour un peu, on y trouverait les échos des déclarations d’Aurélie Filippetti (alors Ministre de la Culture) en 2012, lors de l’assemblée générale du SNE, qui avait commencé par déclarer : « L’écrivain ne naît qu’au travers du regard de l’éditeur », avant d’asséner : « tous les textes ne sont pas des livres. C’est l’éditeur qui fait la littérature ».

La démonstration tient en fait plus de la construction mythologique, affirmant que la condition d’auteur est accessible à tous, puisqu’elle est avant tout affaire d’envie — et par conséquent, dévaluée dans tout ce qu’elle pourrait avoir d’unique et d’exceptionnel, Proust n’étant finalement pas différent de n’importe quel gratte-papier qui viserait simplement à écrire un livre.
A l’inverse, l’éditeur tient les cordons de la bourse, et ce seul fait lui permet d’occuper une place centrale dans le dispositif, puisque implicitement, il serait celui qui effectue la véritable prise de risque (puisqu’il n’en est que des financières), devant seul naviguer dans les eaux tumultueuses d’un contexte économique toujours complexe.
Ou comment la relation auteur-éditeur, relation de co-dépendance avant tout, se retrouve progressivement remplacée par un rapport de domination écrasant, omettant un peu trop facilement que c’est le talent des uns qui fait le succès des autres, et que si effectivement, avec l’auto-édition, les auteurs pourraient bien se passer des éditeurs, l’inverse est beaucoup moins probable.

(Illustration du bandeau empruntée à L’Atelier Mastodonte)

Notes

  1. Un échange qui se veut courtois, mais qui se montrera plutôt complaisant — Marie Sellier se montrant bien prompte à comprendre les hésitations de son interlocuteur, à acquiescer devant la complexité de tous ces dispositifs, ne se montrant finalement un rien incisive que lorsque l’on évoquera la question du numérique.
  2. « Les auteurs qui vivent totalement de leur œuvre, et qui aujourd’hui sont peut-être en difficulté dans certains cas, représentent une minorité. » « Jamais on a eu autant d’auteurs qui frappent aux portes, et qui ont envie d’écrire. »
  3. « Soit l’éditeur a la capacité professionnelle à transformer et peut-être à faire un jour un prix Nobel d’un jeune auteur qui arrive, et il apporte quelque chose ; soit il n’apporte pas ce service-là de conseil, de promotion, de développement, de vente à l’étranger — et l’auto-édition est une réponse pour beaucoup d’auteurs qui veulent écrire un livre, et qui probablement en écriront un dans toute leur vie, parce qu’ils veulent écrire. » ; « Quand un parent trouve un livre pour un enfant, il dit : ‘ah, c’est telle collection, c’est tel éditeur, je le prends parce que je connais la collection’. Il ne connaît pas l’auteur. Donc il y a une vision simplement commerciale, qui est une vision d’un investissement sur quelques fois cinq ans, dix ans, pour arriver à percer. La rémunération est fonction de cet investissement. »
  4. Avant d’arriver à ce résumé des plus limpides, Vincent Montagne avait déjà évoqué le sujet par trois fois : « Il y a un autre critère qui me semble important de voir, c’est le rapport entre le coût auteur brut, pour un livre, et le prix de vente. Je m’explique : dans la littérature jeunesse ou en bande dessinée, le coût auteur est très supérieur à ce que l’auteur principal fait. Dans le juridique, il est de 6.5 % ; dans la jeunesse, il est de 13 %, et en bande dessinée, il est de l’ordre de 22 %. » « La bande dessinée est très différente, parce qu’on paye les auteurs à la planche, en avance, donc il y a une décorrélation entre ce que l’on paye en valeur absolue au départ, qui est très très important, et que l’on ne retrouvera jamais sur un premier album. Aujourd’hui, par exemple, on sort 50 albums numéro un cette année, ces albums sont évidemment structurellement en perte. Ce qui n’empêche pas de rémunérer les auteurs. » « L’éditeur investit, et quelque part les auteurs participent à cet investissement, puisque quelque part ils co-financent. Ceux qui ont reçu un à-valoir, qui ne vaut pas ce qu’il devrait être, parce que la réussite n’est pas là. Il y a eu un choix, un éditeur a fait cet investissement, et les éditeurs doivent assumer cette perte, sinon ils ne payent pas les autres [auteurs]. C’est un équilibre économique. »
Humeur de en octobre 2014