Vues Éphémères – Octobre 2015

de

Oublié l’été, finie la rentrée, l’automne s’installe et en librairie, on prépare d’ores et déjà Noël. Après tout, comme les publications professionnelles aiment à le rappeler chaque année, c’est maintenant que sortent les poids lourds de la bande dessinée, les locomotives du neuvième art, bref, les albums qui comptent vraiment, parce que l’on n’est jamais aussi passionnant que lorsque l’on vend beaucoup.

D’ailleurs, ce mois d’octobre s’annonce bien, s’ouvrant sur une « success story moderne », inscrite en plein dans l’ère d’Internet et des réseaux sociaux. Jugez-en donc : début octobre, Laurel choisit de financer son prochain album sur Ulule. Surprise, en une heure, son objectif est atteint, et voilà qu’en moins de vingt-quatre heures, le compteur dépasse les 100 000€ collectés ; une semaine plus tard, il est au-dessus des 150 000€.
Libération salue la performance[1] : « Modeste, Laurel visait 9 000 euros sur Ulule. Elle en a récolté 80 000 en une poignée d’heures, et une visibilité boostée par les coups de pouce sur Twitter de stars de la BD comme Pénélope Bagieu ou Boulet. Du coup, pour la première fois de sa carrière, voilà que la dessinatrice qui avait l’habitude de « monter des dossiers » pour ses albums se retrouve « contactée spontanément » par plusieurs grandes maisons d’édition. Un tournant professionnel. »
Ah, la magie d’Internet… prenez un auteur « modeste », penchez quelques bonnes fées sur son berceau[2], dépassez les objectifs d’un projet de crowdfunding, et hop ! La visibilitée boostée, les éditeurs qui viennent chercher cette pépite qu’ils avaient jusqu’ici ignorée, bref, le tournant professionnel.
Il y aurait là de quoi sourire, si ce portrait idyllique ne perpétuait, en substance, la position centrale de l’éditeur — alors même que la démarche de Laurel (déjà publiée par ailleurs, avec une dizaine d’albums à son nom) vient à prouver, de bout en bout, combien il est dispensable. Car le succès de ce livre destiné à exister en dehors du circuit habituel de la librairie[3] est loin de constituer une surprise, mais représente la prolongation naturelle de la relation privilégiée (et directe) que Laurel entretient depuis longtemps avec ses fans. De l’auteur au lecteur, sans intermédiaire, et dans un échange résolument gagnant-gagnant.

Moins d’une semaine plus tard, on enchaîne avec une success story plus classique : présenté en grande pompe le 12 octobre, le prochain Astérix a désormais un titre (« Le Papyrus de César ») et une couverture. Le Monde en résume les points saillants : « Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977). Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. »[4]
Notons qu’en matière de communication, tout est ici terriblement contrôlé. Non, personne ne lira le livre avant sa sortie le 22 octobre prochain, mais en est-il vraiment besoin ? Non seulement le projet reçoit (une fois de plus) l’adoubement symbolique des créateurs originels[5], mais on s’applique à détailler (photos à l’appui) la recette : « On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange. » Hier, on s’amusait à dénicher dans les pages d’Astérix bons mots et références, caricatures et critiques — aujourd’hui, ceux-ci nous sont expliqués, détaillés, démontrés presque, et finalement réduits à la dimension de simple argumentaire de vente.[6]
C’est peut-être un peu triste, mais ce n’est en aucun cas surprenant : à l’époque des magazines de bande dessinée, où l’éditeur s’adressait directement au lecteur, a succédé l’époque des albums de bande dessinée, où ses interlocuteurs sont essentiellement les journalistes et les libraires. Quant au lecteur, il doit désormais se satisfaire d’être un simple consommateur. Pour reprendre la conclusion de l’article des Echos : « rassurez-vous, il y en aura pour tout le monde, puisque « Le Papyrus de César » sera tiré à 2 millions d’exemplaires en France, sans compter ses nombreuses versions étrangères. De quoi ravir les fans de l’irréductible petit gaulois ! » Alors, heureux ?

Notes

  1. Le lecteur pointilleux remarquera au passage que l’URL de l’article révèle le titre originel de l’article, révélateur d’une forme de décontraction que la bande dessinée semble autoriser, que seul un remords éditorial viendra corriger…
  2. Si Boulet a effectivement relayé l’information, je n’ai pas trouvé trace d’un quelconque tweet de Pénélope Bagieu (@PenelopeB) sur le sujet. Rigueur journalistique, quand tu nous tiens…
  3. Il faut au passage sérieusement relativiser la « visibilité boostée » saluée par les journalistes, puisque l’on compte actuellement un petit peu moins de 5000 contributeurs à ce projet (pour autant de ventes, donc) — un chiffre bien éloigné des points d’équilibre des grands éditeurs.
  4. Notons que Libération, traitant du sujet dans sa rubrique « Direct », reste cette fois-ci sobrement factuel…
  5. Ou, dans le cas de Goscinny, de leur ayant-droit, ce qui, on le sait de longue date avec la jurisprudence Tintin, est peu ou prou la même chose.
  6. Outre le discours calibré servi aux journalistes et repris à l’identique, on notera que la page de présentation de l’album sur le site officiel est du même acabit, soulignant de manière assumée la « profaçon » en action. Où la copie fait office de respect d’authenticité…
Humeur de en octobre 2015