40075km comics

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Vingt dieux, le gros bidule. Par où l’attraper ? Par les chiffres ? Comme le premier recopieur de dossiers de presse venu ? Bon, d’accord : en échange de vos vingt-neuf euros et cinquantes centimes, on vous remettra un fort volume de deux cents millimètres par quatre cents, et quarante millimètres d’épaisseur, accusant mille sept cents quinze grammes à la pesée, et proposant sous sa couverture prune sombre à longs rabats les travaux de soixante-douze auteurs, soit quatre-vingt cinq récits sur cinq cents quatre-vingt dix pages ; récits eux-mêmes sélectionnés à partir de plus de trois cents propositions de planches publiées entre mars deux mille cinq et juillet deux mille six sur le site web du collectif (dont le nom, rappelons-le, fait directement référence à la circonférence de notre bonne vieille planète à l’Equateur, c’est-à-dire précisément quarante mille soixante-quinze kilomètres). Vous noterez que je veux bien recopier des chiffres, mais en toutes lettres, on n’est pas des sauvages.

Un pareil opus force le respect, à commencer par le respect mêlé de crainte que lui vouent les poignets du lecteur qui aurait l’idée saugrenue de le compulser à bout de bras. On s’installera donc au contraire devant un espace dégagé et propre, car la reliure dure et la couverture molle favorisent une lecture à plat (ce qui constitue la première et la plus évidente des manières de distinguer ce gros pavé de son grand oncle le Comix 2000, dont la couverture était rigide). Le lecteur économe, qui choisira de grignoter la chose par petits récits ponctuels, pourra aisément le faire durer des mois. J’en connais certains qui n’ont toujours pas fini leur Comix 2000, justement. On reconnaîtra, par ailleurs, qu’il y a parfois du bon sens à adopter cette technique nonchalante : ces gros volumes peuvent être indigestes.

Bien sûr, le recueil est doté d’une unité thématique («le voyage et par extension tout déplacement d’un point à un autre», dit la préface), et ce thème est conforme au projet annoncé par le titre : il s’agit de faire le tour de la terre, comme l’annonçait le système des «bornes kilométriques» par lesquelles les lecteurs du site web pouvaient distinguer un récit qui leur avait plu, et comme le confirme la provenance des auteurs du recueil — beaucoup de franco-belges, bien sûr, mais aussi des auteurs venus de la lointaine Amérique ou de l’Asie mystérieuse, ce qui donne au tropisme autobiographico-nombriliste des européens le label de mondialisation heureuse et d’ouverture culturelle qui eût pu leur faire défaut aux yeux de lecteurs aigris ou soupçonneux (car il faut être aigri ou soupçonneux pour risquer l’hypothèse que, peut-être, la fascination exclusive pour ses propres chaussettes, élevées au rang d’œuvre d’art par le seul fait qu’on les croque au bic sur son blog, ne constitue pas la voie royale vers une authentique ouverture artistique à l’autre).

Bref, on aura compris que j’ai des réserves. Je m’autorise donc une précaution liminaire : il y a des pages aimables et charmantes dans ce gros livre, et tout ce que je vais dire ne les oublie pas, et ne les annule pas. Simplement, ce n’est pas hélas avec l’envie de parler d’elles que je sors de la lecture de ce pavé (et pourtant, j’ai pris mon temps, croyez-moi).

Au départ, cette idée de tour de la terre était plutôt séduisante. Comment faire le tour de cette chose ? Comment prendre la mesure du monde ? Et cette question, chez nous autres modernes, est toujours une question de mouvement (depuis Descartes et Newton, la mesure du monde passe par la définition des lois du mouvement) : il y avait une logique, donc, à traiter de «tout déplacement d’un point à un autre» ; et il y avait un intérêt à voir cette question classique traitée dans des formes nouvelles. Cet intérêt, hélas, est en partie démenti par la publication du recueil.
Qu’on ne se méprenne pas : j’avais aimé de nombreux récits publiés sur le site 40075km.net, et plusieurs se retrouvent dans le livre ; ainsi mon problème n’est pas de contester la sélection, mais la publication. Un livre n’est pas un giga-fanzine. Cercler le monde demande mieux qu’un recueil. Il y a des planches intéressantes, surprenantes, belles, intelligentes, qu’il était agréable de lire en deux ou trois clics ; on se remplissait d’images en quelques bouffées, et on partait ensuite les expirer plus loin, parfois en y repensant, comme un bon goût reste en bouche. Une fois fixées sur la masse des pages, arrêtées par la colle et la couv, le lisse et le carré, c’est autre chose.
Je le répète, ce n’est pas un fanzine : un livre d’un kilo sept, ça va durer, rester, s’installer dans une étagère, ça ne va pas s’évaporer. Il faut du fond, de la structure : il ne s’agit plus de prendre la mesure du monde d’un coup d’œil, en rafales, par touches successives et foisonnantes (le site donnait cette impression de bruissement, de transformation permanente), il s’agit de s’imposer comme livre. Quand je bloque quatre centimètres de rayonnage pour un gros livre qui va probablement durer autant que moi ou à peu près, j’ai besoin de savoir pourquoi je le fais ; et il faudra que je le sache encore en le relisant demain, ou après-demain, ou dans dix ans.
Je ne dis pas que les planches sont mauvaises (il y en a), je dis que l’ensemble ne fait pas un livre, et que le prétexte de la circonférence terrestre ne fait qu’éclairer tragiquement cet échec, en révélant entre le tour du monde et celui des nombrils un divorce qui était moins frappant quant on papillonait entre les planches en ligne. Sur papier, finie la légèreté des images picorées : elles sont maintenant juxtaposées, immobiles, et sous l’unité thématique du prétexte on est désormais plutôt frappé par le formalisme un peu répétitif d’une littérature de genre qui s’essouffle.

Littérature de genre en effet que cette bande dessinée qui laboure éternellement les mêmes territoires, ceux qui étaient encore il y a quinze ans des friches courageusement explorées, et qui sont désormais rebattues et revues.
Fascinée par sa propre audace des années 90, toute prise dans le grand totem de la résistance à la commercialisation obscène de la décennie précédente, la bande dessinée ne cesse de rejouer sa propre éclosion. Elle mime sans arrêt le grand commencement, le retour purificateur aux choses vues, aux histoires vraies, donc aux choses vues par soi, aux histoires de soi-même. Dans la route vers la maturité ouverte au début des années 90, on connaît désormais par cœur les cent premier mètres, les débuts, le grand réveil de la spontanéité ; alors on innove spasmodiquement, comme bloqué dans cette perpétuelle innovation, et sa répétition même lui interdit désormais d’innover en quoi que ce soit. La routine des thèmes fait écho aux routines des traits.
C’est leur accumulation qui les annule : la répétition de ces observations à ras d’ego, à hauteur de sommier, à fleur de peau mais jamais plus loin ne parvient pas à se faire passer pour une figure du monde, parce que leur fraîcheur répétée finit en naïveté un peu balourde, surjouée. Tous ces auteurs semblent partager la certitude que la spontanéité, que ce soit celle d’un récit tendu vers la pure restitution descriptive du quotidien, ou celle d’un dessin qu’on s’acharne à libérer de toute entrave et de tout apprêt, est la seule voie possible en bande dessinée.
Qu’on raconte sa boulangère ou ses rêves, ses vacances à l’étranger ou ses paysages les plus intimes, c’est toujours de la broderie sur soi, et jamais — ou rarement — la «question classique» que j’évoquais tout à l’heure. Forcément, il faudrait assumer définitivement le statut de littérature. Avoir une mémoire, un jugement instruit des codes, des formes et des traditions. On en peut pas subvertir ni transgresser des règles qu’on ignore ; il faut digérer le passé pour avancer, or trop de planches de 40075km comics sont sans passé et sans mémoire.

C’est presque drôle : on avait rejeté la bédé de genre, et on se précipite dans la fabrication d’un nouveau genre de bédé, aussi étriqué à sa manière que les dizaines de séries historiques de Glénat ou les productions les plus stéréotypées de Soleil et de Delcourt. On fuit tout académisme, mais c’est pour tomber dans sa version la plus stérile : un formalisme sans distance, fait de trait naïf, de montage plat, de cadrage unique, d’esthétisme abscons et creux à force de profondeur surjouée ; tout cela compose une charte formelle pour le minimalisme commode qui répond dans le dessin aux automatismes des récits.
C’est qu’en parallèle en effet le récit de soi s’étale dans des formes conventionnelles à force de ne pas vouloir l’être, de sorte que dans les récits aussi l’autofiction ou l’autobiographie deviennent académiques par refus obstiné de tout académisme. Bref, à force de ne pas avoir de mémoire de sa propre histoire, la bande dessinée finit par bégayer des innovations qui n’en sont plus. Les générations se superposent, et s’il a des successeurs Jean Bourguignon est toujours Jean Bourguignon, comme dans Fondu il y a dix ans ; idem pour Rémi Lucas, Gilles Rochier, ou David Scrima.
Scrima, tiens, bon exemple : vous lisiez Nerfs de famille à la fin des années 90 ? Eh bien Louise va bien, elle grandit, elle va sur ses sept ans, pages 554-559. Le quart d’heure warholien dans sa version fanzine. Il y a un fétichisme de l’intime, du proche, du ressassement de soi, auquel je suis parfois prêt à préférer le fétichisme en résine à la Leblond-Delienne.

A l’arrivée (car j’ai lu, scrupuleusement, les presque six cents pages, et je répète que, prises individuellement, plusieurs m’ont plu, sans qu’aucune ne parvienne à elle seule à sauver l’ensemble du livre), je doute sérieusement qu’il faille souhaiter la généralisation de ce passage de la publication en ligne vers la publication papier. Je me demande même, à ruminer ce petit goût d’étriqué que laisse en bouche toute cette spontanéité créative, si la véritable leçon de cette lecture n’est pas un projet inverse : il y a des tas de romans qui seraient bien mieux en ligne. Et puis ça permettrait à bubu75 de dire en direct à Christine Angot que ce qu’elle fait, c’est trop de la balle. La reconnaissance, ça compte.

Ah, une dernière chose : inutile de me dire que je suis méchant, ou injuste, ou blasé, ou simpliste. Je fais mon boulot de critique, or la critique, rappelez-vous, c’est fait par d’aigris jaloux qui ne savent pas dessiner (sans compter que c’est aisé, tandis que chacun sait que l’art est difficile). Si vous n’êtes pas d’accord avec mon sentiment, je vous autorise donc solennellement à considérer que je suis méchant, injuste, simpliste et blasé par aigreur, et on n’en parle plus.

Site officiel de L'Employé du Moi
Chroniqué par en mars 2007