Atagoul

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Atagoul est un monde fantasmagorique où des chats anthropomorphes côtoient des humains. Hideyoshi est un gros félin jaune, paresseux, glouton, voleur et aimant jouer des tours à son entourage. Ah ! Il est également grossier et est interdit de présence dans la plupart des restaurants et bars du village. Voici clairement quelqu’un que vous ne voudriez pas fréquenter… Pourtant, Tempura, un jeune humain, est généralement à ses côtés. Il l’accompagne, souvent contre son gré, jusque dans ses délires. D’autres, comme la princesse Tsukimi (une humaine) ou le sérieux Pantsu (un chat), se retrouvent régulièrement entraînés dans les différentes aventures d’Hideyoshi ; ils ne semblent d’ailleurs pas lui en tenir rigueur bien longtemps. C’est la magie d’Atagoul, un pays où rien de bien terrible ne paraît devoir se produire et où le mot « travail » n’existe pas, dirait-on.

La mode est aux chats dans le manga, chaque éditeur (ou presque) ayant sa série mettant en scène nos petits félidés[1]. Si l’opportunisme semble parfois être la seule motivation, l’arrivée sur le marché francophone de titres manifestement éloignés des attentes du grand public démontre la grande vitalité éditoriale du genre (ainsi que le courage ou l’inconscience de certains éditeurs). C’est le cas d’Atagoul, la forêt des chats, de Masumura Hiroshi, série éditée à raison de deux tomes à la fois par Clair de Lune[2]. Son univers graphique où les trames sont très peu présentes et remplacées par des hachures très européennes rappelle celui de Moroboshi Daijirô[3] ou d’Inoue Naohisa[4]. Une telle façon de dessiner réserve clairement l’œuvre aux amateurs de titres décalés, ceux-là mêmes qui s’intéressent aux sorties d’IMHO[5].

Masumura Hiroshi, s’il est inconnu dans nos contrées, n’est pourtant pas un novice. Il a débuté en 1973 à l’âge de 21 ans après avoir gagné un concours pour le célèbre magazine de prépublication Shônen Jump. Il venait d’achever ses études en design. Pourtant, c’est dans le monde du seinen qu’il fait carrière en publiant dans de nombreux magazines comme Garo, Comic Burger ou Comic Flapper[6]. S’il est surtout connu au Japon pour ses adaptations en bande dessinée des contes de Kenji Miyazawa, un poète et écrivain du début du XXe siècle, son œuvre majeure est Atagoul. En fait, il existe quatre séries : Atagoul monogatari (6 tomes) qui a été publiée entre 1976 et 1981, Atagoul Tamatebako (9 tomes) éditée entre 1984 et 1994, suivie d’Atagoul (2 tomes), sortie entre et 1994 et 1996, et, enfin, Atagoul, la forêt des chats (18 tomes) réalisée entre 1999 et 2011. C’est cette dernière qui est traduite en français par Clair de Lune.

Il est difficile de rentrer dans l’univers d’Atagoul, la forêt des chats, et ce pour diverses raisons. Tout d’abord, qu’il s’agisse en réalité de la quatrième série ne se fait pas sans quelques désagréments : aucun personnage n’est présenté et l’univers dans lequel ils vivent n’est pas expliqué. Ajoutez à cela que le manga est principalement constituée d’histoires courtes auto-conclusives, sans aucun fil rouge évident ni enjeu dramatique, comme c’était déjà le cas avec Atagoul Tamatebako[7]. Enfin, les personnages humains ont tendance à tous se ressembler, qu’ils soient garçons ou filles (il y en a peu, heureusement).
Que le cadre de vie des protagonistes, avec ses tenants et aboutissants, ne soit pas plus dépeint n’est pas anecdotique : c’est un monde fantasmagorique où les gens habitent dans des maisons en forme de fruits géants ; où l’on se promène aussi bien sur des chemins, sur des branches d’arbres géants ou en dehors de tout sentier battu.

Le premier chapitre du quatrième tome, intitulé « La Flûte du Palais d’Argent » est tout à fait représentatif du mystérieux fonctionnement d’Atagoul. Un riche marchand d’un pays voisin arrive dans le village pour se faire construire une résidence secondaire. Il se pavane devant les locaux, pensant que l’argent permet de faire tout et n’importe quoi. Nous pourrions alors penser que Masumura Hiroshi en profiterait pour nous exposer le système économique d’Atagoul où certains travaillent (généralement des propriétaires de magasins ou de restaurants) lorsque les personnages principaux sont plutôt oisifs, sans que l’on puisse jamais comprendre comment et de quoi ils vivent. La critique du comportement de certains « nouveaux riches » paraît explicite, pour ne pas dire grossière. Pourtant, aucun éclaircissement ne vient, comme cela pourrait se produire dans un rêve où les événements se déroulent sans logique apparente.

Par ailleurs, la traduction semble parfois hésitante. Il est donc sans doute normal que le lecteur se sente à l’image de la série : voyageur égaré hors des chemins balisés. À égrener ainsi tous ces ingrédients, nous pourrions croire à la recette parfaite pour faire fuir le lecteur même curieux. Pourtant, celui-ci aurait tort de ne pas insister tant le charme finit par agir. Il suffit pour cela d’être un peu persévérant.

En effet, petit à petit, des éclaircissements sur les protagonistes et le monde d’Atagoul sont donnés par l’auteur[8]. Différents rôles et caractères sont déterminés au fil des chapitres, comme celui de Pantsu (un chat savant, explorateur et géographe), de Karaage (un chat violoniste virtuose), de Temari (une humaine magicienne et voyante) ou du jeune Toki (un chat manipulateur de minéraux). D’autres restent peu définis comme certains humains d’Atagoul (Tempura et la princesse Tsukimi par exemple) ou encore le chat sorcier Gilbarse. Qui sont-ils exactement ? Difficile à dire… Le plus intéressant reste le personnage central de la série : Hideyoshi apporte un souffle de folie dans un monde bien trop policé même s’il reste étrange à nos yeux, paradoxalement. Ce félin est incontestablement génial, tout en ayant un comportement semblant stupide. De nombreux événements montrent qu’il sait toujours (plus ou moins) ce qu’il veut. Et comme c’est un indécrottable optimiste qui ne se met aucune barrière…

Quoi qu’il en soit, évitons de sur-interpréter la série, au risque de perdre cette magie et cette poésie, si précieuses, que nous transmet l’auteur.

Notes

  1. En fait, six éditeurs ont une série en cours relevant du genre « manga de chat » : Glénat, Kana, Soleil Manga – groupe Delcourt, Kurokawa, Ki-oon et Komikku. Sur les onze séries parues depuis 1998 — neuf mangas, un manhua et un manhwa — quatre, voire cinq si l’on compte la réédition de Kamisama chez Ki-oon, sont sorties après le succès de Chi, une vie de chat. Cette dernière se vend à plus de 20 000 exemplaires à la nouveauté et le tome 1 s’est encore vendu à plus de 30 000 ex. en 2013 alors qu’il est sorti en 2010.
  2. Clair de Lune est un éditeur communiquant très peu. Basé à Marseille, il est surtout connu du grand public pour son adaptation en bande dessinée de la saga audio Le Donjon de Naheulbeuk. Il s’agit pourtant d’un éditeur assez important, publiant un peu moins d’une centaine de titres par an. Il a réalisé un chiffre d’affaire supérieur à 1,5 millions d’euros en 2014.
  3. Moroboshi Daijirô est connu en France pour sa série Shiori et Shimiko parue entre 2006 et 2008 chez Doki-Doki. Il a commencé sa carrière en 1970 et s’est spécialisé dans les mangas fantastiques et/ou terrifiques.
  4. L’artiste est connu pour ses peintures situées dans l’univers d’Iblard, un monde fantasmagorique, à la fois magique et technologique. Il a pu exposer à plusieurs reprises ses œuvres à Tôkyô, Fukuoka, Paris et New York et a aussi édité de nombreux recueils. Chroniques d’Iblard, édité fin 2007 en français par Kankô, est toutefois sa seule bande dessinée. Il enseigne également les beaux-arts et le dessin depuis de nombreuses années.
  5. L’éditeur parisien ne fait pas que dans l’ero-guro. Il publie aussi de nombreux titres ayant des univers oniriques et présentant de nombreuses situations surréalistes, tels que Nekokappa,Tohu-Bohu, Le Piqueur d’Étoile, etc.
  6. Garo est un magazine paru entre 1964 et 2002, édité par Seirindô. Sa ligne éditoriale était de laisser les auteurs s’exprimer librement, sans contrainte de style ou de genre. Comic Burger était un mensuel s’adressant à un public plutôt adulte (le seinen). Lorsqu’il s’est arrêté en 1993, un certain nombre d’auteurs ont continué leur série dans Comic Birds (devenu Comic Birz en 1996 après un court hiatus). Comic Flapper est enfin un mensuel seinen, édité par Media Factory depuis 1999.
  7. À ce sujet, voir la présentation qui est faite des neuf volumes d’Atagoul Tamatebako sur le blog Yinism dans « Lectures en vrac ».
  8. … informations qui ont donc peut-être été déjà fournies dès Atagoul monogatari.
Hervé Brient
Chroniqué par en juin 2015