
L’ Autre Fin du Monde
Ce qu’il faut d’abord envisager, il me semble, pour parler d’un ouvrage aussi imposant que l’Autre fin du monde, c’est la possibilité qu’il soit resté à l’état de manuscrit de 1100 pages. Imaginons un moment cette éventualité. Les collègues de l’artiste, qui auraient eu vent de la chose, se feraient fort d’informer le reste du monde de son existence, d’abord sur le mode de la rumeur, puis sur celui du fait avéré. D’ici et là nous parviendraient des échos comme quoi Ibn al Rabin a écrit, projet insensé, une bande dessinée de mille quelques pages. Les amateurs éclairés, dans les forums, les festivals et ailleurs, crieraient à l’injustice, exigeraient la publication immédiate de l’œuvre dans l’état. On voudrait voir l’objet en face, le toucher de ses mains. On voudrait le fouiller, l’analyser, théoriser sur son dos. Bref, sans même l’avoir lu, on voudrait que le livre existe. Autant dire donc que la publication de ce livre, dans le contexte critique actuel, avait quelque chose d’un peu inévitable.
Le gigantisme fascine, c’est un fait. L’Autre fin du monde ne frapperait pas autant l’imagination si le livre faisait la longueur d’un roman graphique normal. De la même manière qu’Henry Darger n’aurait été que l’ombre d’une note de bas de page dans l’histoire de l’art américaine s’il s’était contenté de produire, comme tout le monde, quelques tableaux surréalistes épars. À la place, il a fait plus de quinze mille pages de Vivian Girls et on le célèbre aujourd’hui comme un monstre sacré et une sainte aberration.[1]
La fascination pour Lapinot et les carottes de Patagonie ne procède pas autrement. Plus encore, pour Trondheim, comme pour Darger ou al Rabin, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’empiler les pages. Il faut le faire de manière secrète, insouciante et bornée. A contrario, on ne s’extasie pas devant la longueur exceptionnelle de certains manga, tout simplement parce que les auteurs sont payés justement pour produire des épisodes à un rythme régulier, ce qui, le succès aidant, devient naturellement un feuilleton de plusieurs milliers de pages. Mais quand un Lewis Trondheim s’asseoit à sa table de dessin et fait de son plein gré 500 pages «pour apprendre à dessiner», l’intention est autrement plus singulière : il s’agit d’abord de noircir du papier, et en quantité. Si qualité il y a, elle sera un sous-produit quasiment accessoire de l’exercice. Pour le lecteur des Carottes, par exemple, il s’agira moins de suivre la quête de Lapinot que la confrontation de Lewis Trondheim et son travail.
Le fait qu’un projet de cette ampleur existe, a priori nonobstant ses qualités intrinsèques, suffit pour qu’on conçoive de l’éditer. Voilà qui règle la première question, qui est de savoir s’il était nécessaire de publier le nouveau Ibn al Rabin, pavé (voire dalle) qui par la forme s’apparente plus à un dictionnaire qu’à autre chose.[2] Il s’agit d’une œuvre imposante, impressionnante, et formellement importante. Cela, je crois, n’est pas sujet à controverse.
Mais une fois passée l’appréciation conceptuelle, formelle, expérimentale de l’œuvre, il convient de savoir si celle-ci a un intérêt autre.
Or nous sommes amenés à constater que l’Autre fin du monde ne possède, à toutes fins pratiques, que des défauts. Une telle affirmation a toute les chances de passer pour injuste, mais acceptons-la temporairement comme hypothèse de départ.
Prenons d’abord le dessin. Je crois qu’aucun lecteur ne serait choqué de m’entendre dire qu’Ibn al Rabin ne dessine pas très bien. Lui-même n’en serait sans doute pas choqué non plus. Son trait n’a rien de particulièrement séduisant. Au contraire, il se fond dans la page sans rien ajouter à la signification de ce qui est raconté. Chez al Rabin il n’y a pas de patte, pas de coup de crayon. On est dans l’anonymat le plus complet.
Mais peut-être ce défaut n’en est-il pas vraiment un. Admettons que le dessin d’al Rabin est radicalement schématique. Ses figures se résument à des pictogrammes simplifiées à l’extrême, sans yeux, ni visage. Leurs seuls éléments variables sont la bouche et les membres. Le radicalisme de cette démarche vaut d’être noté. On remarquera que ces pictogrammes-là sont «vivants», on leur devine des états d’âme, des émotions (contrairement par exemple aux pictogrammes des panneaux de la voirie). Or, mon sentiment est que cela ne vient pas d’un quelconque talent du dessinateur, simplement de la capacité du lecteur de «boucher les trous» lorsque l’information est lacunaire. Lorsqu’on lit un roman, on ne «voit» pas les personnages et pourtant, avec l’aide d’un peu d’indices, on imagine assez bien ce qu’ils ressentent, voire même ce à quoi ils ressemblent. Le même mécanisme de «visualisation» (d’imagination, en fait), il me semble, est à l’œuvre ici.
Les figures d’al Rabin énoncent simplement ce qu’elles représentent, sans plus. Dit autrement, la représentation atteint chez cet auteur un très haut degré d’abstraction. Mais peut-être ce degré d’abstraction n’est-il pas ultime ? En radicalisant encore davantage, on pourrait imaginer remplacer ces figures par des formes géométriques encore plus abstraites (ce qui en ferait un parent de Bleu), ou bien même par des mots, par exemple «Personnage A», «Maison», «Tombe». Cela ferait un cas de figure intéressant, sans doute, mais en l’occurence, le résultat deviendrait illisible. Bref, l’abstraction d’al Rabin n’est pas entièrement radicale, mais pragmatiquement, on ne saurait aller beaucoup plus loin sans gêner significativement la lecture. C’est donc en ce sens que la position graphique d’al Rabin est remarquable.
Cette tendance à l’abstraction dessert malgré tout plusieurs passages du livre. Ainsi, lorsque le personnage du grand-père aviateur décrit un paysage, il est obligé d’informer le lecteur que ce paysage est «beau». Le lecteur ne constate quant à lui à toutes fins pratiques aucune différence qualitative entre ce paysage et un autre vu auparavant. Puisque ces paysages sont tous dessinés à peu près de la même manière (ils pourraient tous être remplacés par le mot «paysage»), ils se valent forcément tous. Il est donc assez difficile de croire au jugement esthétique du personnage. Cela constitue peut-être une grave limite au langage schématique d’al Rabin. Aurait-il été possible de montrer la beauté sans être obligé de la souligner, même en gardant ce langage schématique ? Imaginons ce qu’évoquerait au lecteur un texte écrit qui dirait ceci : «Ils traversèrent un lieu. Puis, un autre lieu. Finalement, arrivé à un troisième lieu, l’aviateur dit que ce lieu était son endroit préféré.» Je ne crois pas caricaturer en résumant certains passages de l’Autre fin du monde de cette étrange manière peu évocatrice.
Considérons ensuite le récit dans son ensemble. En quoi est-il nécessaire que celui-ci s’étale sur autant de pages ? Soyons francs, un autre dessinateur aurait pu raconter la même histoire (sans omettre quoi que ce soit de significatif) en moins de cent pages. En procédant à des coupures plus importantes, nous pourrions probablement arriver à un récit de moins de dix pages qui garderait toute la substance du récit. Qu’on comprenne bien ceci par contre. En réduisant le récit de cette façon, nous ne voulons pas nous borner à une analyse qui relèverait de «l’efficacité diégétique» (du genre : taux de péripéties par page imprimée). Il est inutile de souligner l’absurdité d’une telle analyse. Malgré tout, le critique peut légitimement se demander ce qui a amené l’auteur à noircir mille cent pages à partir d’une histoire aussi peu tentaculaire.
Force est de constater qu’al Rabin n’utilise pas cet espace pour fouiller son récit dans le détail. Au contraire, il multiplie les redites. Ses faits et ses dialogues, soit hésitent, soit se répètent sans grande variation. Plusieurs personnages partagent plus ou moins la même psychologie de base, psychologie dont les dénominateurs communs sont l’apathie et le découragement. La redondance non seulement habite l’œuvre mais la résume.
Allons plus loin. Peut-être le projet d’al Rabin, en multipliant les pages, est-il de faire sentir au lecteur le passage du temps représenté par ces pages ? A priori cela semble plausible. On pense en effet à certaines pages dont la seule «action» est l’attente ou le déplacement d’un personnage, celui-ci étant redessiné exactement de la même manière de case en case. Ainsi, si l’on choisit de lire chaque case à un rythme constant, ces passages nous paraîtront forcément «lents» ou même, dans certains cas, «statiques». Ce qui, effectivement, convient à un récit truffé de pauses et d’hésitations.
Or, encore là, la solution narrative n’est pas toujours convaincante. Une page contenant six cases identiques est-elle vraiment signifiante du temps passé ? D’abord, le lecteur lit-il bien six cases, ou bien en lit-il une seule, «fois six» ? (C’est-à-dire en considérant la multiplication par six comme information supplémentaire au contenu de la case.) Ensuite, qu’est-ce que le lecteur retient du temps passé ? Une heure ? Une journée ? Une fraction de seconde ? S’il n’y a aucun indice extérieur (et c’est parfois le cas ici), la mesure est complètement arbitraire. En bande dessinée, on peut découper le temps comme on veut, et il n’y a aucune règle pour affirmer qu’une case correspond toujours à une durée x. On pourrait répéter la même scène sur un million de pages et rien dans cette répétition ne nous dirait combien de temps s’est déroulé entre la première case et la dernière. En d’autres mots, la solution de répétition n’est pas tellement utile pour faire avancer le temps du récit (alias temps diégétique). En fait, elle ne sert qu’à faire avancer le temps de lecture. Nous approchons du but.
Avant de poursuivre notre analyse, nous devons prendre le temps d’examiner une objection majeure. En effet, un lecteur de L’autre fin du monde pourrait nous faire remarquer que le formalisme de notre analyse n’a qu’une prise superficielle sur ce qui forme le cœur du livre, en d’autres mots : le récit, les personnages, l’atmosphère, etc. Qu’importe que ce livre soit interminable et redondant s’il constitue pour nous une expérience esthétique révélatrice ?
Et le critique de se ressaisir : c’est vrai, cette analyse est par trop abstraite ; oublions-la un moment. Touchons la chair du livre.
L’épaisseur du livre, nous l’avons dit, l’apparente à un dictionnaire. Sa reliure cartonnée au dos rond également. Par contre, l’objet comporte un signet, ce qui le rapproche plutôt d’un omnibus. Ses pages, quant à elles, sont minces et glacées, rappelant par là une encyclopédie, par exemple les livres de la collection «Bouquins».
Peut-être à cause du papier ou de l’ampleur de l’ouvrage, l’impression n’est pas toujours impeccable. Les ratés, ainsi que le trait plutôt grossier de l’auteur, donnent parfois un rendu «fanzine photocopié» qui tranche sauvagement avec le luxe de la couverture. Cette dichotomie entre contenu et contenant est en elle-même un des meilleurs gags du livre.
Car, il faut le noter, ce livre est drôle. Al Rabin possède un humour froid et sarcastique en parfaite adéquation avec ce qu’il raconte. Les meilleurs moments sont ceux où les personnages, dans un moment de réflexion, voient la situation d’un point de vue extérieur et disent tout haut ce que le lecteur était sur le point de penser à les voir agir. Sans aller jusqu’à leur donner une conscience de leur état de créature de papier, l’auteur leur octroie tout de même une appréhension «à la troisième personne» de leur propre vie. C’est peut-être ce qui rend ces personnages si anxieux, si blasés. Même les démons d’al Rabin sont paralysés.
De fait, les personnages qui fonctionnent le moins bien dans ce livre sont justement ceux qui ne font pas preuve de distance avec eux-mêmes. Ainsi, la foule déchaînée de la seconde moitié du livre affaiblit le récit. La foule n’est là, en fait, que comme outil narratif. Idem pour les policiers, par exemple. Ceux-là me semblent avoir le même défaut que les paysages que nous avons examiné plus haut : ils sont, pour la plupart, indifférenciés et interchangeables. Je dois avouer que les péripéties suivant la crise d’hystérie collective m’ont laissé plutôt dubitatif. À partir de là, il me semble que les événements s’enchaînent de manière un peu trop arbitraire, comme si l’auteur avait un cahier de charges à remplir.
Cet arbitraire a certainement gâché mon plaisir lors de la conclusion de l’un des deux principaux arcs narratifs, soit les retrouvailles entre Milch et le spectre de son épouse. En soi, la finale, qui se veut ostensiblement émouvante, fonctionne, mais son enchaînement me semble forcé, comme si l’auteur avait décidé de sonner la fin de la récréation et qu’il ne s’était pas soucié de la souplesse de son raccord avec le reste de l’histoire.
Cela dit, le second arc narratif, soit la recherche du manuscrit du grand-père aviateur, se conclut de manière plus harmonieuse. De fait, le livre se justifie en grande partie dans une seule scène, c’est-à-dire celle où le manuscrit en question est décodé. Sans vouloir trop en dévoiler, il reste que celui-ci nous amène une clé de compréhension possible : un livre peut-il en contenir un autre qui soit caché ? De combien de manières peut-on réduire un livre ? Par quelles proportions ? Et jusqu’à quel point de réduction peut-on arriver par ce processus ?
Et, prenant le problème autrement, peut-on voir un livre sous l’angle cryptographique, c’est-à-dire comme une donnée codée, dont on peut déduire une donnée plus courte ? Cette donnée décodée peut-elle à son tour se concevoir comme cryptogramme, à la manière d’une poupée russe ? Et, pour finir, ce décryptage se doit-il de révéler quelque chose de précieux, ou est-ce que c’est l’acte de décrypter qui a de l’importance ?
Et pour aller encore un peu plus loin, peut-on décoder davantage d’un livre long, par le fait même qu’il soit long, et ce peu importe son contenu, que d’un livre court ?
On le voit, c’est une fois passée à la moulinette que l’Autre fin du monde commence à révéler ses plus intéressantes questions. Dit plus clairement, il me semble que dans l’œuvre d’al Rabin formalisme et diégétique se répondent l’un l’autre ; l’un justifie l’autre, et vice versa.
Reprenons donc notre hypothèse de départ, qui veut que cette œuvre n’ait que des défauts : la solution à ce problème est que le livre contient au bout du compte une réflexion sur, et une réponse à, sa propre existence et ses propres manquements. On pourrait dire la chose de manière plus frontale : l’Autre fin du monde n’est peut-être rien d’autre que du temps à passer. Les défauts énumérés ici n’auraient donc pas la moindre importance. L’Autre fin du monde serait un recueil de statistiques de la météo de l’âme d’Ibn al Rabin, et la critique ne pourrait rien y comprendre. C’est un cryptologue qu’il nous faudrait…
Notes
- Sur Henry Darger (1892-1973) et son manuscrit the Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion, on pourra consulter Wikipedia qui fournit de nombreuses références sur le sujet.
- Les vingt-six chapitres du livre sont d’ailleurs identifiés par les lettres de l’alphabet correspondantes.

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