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Binky Brown rencontre la Vierge Marie

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Pour tous ceux qui s’intéressent à l’autobiographie en bande dessinée, voici enfin traduit un de ses plus fameux jalons. Publié par l’éditeur underground Last Gasp en 1972, Binky Brown rencontre la Vierge Marie est considéré comme la première histoire autobiographique de grande ampleur en neuvième chose. Elle ne fait certes qu’une quarantaine de planches, ce qui peut sembler peu à l’heure où se multiplient les pavés égocentrés, mais comme l’explique l’auteur lui-même dans sa longue et passionnante postface, c’était à l’époque créer un véritable «monstre» éditorial.
Cette monstruosité souterraine semblait au diapason de ce que ressentait Justin Green à l’époque, victime d’une névrose que l’on n’appellera pas avant les années 80 : troubles obsessionnels compulsifs (T.O.C.). A défaut de mettre des mots sur son mal-être, il finit par en faire un comics[1] après avoir compris dans une sorte «d’épiphanie», toute l’actualité de ce langage pour sa génération.

A travers les mésaventures de son avatar, le jeune Binky Brown, Justin Green décrit le milieu communautaire très catholique où il a grandi et la façon dont celui-ci a entretenu et accentué une névrose naissant des découvertes préadolescentes et adolescentes du corps et de la sexualité.
Le trouble de l’auteur lui faisait projeter des rayons imaginaires possiblement destructeurs de lieux de cultes ou de représentations de la vierge, à partir de son pénis, mais aussi de ses doigts et de ses pieds apparentés aussi à des appendices phalliques. Des «projections» qui impliquaient des évitements incroyablement compliqués et sources d’infinies angoisses entretenues à vif par la perception de soi et le rapport aux autres qu’impliquent ces jeunes années. Une énergie intérieure incontrôlée,[2] semblant confondue avec une aura antithèse de sainteté car ne se transformant pas en halo mais en éjaculation radiante, i.e. en quasi rayon de la mort.[3] Celui-ci, très fifties, et comme un écho individuel, et sur un autre registre, de l’utilisation d’un imaginaire de science-fiction virant alors à la mythologie, qui incarnait aussi à l’époque et plus ou moins consciemment la paranoïa maccarthiste, avec la multiplication d’histoires d’ovnis ou d’envahisseurs extraterrestres.

Avec raison, Harry Morgan, traducteur et préfacier de cette édition, souligne toute l’importance et l’intarissable richesse de ce comics qui lui donne ses qualités de chefs-d’œuvre.[4] Une qualité perçue depuis longtemps par les pairs de Green, car si pour lui et comme beaucoup dans sa génération l’influence de Robert Crumb a été décisive, ce dernier parle volontiers de l’importance de Binky Brown en expliquant avoir été inspiré lui aussi en retour par son auteur. Et si Art Spiegelman signe l’introduction de cet album, c’est pour dire toute son admiration au point d’affirmer qu’il n’y aurait pas eu de Maus sans la lecture de Binky Brown et de la rencontre de son auteur au début des années 70.

De manière générale, cette édition permettra de faire enfin connaître ce maître de l’underground, méconnu en France, voire même de ceux s’intéressant à l’autobiographie.[5] L’édition de Stara reprend celle récemment faite aux Etats-Unis à partir des originaux qu’un collectionneur avait intégralement conservés après les avoir achetés une bouchée de pain presque une quarantaine d’années plus tôt.
Binky Brown se lira comme un portrait multiple : celui de son auteur bien évidement, celui de sa génération si charnière à notre époque, celui d’un genre décisif dans l’évolution récente de la neuvième chose,[6] celui d’une époque loin des clichés «Happy Days», et celui de la perception du mouvement underground aux Etats-Unis telle qu’elle se dessine actuellement.

Notes

  1. A en rire.
  2. Précoce.
  3. Donner la mort par le vit.
  4. Pour plus de détails, je renvoie à sa Miscellanée Stripologique précise et instructive sur son site The Adamantine.
  5. L’exception étant Thierry Groensteen qui en parlait déjà en 1996 dans le premier numéro de Neuvième Art.
  6. Le livre résonnera à bien des lecteurs de manière féconde avec les œuvres qui suivirent bien plus tard, je pense à The Playboy de Chester Brown par exemple.
Chroniqué par en juillet 2011