Blood Song

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Quand il n’y a plus de mots dans une bande dessinée, le titre prime doublement. D’abord parce qu’il est en couverture et donc la première chose visible ; ensuite parce que se trouvant à la fois en mémoire et à portée de geste, il devient comme la légende d’un tableau à laquelle on revient pour comprendre, déduire, induire de ce qui est là sur les cimaises, et précisément ici entre les pages.
Et à la lecture, puisque malgré le mutisme il s’agit de lire, il y a bien ce sentiment d’une forme musicale, ce rouge à la fois central et discret, ce flux vital à sens unique et cyclique, cette initiation à l’accepter et à l’exposer comme un baptême du feu.

C’est à l’échelle universelle que l’on commence et c’est là que l’on reviendra. Un «ashes to ashes» de poussières d’étoile évident aujourd’hui, qui s’assemblera ici «dans un certain ordre agencé» pour nous chanter l’histoire locale qui a l’universalité des fables, d’une jeune fille et de son chien.
Leurs vies semblaient tranquilles et harmonieuses dans un village agraire aux accents ensoleillés de l’Asie du sud-est. Mais ce paradis disparaît brusquement avec l’arrivée de soldats sortant d’hélicoptères aux silhouettes sinistrement connues, en détruisant tout sans que l’on sache pourquoi. Fuyant, échappant au massacre, l’animal et la jeune fille devenue femme par le sang qui s’est aussi soudainement mis à couler de son ventre, s’enfuient par la mer, naufragés sur une maigre barque qui, malgré les tempêtes, les amènera au seuil d’une cité verticale sociologiquement et architecturalement. Elle y trouvera l’amour en bas de la société, y donnera la vie en haut sur le toit d’un immeuble, «homeless» plus céleste et proche du ciel, offrant une voix supplémentaire, un cri primal à une cité en hiver devenue monde. Le livre se termine ainsi, en constat et en espoir, énergie jaune et flottante comme les possibilités chaotiques d’un lépidoptère qui vaut bien celle rouge et fluctuante de la vie confondue au temps et à l’espace.

A sa sortie Blood Song n’a pas fait l’unanimité critique qu’avait fait en son temps Flood !,[1] le précédent livre d’Eric Drooker, recueil d’histoires muettes conçues pendant la décennie antérieure.
Avec le recul et les relectures Blood Song s’impose pourtant comme un travail de grande ampleur, témoignant de l’aboutissement de 20 ans de recherche et de travail.
Cet accueil frileux peut s’expliquer par trois facteurs : le premier est que Flood, une des trois histoires donnant son titre au recueil, contient déjà Blood Song dans ses grandes lignes, par ses thématiques, ses rythmes ou sa vision d’un monde dans une monochromie bleuté. Même si les deux histoires brillent aussi et surtout par leurs différences, il peut donc y avoir eu un sentiment de déjà-vu, voire de redite pour un certain nombre de commentateurs.[2]
Le deuxième facteur tient à l’évolution graphique de Drooker. Dans Flood ! son style s’inspire clairement de Frans Masereel maître en gravures sur bois du début du XXe siècle, célébré par le neuvième art pour ses livres muets.[3] Blood Song va dans un autre registre, confrontant et mélangeant cette démarche graphique antérieure avec la découverte des peintures extrêmes orientales.[4] On passe d’images tranchées, très contrastées, ancrées dans le noir et blanc, à un registre plus aérien, nuancé même dans les images les plus monochromes, pouvant, là encore, faire accroire aux moins perspicaces des lecteurs à une concession de l’auteur. Sentiment que peut accentuer le troisième facteur puisque que contrairement à Flood !, Blood Song met aussi plus à l’écart les orientations et convictions politiques strictement new-yorkaises qui charpentaient habituellement le travail d’Eric Drooker et qui pour beaucoup lui avaient forgé son identité d’artiste engagé.[5]

L’originalité première de Blood Song vient de son universalité totale, abandonnant les aspects strictement pamphlétaires et autobiographiques de ses travaux précédents, pour celui d’une fable ou d’une chanson populaire mélancolique qui évoqueraient des temps plus heureux autour d’un feu.
D’une certaine manière Drooker veut retrouver l’harmonie musicale de ce paradis perdu cher à Rousseau, en décrire la perte et la perversion par le langage distinguant désormais chant, parole, sons et voix.
A la différence de Rousseau qui évoquait «l’origine des langues» par une langue qu’il qualifiait de «sourde», Drooker cherche cette origine en abandonnant la langue pour les images[6] agencées en des bandes dessinées que l’on qualifie de muettes.[7] Et si une couleur sort de la bouche d’un personnage c’est moins un son que cet état d’humanité perdue, cette essence musicale non polluée par une symbolique programmant à la servilité. C’est aussi pour cette raison que tout émetteur de couleur est strictement réprimé (émetteur qui est aussi un homme de couleur ce qui n’est pas non plus un hasard).
L’autre grande force de Blood Song est de parvenir à orchestrer tous les temps, qu’ils soient subjectifs (plus ou moins intensifiés par les émotions : amour, peur, etc.), cosmologique (la galaxie spirale du début et de la fin), météorologique (la tempête en mer), physiologique (passage à l’âge adulte , maternité…), historique (des âges pastoraux aux horreurs du XXième siècle et son futur urbain «idéal», gris, brumeux, semblant sans avenir), initiatiques (Blood est aussi synonyme d’initiation en anglais), linéaire (flux sanguin, le voyage vers la ville) ou cyclique (de la naissance à la mort en passant par les images de la galaxies en spirale…).
Une diégèse musicale et harmonieuse, sachant se densifier ou s’étirer avec une grande cohérence, et qui trouve son rythme dans l’utilisation quasi systématique d’une case par page, qui complète sans la compléter totalement (ou autrement) celle de la page suivante lui faisant face. Un système heureux, subtil[8] et très original, sorte de double fenêtre toujours judicieusement utilisée ou contredite qui, s’il on limitait Blood Song à cette seule caractéristique, en ferait déjà un livre important.

Blood Song a plus simplement le défaut des œuvres techniquement discrètes où tout semble facile et grand public. S’il l’on ne se contente pas d’une lecture rapide parce que muette, l’on verra l’utilisation ponctuelle de couleurs (rouge pour le sang, jaune et vert pour l’idéalité et l’aérien), la présence animale fondamentale de ce chien noir à l’héroïsme fidèle et instinctif, ou ces scènes de peur à en devenir transparent et n’être plus qu’une structure osseuse.
Comme beaucoup de bandes dessinées muettes, Blood Song n’est pas là pour les analphabètes, pour compenser l’absence d’écriture, mais, bien au contraire, pour apprendre un langage, celui des images, à ceux qui ne savent pas ou ne savent plus les lire.

Notes

  1. Flood !, Eric Drooker, Dark Horse, 2002.
  2. D’autant que Flood ! avait reçu un Book Award.
  3. Chris Lannier : «The Eric Drooker Interview», in The Comics Journal, n°253, Fantagraphics Books, juin 2003, p.90 et 92.
  4. Id. ibid., p. 109
  5. L’engagement new-yorkais se décèle dans la deuxième partie du livre. Thèmes classiques pour l’auteur qui fut marqué par le retour à l’ordre et le matraquage policier de l’ère Giuliani.
    Drooker travaille régulièrement pour le New Yorker, mais fait aussi bénévolement des illustrations pour les journaux distribués par les «homeless» new-yorkais. Une édition de Blood Song fut d’ailleurs insérée dans un de ces journaux.
  6. Pour Eric Drooker les images sont clairement antérieures au langage écrit. Paradoxe intéressant ou «ironique« comme il dit, c’est que cette bande dessinée muette a été entièrement écrite avant d’être dessinée… (Chris Lannier, art. cit., note 3, p.93 et 95.)
    Notons aussi que Blood Song a fait l’objet de performances de la part de son auteur où certaines images extraites du livre étaient projetées et accompagnées de commentaires, de chants et de musiques (harmonica, percussions).
  7. Du moins en France. Aux Etats-Unis on parle plutôt de «silent comics».
  8. C’est à la fois une et deux images. D’après les croquis préparatoires présentés dans l’entretien du Comics Journal (plus particulièrement p.87 et s’il ne s’agit pas d’une mise en page du magazine), on peut penser que Drooker conçoit ces doubles pages comme une seule planche.
Site officiel de Eric Drooker
Site officiel de Tanibis
Chroniqué par en décembre 2005