Destin
Cette destinée est celle d’une femme, de sa naissance dans un milieu pauvre, à cette longue succession de malheurs qui fera sa vie et la fera ultimement se défenestrer devant un groupe de policiers venus l’arrêter pour meurtre.
Une vie mélodramatique qui laisse sans voix et un récit qui pratique le mutisme des images éloquentes peut-être en partie pour cette raison, les mots étant perçus comme inutiles dans de tels cas, usés, insignifiants, ne débouchant que sur la plainte et la compassion, dans l’intensité des cris ou des pleurs où s’éteignent les dernières forces d’une éventuelle lucidité.
Une femme sans nom, comme de nombreuses autres de cette époque sûrement, dans cette Allemagne du début du XXe siècle, dans ces villes à l’urbanisme caractéristique rendu familier par la nouvelle objectivité ou le roman d’Alfred Döblin. Rien ne lui sera épargné, perdue dans une machine infernale prévisible, dont les rouages s’expliqueraient par la politique, peut-être une sociologie d’alors, mais où tout germe du terreau de la pauvreté : alcoolisme, maladie, tromperie, infanticide, prison, prostitution, meurtre, exploitation, etc. Une jungle de maux luxuriante, proliférant sur un substrat paradoxalement riche, dans un climat d’une moiteur morale étouffante que l’on la nie, l’ignore ou l’approuve.
Qu’est-ce qui différencie cette œuvre d’Otto Nückel publiée à Munich en 1930[1] de celles de Frans Masereel ou de Lynd Ward ?
L’Allemand montre le destin d’une femme, quand les autres parlent de celui de l’Homme[2] avec une majuscule. L’individu d’un côté, la foule de l’autre mais dans tous les cas face aux rouages implacables d’une société s’incarnant dans la ville, sommet d’un capitalisme perpétuellement en crises[3] dévoyant et broyant les plus faibles.
Le Belge et l’Américain font prophétie, fresque, mettent en peinture si l’on peut dire ; tandis que Nückel fait un roman, une histoire, pour décrire au scalpel une vie, une femme.
Une attention particulière qui lui vient peut-être d’une prime vie d’étudiant passée en médecine où les corps malades trop présents dans leur propre et irréductible douleur, ne peuvent incarner celui tout aussi malade d’une société oscillant dans les extrêmes.
Un point de vue incisif, qui s’incarne aussi dans la technique utilisée. Otto Nückel n’emploie pas le bois, mais grave sur métal, le plomb, pour des raisons qui d’après nombre de commentaires seraient originellement d’ordre économique.[4] Par cette manière, l’auteur inscrit des images d’une finesse inattendue, précises, détaillées, faites de petits traits fins, pouvant être croisés ou parallèles, apportant un riche nuancier de gris.[5]
Illustrateur de grands romanciers,[6] cette influence apparaît décisive dans l’élaboration de Destiny/Schicksal. Nückel s’y passe des mots des autres, il y a une autonomie qui s’affirme dans son livre,[7] qui est moins l’irruption d’une démarche/logique picturale dans un livre, que la satisfaction d’être écrivain par ses propre moyens, ceux de l’illustration.
En ce sens Nückel est, de ces trois auteurs cités, peut-être celui qui est le plus proche de cette notion floue de graphic novel chère aux anglo-saxons d’aujourd’hui. D’autant que Destiny dans son rythme, sa construction des images, voire même l’aspect de ses «cartons» signalant les chapitres[8] fait bien mieux penser au cinéma muet allemand de la même époque. En quelque sorte, il n’y a aucun sentiment d’images pausées, mais bien plutôt d’images saisies.[9]
Notons pour finir que dans le cadre de cette chronique nous avons eu en main cette édition bon marché de Dover datant de 2007, mais qu’il existe une édition française certes plus chère, mais bien plus respectueuse de l’édition originale de Destiny/Schicksal et qui fut publiée en 2005 par les éditions IMHO sous le titre Destin.
Notes
- Schicksal. Eine Geschicte in Bildern, Munich, Delphin Verlag, 1930
- Ou de l’Humanité.
- Crises de croissance, ou, plus classiquement, celle de la dépression.
- Dans l’immédiate après-guerre, le bois de gravure était rare et cher. Le plomb a aussi l’avantage d’être rapidement recyclable, pouvant être refondu en cas d’erreur, là où le bois aurait été perdu ou aurait nécessité d’être de nouveau longuement apprêté.
- Problématique qui irrigue aussi ses peintures de l’époque.
- Thomas Mann par exemple.
- Symboliquement au détriment d’une femme qui n’acquiert pas son autonomie pour diverses raisons : pauvreté, conditions de la femme, son statut dans la société, etc.
- 17 au total.
- Certains commentateurs expliquent qu’Otto Nückel aurait été influencé par Der Müde Tud (1921) de Fritz Lang. Je n’ai pas vu le film mais au résumé de celui-ci, le rapprochement ne semble pas évident. Le film a été traduit Destiny pour son exploitation aux Etats-Unis, ce qui pourrait peut-être être une explication.
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