I am a Hero

de

Etre vidé de sa substance par le fil des jours, arriver à 35 ans et ne pas s’avouer ne valant guère mieux ou appartenant à cette foule de zombies qui nous entoure. L’œil au ventre (nombrilisme), pensées alvines et du giron par cette vision mono focale, le monde en devient sans relief, sans perspectives aussi, noyé dans l’habitude, les manies, les monologues attentifs au futile et autres petites fuites illusoires, comme autant d’inconscientes manières compromissoires pour maintenir ce « je », ce « I », cette neuvième lettre bien droite et toujours en majuscule dans le langage des vrais héros ou maîtres de ce globe.

Suzuki Hideo en est là. Mangaka redevenu assistant d’un auteur hentai, il se perd dans ses travers et l’urgence au travail comme on fuit par l’ivresse artificielle, pour éviter de penser la réalité, le temps qui passe et le monde changeant provoquant la fatale déprise. Avec son mantra globish qui fait titre, il fait sourire, il est le gentil fou au milieu d’autres fous, qui ne font face à leur folie (pas si) douce que dans les nuits d’insomnies, dans l’étroitesse carcérale de leurs locations. Tout cela serait l’horreur si elle ne faisait rire, à moins… A moins que l’horreur justement, de celle qui fait genre et échoue dans les mangas ne fasse rire elle aussi, contaminant alors par son grand-guignolesque la réalité, transformant le mélange de petits et grands drames de celle-ci en mélodrames dignes de ou défiant la fiction, devenant autrement effrayants par les repères qu’ils explosent ou accentuent.

Cette perte de sens généralisée et littérale est le vrai sujet de cette série d’Hanazawa Kengo qui nous fait évoluer entre deux abîmes, deux devenirs : celui de nos vies étrangères à l’exploit fabuleux et noyées dans le quotidien[1] ; celui de nos sociétés dont on s’étonne moins de ce qu’elles durent que de ce qu’elles ne nous permettent pas de réaliser.
Avec un savoir-faire impressionnant, l’auteur brouille continuellement les pistes, questionne aussi bien nos limites personnelles que celles de nos imaginaires collectifs, qu’il interprète comme de petites et grandes lâchetés pour dévoiler ce qu’elles cachent. Le lecteur bousculé hésite à tout instant : est-il dans un manga où un trentenaire glisse doucement dans la folie ou bien dans une histoire de zombie tel qu’on les pratique depuis Romero ?
Avec le récent succès de Walking Dead, le travail d’Hanazawa prend d’autant plus de force qu’il semble à l’opposé du récit épique américain des nouvelles frontières (entre vie et mort dans ce cas) où le héros imposerait avec force et courage son mode/droit de vie dans un monde hostile. Ici le personnage se préserve par une forme de négation et l’auteur insiste sur l’étrange et mince nuance qui fait distinguer/qualifier l’horreur. Hideo n’est pas idéal, est sans idéaux, il se cache que sa vie est une horreur (qui ne correspond pas à ce qu’il imaginait) avec une telle détermination, qu’il ne voit plus l’horreur surréelle (de nature profondément imaginaire) et d’une bien autre ampleur qui l’entoure et le menace davantage. Deux aspects en miroir exactement inversés, qui conversent et se questionnent de manière stimulante et quasi sans fin.

Ajoutons que la précision du dessin, mais aussi celle des dialogues donne à ce manga une dimension que l’on pourrait qualifier de – faute de mieux – romanesque. Pour simplifier, on pourrait dire qu’il y a dans cette série (plus particulièrement le premier volume peut-être)  un côté Murakami Haruki[2] à la fois pour les surprises narratives, mais aussi pour les qualités dialogiques.
Fouillé, détaillé, Hanazawa construit un récit des profondeurs actuelles dont le contraste avec la légèreté d’un genre (l’horreur) et d’un médium (les mangas) tout deux très codifiés, accentue davantage l’interrogation permanent de la lecture en même temps que l’irruption de l’étrange. Inventif, ambitieux, I am a Hero surgit comme un incroyable mélange de fraicheur et d’exigence dans la plaine convenues et ennuyeuse des seinen récents.[3]

Notes

  1. Profondeur d’autant plus accentuée par la mise en abîme de la description précise de la vie d’assistant de mangaka. Si précise qu’elle peut avoir valeur documentaire pour les historiens du manga par exemple.
  2. Auteur entre autre de Kafka sur le rivage. Notons aussi que le titre du manga serait un hommage au I am Legend de Richard Matheson.
  3. Du moins ceux accessibles par la traduction. La série comprend actuellement neuf volumes au Japon.
Site officiel de Kana
Chroniqué par en mai 2012