Ice Haven

de

Pendant 21 numéros d’Eightball, Daniel Clowes avait égrené trois long récits[1] et accompagné ces épisodes d’histoires courtes diverses.[2] Le #22 de son comic marquait un changement de direction, et livrait l’ambitieux Ice Haven, un recit complet et tout en couleurs. Republié à la fin de l’année dernière dans un petit format à l’Italienne, le présent volume reprend l’intégralité du récit en y rajoutant une poignée de pages, et notamment celles qui ouvrent et ferment cet ouvrage.

Comme l’indique la couverture, Ice Haven s’organise comme un recueil de «comic strips» réminiscent des suppléments des journaux («funnies»). Ponctué de pages de titre, variant les styles et les mises en couleur, ce récit va permettre à Daniel Clowes de donner chair (et voix) à pas moins de cinq personnages principaux (Random Wilder, Charles, Violet et Vida), plus quelques personnages secondaires. Et, comme «noeud» de l’histoire impliquant tout ce petit monde, la disparition mystérieuse du jeune David Goldberg assortie d’une demande de rançon, rappelant par son étrangeté le crime (réel) de Leopold et Loeb.
Mais visiblement, l’intérêt de Daniel Clowes est ailleurs. Prétexte du récit, cette affaire va très rapidement passer au second plan, à tel point que sa résolution deviendra presque accessoire en regard de son sujet principal, à savoir les tourments divers de sa galerie de personnages. On pourra toujours, au gré d’une relecture, relever çà et là les indices menant à la solution de cette étrange partie de Cluedo.

Si Daniel Clowes orchestre brillamment ce récit éclaté aux allures de puzzle (avec pas moins d’une trentaine de «segments»), il n’en reste pas moins que sa narration garde ici un détachement glacé que l’on avait déjà pu constater dans David Boring. Au-delà du dessin aux expressions un peu figées, ce sont les personnages-mêmes qui sont en cause : ici, rien de viscéral, tous semblent n’exister que sur un plan purement verbal, ne prenant vie que dans le texte.
Rythmé par de longs monologues s’adressant à un interlocuteur souvent absent, Ice Haven reprend le thème de la difficulté de communiquer et de s’accepter, déjà traité dans Ghost World et David Boring. Ce cloisonnement de personnages centrés sur eux-mêmes est renforcé par la structure en «strips» du récit, cantonnant chaque individu à sa perception du monde, prisonnier de son espace propre jusque dans les rares moments où leurs chemins viennent à se croiser.[3]

Si, comme on l’a précisé en introduction, Ice Haven n’est qu’une redite (améliorée) de Eightball #22, il est intéressant de noter que les seules altérations touchent la dernière intervention de Harry Naybors («Harry Naybors explains everything»), qui se voit amputée d’une séquence d’auto-promotion : «comme toujours, nous devons nous tourner vers l’ensemble de son oeuvre pour enrichir notre compréhension du texte considéré.» Laquelle séquence ne soulève finalement que des questions, sans apporter aucune réponse — à part suggérer que Ice Haven pourrait être une sorte de condensé des différentes préoccupations de l’auteur.
Alors que Daniel Clowes se fait rare avec seulement un numéro de Eightball depuis 2001, et afin de patienter jusqu’à la sortie de projet de film avec Terry Zwigoff Art School Confidential,[4] Ice Haven est une très belle synthèse de cette œuvre à part, qui sous des dehors de misanthropie et d’ironie grinçante, cherche à protéger une sensibilité torturée.

Notes

  1. Like a Velvet Glove Cast in Iron, Ghost World et David Boring.
  2. Elles-mêmes publiées en recueil par la suite : Pussey !, Orgy Bound, Caricature et Twentieth Century Eightball.
  3. A tel point que Charles et Violet ont beau partager le même toit, jamais ils ne seront vraiment représentés «ensemble».
  4. Prévu pour le Printemps 2006, accompagné d’un livre à venir chez Fantagraphics.
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Chroniqué par en janvier 2006