Jolies Ténèbres

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Freaks à l’aquarelle, Comtesse de Ségur version gore, poésie morbide et légère comme certaines pièces de Poe ou de Baudelaire, ou encore variation brillante, dérangeante et léchée sur une vieille métaphore kafkaïenne — l’humanité insecte — Jolies Ténèbres est tout cela à la fois, et plus inclassable encore. On commence par suivre sans s’étonner les aventures un peu mièvres de cette faune de petits personnages charmants, qui vivent à hauteur de fleur. Grands yeux, couleurs gaies, amourettes champêtres, est-ce un petit peuple de lutins, une sorte de fantaisie béatrix-potterrienne qui nous emmène chez les fées ? Non : ces demoiselles aux robes colorées, ces princes lilliputiens, ces bambins aux joues roses rêvant sous les pétales habitent le cadavre d’une fillette, horriblement réaliste, abandonné dans un sous-bois où se déroule toute l’action.

Sitôt compris cet atroce précision, on plonge, fasciné, dans les batailles contre les moineaux, les jalousies, les goûters partagés, sans jamais oublier que ce parasol est l’ombre d’une botte, cette tonnelle un cartable renversé, ce refuge une orbite vide et gluante où grouillent les vers. La macabre féerie est si forte qu’on se moque bien d’abord de ne pas tout comprendre à l’histoire, et de ne pas suivre assez assidûment peut-être les aventures d’Aurore, double et réplique de la fillette morte, qui tente vainement d’organiser la vie de ce peuple enfantin et minuscule attaqué par la pluie, la disette, ou les animaux des champs. Peu à peu une cruauté insouciante gagne le récit, lorsque tel poupon joufflu est gobé par un oiseau et aussitôt oublié, ou lorsqu’une quelconque plante vénéneuse déforme de manière monstrueuse la main, puis le bras, puis le visage d’une fillette que les autres semblent ne pas même voir. On dégringole, comme happé par le tour de plus en plus morbide que prend le récit au fil de la rivalité entre Aurore et Zélie, petite princesse autoritaire et cruelle. Les petits cadavres s’accumulent au pied du grand corps enfantin qui au fil des saisons subit une décomposition méticuleusement retracée.

Jusqu’au bout, la naïveté et la fraîcheur du dessin, la beauté des sous-bois, les jeux de lumière et de couleur contrastent avec la brutalité, la souffrance, la cruauté de chaque page. Et, lorsqu’Aurore parvient enfin à se débarrasser de l’insupportable rivale qui la persécutait, c’est en l’enfermant dans le poêle d’un cabanon où le seul humain vivant du récit travaille silencieusement à on ne sait quelle besogne patiente et minutieuse. On referme alors le livre, secoué, le cœur au bord des lèvres. La puissance de fascination du dessin, le mélange d’horreur et de voyeurisme qui maintient la tension le temps de la lecture, se dissipe peu à peu. On reprend le livre, en commençant à comprendre qu’on n’a rien compris. On relit, en détail. On perçoit alors l’ensemble des fils laissés flottants par les auteurs, les pistes non élucidées, les à-côtés pas éclaircis. La force de Jolies Ténèbres tient à ce mystère entretenu, cette situation d’autant plus horrible qu’elle est sans queue ni tête, sans explication, petite histoire morbide et innocente promenée sous nos yeux d’un air négligent, masquant ses propres racines. Pourquoi cette gamine est-elle morte ? Que sont vraiment ces gosses capricieux et moqueurs de quelques centimètres de haut, qui jouent et meurent dans les feuilles pourrissantes ? Qui est ce grand barbu mystérieux qui trouble le grouillement du petit peuple dans les dernières planches du récit ? Et surtout, surtout, comment est-il possible que ces questions n’aient aucune importance, que l’histoire puisse se dérouler en les laissant là, concentrée sur autre chose, négligeant ce scandale absolu de l’inexplicable, et lui superposant ses images terribles et riantes ?

Jolies Ténèbres est une danse macabre, un amusement sur la mort, où se glisse peut-être une hypothèse charmante et cauchemardesque sur la naissance du petit peuple. Si les lutins, les fées, les farfadets sont bien les anciens peuples, morts, enterrés, et vivant désormais leur existence microscopique et souterraine,[1] alors la longue cohorte de Faërie vient de se voir doter d’une tribu supplémentaire, aussi équivoque et dérangeante que les plus talentueux de ses aînés.

Notes

  1. On pense à Apollinaire, et à son premier recueil, L’Enchanteur pourrissant, dans lequel Apollinaire donne la parole à Merlin que Viviane a piégé sous son buisson à Brocéliande : incapable de mourir, mais incapable de se libérer, l’enchanteur pourrit lentement en adressant sa complainte aux animaux de la forêt, tandis que la fée cruelle danse sur sa tombe. La première édition de L’Enchanteur pourrissant, en 1909, était illustrée par des gravures d’André Derain ; l’une d’elles représente justement la danse de la fée nue sous les frondaisons, tandis qu’au premier plan, sous la terre, le squelette de Merlin achève de se décomposer…
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Chroniqué par en juillet 2009

→ Aussi chroniqué par Loïc Massaïa en juillet 2009 lire sa chronique