La grande pagaille du Diletta
Avant que New York ne vole l’idée d’art moderne et ne se fasse l’épicentre du contemporain que l’on sait, être artiste c’était être peintre, connaître la bohême de préférence à Paris et porter un béret basque.
Toutes les caricatures d’avant 68, des deux côtés de l’Atlantique, représentaient ainsi l’artiste, généralement mal compris, dont on moquait l’étrange perception du monde par son penchant pour le cubisme ou une abstraction bien trop risible pour être lyrique.
Au Japon, en cette fin des années soixante, Tezuka porte le béret depuis qu’il est mangaka ou veut le devenir. Il se sent de plus en plus mal compris, voire moqué, peut-être à cause du gekiga qui triomphe, peut-être à cause du monde qui change plus vite alors, ou simplement parce que se sentant en quarantaine, en âge comme en profession.
La grande pagaille n’est alors pas que dans le livre. Entre ce qu’il apprécie (la bande dessinée, le dessin animé) et ce rapport illusoire et spectaculaire de son œuvre tissée d’une absence de véritable confrontation aux enjeux du réel que l’on lui reproche alors, Tezuka apparaissait n’avoir été pour certains et pendant plus de vingt ans, qu’un médecin non pratiquant, dilettante triomphant moins créateur que créatif.
Ne plus se contenter de soigner la douleur mais établir le mal, sera la réaction pour tenter de guérir, voire d’apparaitre guérisseur. L’outil, le langage d’analyse sera le manga, fera une histoire forcément.
Miroir à charge, caricature contre caricature, Tezuka est-il ici Yamabe Otohiko, mangaka portant béret, vrai artiste dans ses échecs et ses visions personnelles de la vraie beauté ? Ou bien Monzen Ichirô, artiste multicarte, mais ne dépassant pas l’apparence illusionniste jusque dans ses plus grandes réussites ?
Entre eux deux, il y a aussi Harumi Nagisa, une voix, une quasi muse dont la beauté est inversement et instantanément proportionnelle à la satisfaction de sa faim. Otohiko l’adore rassasiée et laideronne, Monzen la désire uniquement affamée et sublimement belle. Ce dernier réussira à coucher avec elle ; pourtant, elle n’aimera jusqu’à la fin que le mangaka.
Celui-ci, quand il se trouve littéralement au plus bas d’une échelle sociale ressemblant à un gratte-ciel, devient par hasard la source d’un monde de rêve appelé «Diletta»[1]. Récepteur, passeur, émetteur, il devient un démiurge échouant toujours à la commande, restant quoi qu’il veuille à la merci de ses goûts, ses envies les plus inconscientes et son absence d’ambition. A l’inverse, Monzen l’encadre, dirige les songes qu’il produit pour mieux asseoir son insatiable hubris.
La grande pagaille du Diletta commence par une interrogation sur l’art, le goût, la nature de l’artiste à l’aune du manga ou du cinéma, puis se poursuit dans une deuxième partie par un questionnement sur le rôle des nouveaux médias de masse.
Les dangers apparaîtraient moins des illusions qui naissent d’un créateur que de ceux qui les manipulent, peuvent désormais les amplifier de manière inédite et en dénaturer la singularité. Pour Tezuka, une création resterait dépendante des temps de l’usage, et refléterait son époque et ses rumeurs, quel que soit son degré de confrontation à cette «réalité» par ailleurs toujours changeante. Il s’y avoue aussi sans remède (sans drogues), préférant prévenir par l’humour à charge, en se sachant dans l’impossibilité de pouvoir guérir. Un livre qui serait peut-être davantage sur des illusions à perdre, que sur les pertes dans les virtualités illusionnistes.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!