Louis au ski

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D’un côté, Louis au ski est une de ces histoires classiques fonctionnant sur le principe des destins croisés : une série de personnages se rencontrent, font un bout de chemin ensemble, avant que leurs trajectoires repartent dans des directions particulières selon le tropisme qui leur est propre. Une image récurrente du livre pourrait en être l’emblème : en courbes appliquées, le héros de l’histoire, le petit Louis, croise et recroise les traces laissées dans la neige par le snowboard de l’adolescent censé l’accompagner, mais qui déjà remonte la pente sur un télésiège à quelques encablures de là.

Mais ce qu’on peut aussi lire dans cet épisode, c’est l’indice d’une histoire qui, au delà des saynètes très réussies qui dessinent un portrait amusant quoique parfois grinçant des sports d’hiver, s’intéresse surtout au passage du temps, à la variété de son rythme d’écoulement, aux temporalités différentes qui se superposent par instant mais sont le plus souvent en décalage. Conformément aux usages de ce loisir sisyphien, le récit est cyclique, scandé par les montées et les descentes, et rappelle un mécanisme d’horloge bien huilé, qui nous laisserait voir des rouages tournant chacun à une vitesse différente, organisant des rencontres précisément orchestrées bien qu’imprévisibles pour leurs protagonistes.

La temporalité dominante du récit est celle du héros, dont on suit fréquemment les aventures en vision subjective. Les autres plans sont pour la plupart centrés eux aussi sur Louis, presque toujours au moins présent hors champ, et fournissent des repères temporels ou contextuels, à moins qu’ils n’ouvrent un instant la voie à une perspective plus personnelle de narrateur omniscient. Le récit est donc d’une grande continuité : on ne lâche pas Louis d’une fixation et les ruptures de lieu ou les ellipses temporelles importantes sont rares.

Mais ce flux temporel continu est pris dans des soubresauts qui l’accélèrent ou le font bégayer : on va ainsi des temps morts du voyage en voiture, de l’attente dans la queue (un même cadrage répété où le temps se lie à l’avancée de Louis dans la file) ou d’un trajet à la recherche d’un ski égaré (une trace de ski étirée sur un panoramique de trois cases) au temps distendu et presque à l’arrêt des épisodes où l’enfant se sent en danger et où son «doudou», un quadrupède mal défini en peluche, fait des apparitions imaginaires pour le tirer d’affaire.

Suite à ces moments, le raccord à la temporalité «naturelle» est soudain, comme aussi dans une scène bellement observée où l’enfant se concentre pour changer de chaussures, complètement dans l’instant sur une enfilée de cases qui détaillent l’action, avant qu’un brusque contrechamp ne ramène à la temporalité des «grands», qui l’observent depuis un moment déjà d’un air perplexe. La temporalité élastique du monde de l’enfance est ici admirablement rendue, dans ses heurts avec celle des adultes et des adolescents, sur un fond de cases de format métronomiquement identique qui les scandent et les rendent commensurables. (D’autres rythmes se superposent encore à ces éléments, comme celui du changement de tonalité chromatique des planches, toutes les quatre pages environ, qui accompagne les variations de la météo)

L’usage de cases carrées de taille identique, ainsi que d’autres éléments de montage ou de cadrage (comme la variation massive des plans par exemple), évoquent immanquablement le film d’animation, où Guy Delisle oeuvre aussi depuis longtemps ; et l’impression est encore renforcée par les deux flip-books que constituent les vignettes de haut de page. Et en effet des éléments de temporalité propre au dessin animé passent bien dans ce récit, mais en plus des ressources propres à la bande dessinée. Et c’est finalement plus les films de Jacques Tati qu’évoque ce livre, avec son récit en une journée, ses personnages quasi-aphasiques (s’ils parlent, c’est via des images insérées dans des bulles, une des formes du bruit en bande dessinée), ses personnages secondaires égocentriques saisis par le biais d’un personnage isolé, inadapté mais à l’avancée imperturbable, et surtout hautement sensible.

À l’issue de cette journée, avec l’obstination des enfants qui veulent toujours en savoir plus et aller plus loin, le petit Louis aura méthodiquement exploré ce territoire des pistes, essayant toutes les remontées mécaniques, arpentant tous les milieux, et sera mûr pour enfin s’endormir et rejoindre son «doudou» auquel il a été arraché à la première page. Entre temps, solitaire comme le lecteur, et à nous comme à lui, il aura fallu décrypter tous les signaux ambigus du monde et les traces équivoques qu’entrecroisent les lignes de ce récit.

Site officiel de Delcourt (Shampooing)
Chroniqué par en mars 2007