Lowlife

de

Recueil d’histoires courtes précédemment parues dans diverses publications peu accessibles au lecteur pas encore totalement immergé dans le monde de la bande dessinée underground, Lowlife est une réussite formelle dans un genre pourtant difficile. L’élégance du graphisme et de la maquette enveloppe avec classe un ensemble d’histoire amères, nauséeuses, flirtant d’un côté avec la virulence politique, de l’autre avec le réalisme fantastique. C’est la variété qui frappe d’abord dans ce recueil : en effet les histoires que raconte Ivan Brun adoptent un style chaque fois différent.
Ainsi « Curriculum Vitae », « A Commercial » ou « Bouffon » rappellent le Prado des débuts (et, au-delà de Prado, c’est plus généralement à la critique sociale des tebeos madrilènes et barcelonais des années 80 [1] que font irrésistiblement penser ces histoires de vies brisées ou minables, condamnées par un système sans issue, clouée au fond de l’existence et disséquées avec une cruauté froide et grise par un noir et blanc sans illusions). Mais d’un autre côté, les personnages néoténiques [2] et les histoires muettes et presque fantastiques de « Burned Hearts » ou de « The Perfect Match » développent une vision plus allégorique de la dégringolade humaine.
D’autres planches pourront fugacement rappeler au lecteur certains albums de Schultheiss, d’autres Winschluss ou Witko, d’autres encore, à la ligne presque claire, aux hachures classiques, n’auraient pas choqué dans un Actuel ou un Métal Hurlant de la grande époque, et passeraient avec bonheur dans Ferraille — grande famille à laquelle Ivan Brun donne le sentiment d’appartenir naturellement.

Bref, une palette large, une grande virtuosité graphique, un sens du rythme et de la narration très maîtrisé : tout concourt à faire de Lowlife une parfaite démonstration de brio. Ladite démonstration est, très clairement, au service d’une idée maîtresse — ce truc longtemps désuet et depuis peu revenu en grâce que l’on appelait « un message » à l’époque où les mocassins à glands n’étaient pas encore ringards. Quel message ? La catastrophe sociale, le déclin culturel, le lent enlisement de la civilisation des loisirs (consommable) dans la violence, l’indignité morale, et la dissolution des êtres (particulièrement emblématique, « L’Alchimiste », en une planche, voit un artiste peintre littéralement fondre, et se transformer en un immonde tas de merde aussitôt récupéré pour devenir lui-même objet d’exposition).

Mouais, dit le lecteur blasé, rien de neuf. Squarzoni l’a fait aussi, et Kuper à sa manière, et même Luz d’une autre façon, ou Reiser avant eux. Oui, mais non. Bien sûr, on peut être parfois fugitivement agacé par le côté facilement alternatif-nique-les-keufs de certaines histoires — et je l’ai été. Bien sûr, on peut regretter que certains clichés visuels et idéologiques un peu téléphonés viennent parasiter la lecture — et je le regrette.
Mais il y a quelque chose de plus dans le constat glacial de Lowlife, quelque chose de si vivement et de si profondément senti que les habituels codes et clivages de la révolte en papier glacé se trouvent bousculés. Un signe, graphique, de ce petit écart, de ce supplément d’âme qui fait vivre ce recueil et le rend, à mon sens, à la fois acide et touchant : les histoires sont coupées par de grandes illustrations en bichro sur fond kraft. On admire, on tourne la page, et on se trouve face à la même illustration, mais en contre-champ : on voit de face ce que l’on vient de voir de dos, ou l’inverse. La surprise est chaque fois atroce et réussie, sordide et saisissante. C’est peut-être là que l’on pense le plus à Peter Kuper, celui de Eye of the Beholder en particulier. C’est là aussi, dans ce champ / contre-champ qui rythme impeccablement les planches, que Lowlife gagne son galon dans mon étagère. A vous de voir.

Notes

  1. Voir, dans ce qui est (fut ?) disponible en français, Sang de Banlieue, de Jaime Martin, paru chez Bethy il y a quelques années.
  2. Brillons dans les dîner-en-ville : « néoténique » se dit non pas de ta mère mais des personnages dont les visages adoptent les proportions du nourrisson humain (taille de la tête par rapport au corps, taille des yeux par rapport à la tête, disposition des traits, & cie) ; Disney a popularisé le principe en son temps, il sert toujours à forcer l’identification attendrie, mais il est aussi aisément subverti — comme ici.
Site officiel de Tanibis
Chroniqué par en octobre 2005