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Maîtres anciens

de

Avant toute chose, j’aimerais placer cette recension sous le signe de la joie.

Joie de me trouver incité, suite à la lecture de cette adaptation dessinée, à me replonger dans Maîtres anciens, un des livres les plus jouissifs de Thomas Bernhard (mais y en a-t-il, ne serait-ce qu’un, qui ne le soit pas ?) dont la première édition en langue allemande date de 1985. Alte Meister (titre en « V.O. ») a été traduit en français par Gilberte Lambrichs et publié par Gallimard en 1988. J’avoue avoir foncé, le jour même de sa sortie, pour me le procurer en librairie. C’est l’avant-dernier « roman » de Bernhard qui va décéder, à l’âge de cinquante-huit ans, le 12 février 1989 (je me souviens du titre de Libé annonçant la nouvelle : Thomas Bernhard ne s’est pas suicidé…).

Joie d’imaginer que cette remise en forme inattendue de Maîtres anciens puisse conduire certains lecteurs de bande dessinée à découvrir plus avant cet auteur incontournable, si unanimement admiré, mais pourtant (c’est hélas la situation de la littérature aujourd’hui) trop peu lu.

Joie enfin, comme à chaque fois qu’un nouveau livre de Mahler paraît — celui-ci ayant d’abord été publié en 2011 chez l’éditeur du roman original (Suhrkamp Verlag, passé entre temps de Francfort à Berlin).

Cette association « Bernhard + Mahler » — née de quelle commande ? De l’éditeur, sans doute, mais qui sait ? Le désir du dessinateur a pu être anticipé par ce dernier — témoigne d’une certaine connivence (d’une étrange complicité) entre un mort et un vivant. Le relais s’est fait, presque naturellement, de l’enfant terrible du pays qui a vu naître Mozart, Schubert, Webern (ou Musil) et qui n’est pas encore devenu un « maître ancien » à son compatriote, cet étonnant auteur de bande dessinée qui porte le nom d’un des plus fameux compositeurs autrichiens (sur lequel Bernhard vomit sans retenue dans Maîtres anciens : c’est du « kitch »… Il est « le compositeur le plus surfait du siècle » dit Reger, avec cet usage réjouissant de l’excès qu’il ne faut surtout pas prendre pour argent comptant, car la justesse des écrits de Thomas B. se nourrit, entre autres, d’injustice. Mais Nicolas M. ne reprend pas ces lignes dans son adaptation).

On comprend assez rapidement que le dessinateur n’a adapté qu’une petite partie du roman (rebaptisé : comédie). Mais ce choix s’avère, in fine, plutôt judicieux car le risque aurait été plus grand de gâcher son travail à vouloir tout reprendre (plutôt jouer à « qui perd gagne » que de cuisiner une indigeste viennoiserie).

Notons d’abord qu’il évite la quasi-totalité de ce qui a trait à la musique (pourtant si essentielle, non seulement dans Maîtres anciens, mais dans l’œuvre entière de Thomas Bernhard qui fut, dans sa jeunesse, musicien amateur : violoniste, chanteur ; et, au-delà de cette vocation contrariée, extrêmement fin et cultivé en ce domaine). Mahler s’intéresse principalement à l’art (celui du Musée d’Art ancien où se passe l’essentiel du livre) ; et aussi, mais plus furtivement, à la littérature et à la philosophie (reprenant la diatribe hilarante contre Heidegger, « ce ridicule petit-bourgeois national-socialiste en culotte de golf » qui « est le philosophe en pantoufles et bonnet de nuit des Allemands, rien de plus. »)

Le texte de cette comédie est, comme souvent chez Bernhard, d’un seul bloc de plus de deux cents pages. Le dessinateur doit trouver, en son langage propre, le moyen, non de faire passer tel ou tel « message » (ce qui serait particulièrement idiot), mais de toucher ses lecteurs par le trait — celui du dessin comme celui de la calligraphie du texte (qu’on me permette ici de rendre hommage à Céline Merrien pour le lettrage impeccablement mahlerien de cette V.F.), l’image étant formée par la combinaison, sans hiatus visuel, des deux.

Livre d’humeurs, d’exécrations, drôle et mélancolique, qui suppose des agencements d’une précision redoutable. À la lecture, on ressent quasi-physiquement les effets de cette science inouïe de l’articulation.

Pour transposer, arranger (au sens musical, eh oui…) un tel ouvrage, si singulier, a priori si inadaptable, il faut élaborer un dispositif. Mahler a choisi de composer son livre en une suite de pleines pages — donc : une image par page ; même si le découpage en propose parfois plusieurs, la lecture en surface s’impose — qui ne sont pas nécessairement composées de manière similaire. La forme — heureusement — varie. Il y a là, à l’œuvre, un formidable sens de la variation (au sens où l’entendaient Bach ou Beethoven… Est-ce pour cela que les dialogues sur la musique et les musiciens ont été éliminés ? Parce que ç’aurait été redondant ? Concurrentiel ? Forme dessinée : quasiment une partition).

Traversant cette suite de pages, belles et pleines et pourtant jamais saturées de signes, on ne décèle qu’assez rarement de bulle. Le récitatif joue, graphiquement, de manière aussi libre que maîtrisée. On dépasse là les poncifs de l’adaptation. Il serait aberrant de réduire un texte aussi fort aux petits oignons d’une bande dessinée sage, besogneuse et rongée d’utilitarisme (simplifiant l’original pour le faire assimiler plus facilement par des non-lecteurs) que certains éditeurs, excités comme des poux (ou des picsous) à l’idée de vendre la littérature « classique » ou « contemporaine » en bande dessinée, encouragent. Il s’agit, non seulement de faire passer, mais aussi de réinventer.

Mahler (Nicolas) est un maître moderne de la composition. Cela signifie qu’il ne s’embarrasse pas du superflu. Et aussi qu’il n’a pas peur de faire des choses un peu « borderline » (c’est le mot qui me vient, je ne sais pas s’il est juste, mais l’idée que ça se passe au bord d’un précipice — où risquent de plonger, de manière suicidaire, tant de concepteurs de projets — ne me semble pas incongrue). Il n’hésite pas à jouer avec le pire de ce qui fait le charme (ou non) des Musées d’art ancien, à savoir ces cadres dorés (bichromie formidable de ce « Maîtres anciens dessiné par ») qui empêchent bien souvent d’entrer dans les tableaux. Il nous montre, avec humour, ce qui nous fait rager (donc, bis repetita placent, ces restes ignobles des temps où la peinture devait être, dans tous les sens du terme, encadrée — de peur que quelque chose de subversif puisse prendre son envol ?), sans pour autant nous perdre au passage. Ne serait-ce qu’en cela, il se montre proche de Thomas Bernhard. Agit en frère. En compagnon, en gardien de la mémoire. En ironiste.

Contrairement à ce que Reger (le vieux critique musical, « héros » de Maîtres anciens) ne cesse de marteler au narrateur (à propos de ces livres écoeurants écrits par ces « valets de l’État qui ne sont rien que des livres plagiés »), Mahler ne pourra jamais se faire insulter sous l’appellation péjorative de suiveur. Il est un grand humoriste, un intense minimaliste, débordant d’idées (ne faisant moins que pour donner plus).

Il faut néanmoins envisager une possible déception pour les aficionados pointus de l’œuvre de Thomas Bernhard. Inévitable, tant la matière de Maîtres anciens est d’une richesse inépuisable (les exégètes ont encore du pain sur la planche pour au moins quelques décennies). Mais, devant nous adresser ici aux lecteurs de bande dessinée les plus ouverts, il me semble plus inspiré de dire : allez-y, c’est pour vous, si vous êtes sensibles à cet esprit insoumis qui illumine chaque page de ce livre unique.

Il faut continuer à encourager toute entreprise où la relation entre les « genres » se ferait sous le signe du frottage (faisant usage de l’art de produire des étincelles, illuminant ainsi ce monde qui va, lentement, mais sûrement, comme le sentait violemment Thomas Bernhard, vers l’obscuration).

Et apprécier l’art de Mahler pour lui-même. Ce qui signifie : oublier Bernhard, du moins pour un temps, afin de mieux le retrouver par la suite — à même le texte (c’est tout le mal que l’on puisse souhaiter aux lecteurs potentiels de cette version dessinée de Maîtres anciens).

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Chroniqué par en avril 2015