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Le Portrait de Dorian Gray (d’après Oscar Wilde)

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D’entrée, passons sur l’analyse littéraire inhérente aux thématiques et à l’histoire elle-même. L’œuvre d’Oscar Wilde ayant déjà été soumise à d’innombrables décorticages certainement bien meilleurs que ce je pourrais faire, je me concentrerai ici sur certains aspects de l’adaptation et sur tout se qui se rapporte à la bande dessinée en tant que telle.

Lorsque Delcourt annonça en 2007 la création de sa collection Ex-Libris, destinée à l’adaptation en bande dessinée de «classiques littéraires», les réactions furent vives sur la toile. Et avec le recul aujourd’hui, il faut bien avouer que ces craintes étaient plutôt fondées. Si en règle générale les albums de cette collection ne sont pas fondamentalement mauvais, ils n’en mènent pas large face aux œuvres originales, les auteurs peinant à compenser suffisamment ce que la transposition du récit ôte comme profondeur et densité. S’attelant généralement à illustrer du mieux qu’ils peuvent avec une retranscription purement événementielle, ils oublient au passage qu’un roman n’est pas uniquement un enchaînement d’actions.
En revanche, avec Le Portrait de Dorian Gray, Stanislas Gros élabore une véritable pensée adaptatrice. Bien entendu, l’œuvre originale est bien plus puissante sur bien des aspects,[1] mais il parvient à apporter un traitement spécifique au médium qui apporte ainsi une dimension nouvelle à l’œuvre de Wilde. L’adaptation y trouve alors un véritable intérêt. Formel tout d’abord, car la démarche de l’auteur va bien plus loin que la simple mise ne scène et redécoupage de l’action. Mais aussi intérêt fondamental, puisque il y a une vraie réflexion sur ce que la bande dessinée peut apporter pour accompagner le roman.
Nous ne sommes pas non plus dans une totale reformulation du propos original, comme a pu le faire Jochen Gerner avec Tintin en Amérique par exemple. Non, nous sommes vraiment dans l’adaptation pure, celle qui respecte le sens de l’œuvre initiale tout en le passant par le filtre d’un auteur et d’un médium différents.

La première remarque que l’on peut faire porte sur le découpage. Notons que la scène d’introduction comprend trois pages, et mène directement à la première scène importante du récit, celle de la séance de pose de Dorian Gray chez Basil, son portraitiste. Et la dernière page de la bande dessinée fera office d’épilogue à elle seule. Tout le reste se compose de scénettes de deux pages, et tout l’intérêt réside là, puisque hormis l’introduction et la conclusion, nous ne trouvons plus que des scènes montées en vis-à-vis, comme une alternance de «tableaux». Bien évidemment, tronquer les bavardes scènes du livre n’a pas dû être chose aisée, et l’on peut bien se demander quel intérêt trouver à cette démarche, puisque chaque coupe ôte de la substance, et donc de la profondeur au roman original. Il est tout de même important de préciser que l’auteur parvient plutôt bien à limiter les dégâts, que peu de scènes paraissent véritablement trop vite conclues, et qu’en règle générale l’essentiel est là.
Si Stanislas Gros a décidé de prendre un tel risque, c’est pour pouvoir apporter autre chose de ce que nous propose le roman. Une idée formelle plutôt astucieuse et qui se révèle être au fil des (doubles) pages une idée brillante : en bas à droite de chacune d’elle, le portrait de Dorian Gray apparaît, évoluant au fil du livre vers sa représentation la plus atroce. Alors que Dorian Gray conserve sa jeunesse, le portrait vieillit à sa place, mais conserve également la dimension de dégradation psychologique et morale que suggère le roman, puisque son apparence tend vers une sorte de Nosferatu ridé au regard diabolique et terrifiant. La représentation du portrait ne peut néanmoins qu’être insatisfaisante, les forces de suggestion de l’écriture et l’imagination du lecteur étant forcément plus considérables que la seule monstration. Mais la déception aurait également été de taille si l’auteur ne nous l’avait jamais montré. Le dessin pouvant difficilement faire le poids face à cet aspect de la puissance littéraire, Stanislas Gros a choisi la voie qui me semble être la plus pertinente : celle de proposer autre chose, d’apporter un intérêt différent.
Cette idée de positionner ainsi une représentation du portrait se détériorant, dépasse largement de principe du flip book : le portrait revient tel un leitmotiv, il rythme le récit et le hante. Positionner cette case ainsi, quelque part, c’est la sortir du récit, tel un objet hors du temps,[2] mais l’auteur parvient également de façon étonnante à en faire un élément indispensable, constitutif du récit, donnant souvent un double sens à ce que l’on vient de lire.

Au final, nous nous trouvons face à une bande dessinée qui apporte un double sentiment. Tout d’abord celui d’être conforté dans l’idée que le principe d’adaptation romanesque en bande dessinée reste une sorte d’aberration, tant il semble impossible d’y apporter la même profondeur thématique, introspective et suggestive. Et en même temps, en se servant ainsi de l’espace offert par ces doubles pages, se réalise une véritable adaptation aux contraintes et possibilités du médium. Stanislas Gros semble avoir compris que roman et bande dessinée sont deux médias bien distincts, qu’il faut exploiter différemment : il ajoute une dimension à l’œuvre, en imposant la présence du tableau comme pouvant être aussi essentielle et intense que sa suggestion l’est dans le texte de Wilde, mais il intègre surtout un sentiment d’inéluctabilité et une réelle conjoncture du fond et de la forme, en positionnant le portrait à la fois comme élément narratif et composant séquenceur.

Notes

  1. Densité dramatique, profondeur et nuance des personnages, puissance de la suggestion…
  2. Alors qu’elle est aussi, paradoxalement, la marque tu temps qui passe, puisque le portrait se dégrade.
Site officiel de Stanislas Gros
Site officiel de Delcourt (Ex-Libris)
Chroniqué par en octobre 2009