Rock Strips

de

Malgré leurs nombreuses convergences d’intérêt, rock et bande dessinée entretiennent une relation chaotique, handicapée par un obstacle fondamental : quand l’un appelle prioritairement notre écoute, l’autre est affaire de regard. Comment concilier l’œil et l’oreille?

Notes de (re)lecture

Rock et bande dessinée : un si long flirt…

Bande dessinée et Rock’n Roll[1] se sont longuement fréquentés : Se croisant dans les mêmes fanzines et les mêmes revues, partageant certains publics, se risquant à quelques frôlements sur les pochettes de disques (la fameuse pochette de Crumb pour le Cheap Thrills du groupe de Janis Joplin) et les affiches de concert… ils ont appris à se connaître et se sont découvert des similitudes troublantes de code génétique : Formes mineures et populaires, s’adressant l’une à l’enfance, l’autre à l’adolescence, récentes au regard de l’histoire des arts (et tenues, de ce fait, à l’écart de l’académie), mais tout de même riches de nombreux formats, genres et courants, elles ont donné lieu à des croisements divers et de nombreuses expérimentations, notamment depuis les années 70.

Cette histoire commune déjà longue trouve aujourd’hui de nouvelles voies d’épanouissement sur scène et dans les livres : les concerts de dessins et les concerts dessinés associent sur scène musiciens et dessinateurs et les bandes dessinées sur le rock à l’inverse tentent d’importer la musique au sein du livre.

L’exercice s’avère périlleux : comment rendre compte par un art mobilisant l’œil, d’une expérience musicale avant tout auditive ? Et pourtant, du fanzineux au grand prix d’Angoulême, nombreux sont les auteurs de bande dessinée à s’y essayer, avec des réussites diverses. Nous ne tenterons pas ici de recensement exhaustif de ces tentatives, pas plus que nous ne chercherons à établir le podium des meilleures bandes dessinées sur le rock. En revanche, nous pouvons essayer de mettre en lumière les différents procédés utilisés par les auteurs de bande dessinée pour parler de musique rock.

Un ouvrage collectif qui fait le tour des possibilités

Rock Strips est un ouvrage collectif sous la direction de Vincent Brunner paru en 2009. Une trentaine d’auteurs de bande dessinée (de François Ayroles à Guillaume Bouzard, en passant par Charles Berberian et Serge Clerc) y présentent des histoires sur un groupe ou un musicien de l’univers rock (PJ Harvey, The Clash, the Kinks, LCD soundsystem, Elton John…). Un deuxième tome est paru en 2011, sur le même principe (Rock Strips Come Back, avec Blexbolex, Winshluss, Loustal, Menu, Nine Antico, Luz, Ruppert et Mulot, Philippe Dupy, Charles Berberian, Killoffer…) mais nous pourrons rester focalisé sur le premier car il présente, à lui seul tout le panel des procédés par lesquels des auteurs tentent de partager une émotion associée à la musique dans des cases de bande dessinée.

Cinq tentatives

Nous pouvons classer les pièces présentées dans Rock Strips en cinq catégories :

Dans la première catégorie, que l’on peut qualifier d’autobiographique, l’auteur nous fait part de son expérience personnelle associée à l’écoute d’une musique, à la rencontre avec le musicien ou à des évènements dans lesquels cette musique a joué un rôle ; Dans Rock Strips, c’est le cas de Matthieu Sapin avec les White Stripes, de Luz  avec LCD Soundsystem, de Catel et Paringaux avec Janis Joplin… On peut associer à cette catégorie d’autres ouvrages centrés sur des styles musicaux identiques : les reportages de Serge Clerc dans Métal Hurlant, ou, plus récemment, les Playlists de Charles Berberian. Mais d’autres genres musicaux plus éloignés font l’objet de démarches identiques, comme par exemple le jazz pour Blutch dans Lettres américaines

La deuxième catégorie est documentaire : En bon fan, l’auteur nous fait partager sa connaissance précise de la composition du groupe, des circonstances de tel ou tel concert, ou de subtilités discographiques. C’est l’approche choisie par Luc Cornillon à propos des Kinks ou par Thiriet, que l’on connaissait fan de Zappa mais qui présente ici deux pages riches en détail sur Captain Beefheart. Le travail de Robert Crumb dans Mister Nostalgia s’inscrit dans la même veine en s’intéressant aux figures du blues et de l’early jazz, passions musicales de l’auteur

Dans la troisième catégorie, bio-fictionnelle, l’auteur met en scène le musicien dans des évènements fictifs ou partiellement fictifs. Les personnalités extraverties et non conformistes du rock se prêtent évidemment très bien à l’exercice. Appolo et Brüno s’approprient par exemple les personnages publics des frères Young, d’AC/DC pour leur faire vivre des aventures de tournée que le lecteur n’a aucune peine à trouver plausibles. Ruppert et Mulot s’emparent de la même façon du personnage d’Elvis. Le monde du fanzinat a parfois puisé avec bonheur dans cette veine, et je cite avec gourmandise les malicieuses Aventures d’Iggy de Charli, mettant en scène un Iggy Pop sorti de scène, au quotidien (fort éloigné, on s’en doute du quotidien du commun des mortels). Ce procédé bio-fictionnel a été complètement inversé dans la remarquable collaboration entre le musicien Damon Albarn et le dessinateur Jamie Hewlett au sein du groupe Gorillaz. Pendant longtemps, le groupe n’a diffusé aucune autre image de lui que celles dessinées par Jamie Hewlett : pas de photos du guitariste, ou du batteur, mais des dessins, ceux de quatre personnages de papier et de couleur. Ce ne sont plus des musiciens à l’image publique fortement saillante, qui deviennent des personnages de bande dessinée, mais des personnages de bande dessinée qui se substituent, sur la scène médiatique, aux musiciens réels.

Les auteurs s’inscrivant dans la quatrième catégorie, illustrative, utilisent les paroles d’une chanson comme fil narratif pour une bande dessinée. Blexbolex livre ainsi une version très personnelle de la Lucille de Little Richard et Li An propose plusieurs courtes séquences fondées sur des titres ou des paroles de chansons de Pink Floyd. Leif Tande, auteur québécois avait réalisé le même genre de travail sur The curse of Millhaven, de Nick Cave, Et il ne faut pas oublier les artistes polymorphes excellant autant à la guitare qu’à la plume. Ainsi de Jeffrey Lewis, qui livre, dans les pochettes de ses disques, des bandes dessinées qui constituent d’autres versions des chansons qu’il interprète.

Reste la cinquième catégorie, la plus périlleuse : il s’agit de représenter graphiquement la musique ou l’effet qu’elle produit sur l’auditeur. Obion s’inscrit dans cette approche littérale avec une histoire évoquant la musique des Beatles. De façon significative, cette histoire est sans parole, comme s’il s’agissait de faire silence pour laisser la place à la musique. Morvandiau relève le défi de façon différente sur un morceau des Rolling Stones (Love in Vain, une reprise de Robert Johnson figurant sur Let it Bleed) : il livre six planches dans lesquelles un texte très fourni décrit littéralement le jeu de chaque musicien symbolisé graphiquement par une ligne ondulant de strips en strips, à la façon de quatre tracés d’oscilloscope se superposant. En s’affranchissant du mode figuratif, Morvandiau tente de donner un équivalent graphique à un phénomène acoustique en transposant le mouvement rythmique et mélodique en mouvement graphique. Dans le passé, Gotlib et Solé s’étaient attaqués à ce genre de représentations littérales dans les pages des premiers Fluide Glacial mais de façon moins radicale (ils conservaient leurs appuis sur le mode figuratif).

Quatre détours et un échec frontal

Ces cinq catégories témoignent de différentes tentatives d’utilisation d’une forme narrative pour rendre compte d’une expérience assez éloignée de la narration. Dans les quatre premières (autobiographique, documentaire, bio-fictionnelle, illustrative), l’auteur prend appui sur différents supports (sa propre histoire, l’histoire réelle ou imaginée du musicien, l’histoire présente dans la chanson) pour contourner une difficulté que les auteurs de la cinquième catégorie abordent frontalement : représenter graphiquement l’expérience d’écoute de la musique. Cette approche littérale, si elle semble la plus franche apparaît finalement la plus décevante dans ses résultats. Ce procédé peine en effet à faire émerger une œuvre autonome capable d’exister sans le support de la musique qui la suscite. Une image peut évoquer un son ou un type de son : On peut ainsi imaginer que le dessin d’un guitariste rock évoque une ambiance musicale différente de celle qu’évoque l’image d’un orchestre symphonique. Mais l’image évoque alors un type de musique, et échoue à évoquer la musique elle-même qui est d’autant plus absente qu’elle fait l’objet des cases et des planches proposées.

Paradoxalement, l’utilisation de voies détournées (les quatre premières catégories) permet de provoquer plus sûrement chez le lecteur un rappel de son expérience d’auditeur : par des processus d’identification au narrateur (lorsqu’il partage son expérience de fan, dans la veine autobiographique ou de «connaisseur», dans la veine documentaire), par la mise en scène de personnages fortement typés susceptibles de se confondre parfaitement avec l’image que l’auditeur se fait du musicien (dans la veine bio-fictionnelle), ou encore en étendant et en prolongeant la poésie du champ musical au champ graphique (dans la veine illustrative).

Une première évidence apparaît rapidement : la transposition littérale de la musique en dessin présente de trop nombreux écueils pour ne pas être qualifiée d’impasse : le risque de redondance est très marqué, comme celui de s’aventurer dans une abstraction poussée qui n’a jamais été très probante en bande dessinée. Les planches recueillies dans Rock Strips  nous montrent que dans le format livre, le pari de la narration est le plus payant, quitte à choisir pour le récit un support qui n’est pas la musique elle-même (vie réelle ou rêvée du musicien, expérience de l’auteur, paroles de chanson….

Notes

  1. Je préfère utiliser ici le terme «rock’n roll», mais il s’étend à tout ce que le Ministère de la Culture pourrait nommer «musiques populaires amplifiées», du blues à l’electro, en passant par le reggae, le hip hop, la pop…
Site officiel de Flammarion
Chroniqué par en juin 2013