Serpent Rouge

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Au premier abord, Serpent Rouge est une histoire horrifique dont l’attrait principal repose dans l’univers graphique d’Hino Hideshi. Loin du classicisme d’un Umezu Kazuo, dépourvu de l’approche minutieuse d’un Itô Junji, à l’opposé des dérives esthétisantes d’un Maruo Suehiro, Hino Hideshi propose une vision brute marquée du sceau du grotesque, esquissant une galerie de personnages difformes qui partagent souvent le même regard exorbité sur le monde. Témoin le narrateur de ce récit, petit garçon prisonnier de la demeure familiale dont il ne peut s’échapper, et qui assiste à la lente descente aux enfers de sa famille … une descente aux enfers dont il serait peut-être le responsable, pour avoir involontairement libéré une malédiction ancestrale.
La structure de l’histoire peut sembler assez simple — et elle l’est en effet, si l’on cherche à l’évaluer à l’aune du récit d’horreur. La conclusion, en particulier, repose sur ce que l’on pourrait qualifier de pirouette scénaristique trop facile : le «ce n’était qu’un rêve» qui dispense l’auteur de trouver une véritable explication, et lui permet toutes les exagérations et les incohérences. Et pourtant, c’est sans doute dans cette révélation que réside toute la richesse d’un récit qui prend alors une toute autre dimension. De seulement horrifique, Le Serpent Rouge devient alors onirique, fantasmatique — et indéniablement l’expression métaphorique des inquiétudes d’une sexualité qui s’éveille.
Depuis ses origines, le récit d’horreur s’est souvent associé d’une thématique sexuelle, faisant état de la séduction surnaturelle des vampires, usant sans vergogne de victimes aussi plantureuses que dénudées dans le danger, lachant les slashers au milieu d’ados dont la moindre incartade charnelle est irrémédiablement punie — ou le duo Eros-Thanatos en pleine action. Le Serpent Rouge s’inscrit pleinement dans cette lignée, alliant une violence des plus sanglantes à une sensualité omniprésente. Et, prenant comme espace d’expérimentation la cellule familiale, Hino Hideshi délaisse les aspects les plus grotesques de ses visions d’enfer (aperçues dans son Panorama de l’Enfer et autres Hell’s Baby) pour livrer une œuvre baignant dans une atmosphère foncièrement malsaine et viscérale.

Si la famille montrée ici est typiquement Japonaise dans sa structure (avec les grands-parents qui vivent sous le même toit, ou encore les relations tendues entre la grand-mère et sa belle fille), elle est visiblement représentée au travers du filtre du narrateur.
Ainsi, les hommes sont menaçants et monstrueux, que ce soit le père (qui décapite les poulets, dans une transposition de la castration) ou la figure tutélaire du grand-père particulièrement dominatrice et inquiétante ; par contre, les femmes sont soit désirables (la mère et la sœur, en âge d’être vues comme telles), soit repoussantes (la grand-mère trop âgée pour procréer, mais néanmoins obsédée par les œufs qu’elle couve jalousement). On notera la manière dont la beauté des premières est magnifiée — notamment dans les gros-plans des visages, où leurs traits se limitent alors aux yeux (fermés) et à la bouche (ouverte) dans une transe extatique.
Enfin, la maison entourée d’arbres que l’on ne peut quitter pourrait représenter une atmosphère familiale trop oppressante, dont le jeune narrateur chercherait à s’échapper. Ou, autre hypothèse que je préfère, pourrait être une représentation de l’esprit de ce même narrateur, entre les pièces d’habitation (le conscient) et la partie inexplorée (l’inconscient), l’impossibilité d’en échapper exprimant alors le malaise adolescent — le tout renforçant la dimension fantasmatique du récit et de l’ensemble des horreurs représentées.

Elément central de l’histoire, le serpent rouge du titre peut être alors vu comme le symbole de l’accession à la sexualité. Surgissant de la mystérieuse «chambre close», il va venir mordre la sœur du narrateur, laissant échapper (d’une blessure qui ne se referme pas) un sang qui coule le long de ses jambes. Une fois ainsi déflorée, les jeux de la sœur (qui n’étaient déjà pas très innocents[1] ) vont prendre une dimension supplémentaire, dans une étreinte avec les serpents qui pourrait correspondre à une sublimation érotique de la masturbation — le tout sous l’œil fasciné mais coupable du narrateur qui n’arrive pas à contrôler les pulsions qu’il ressent.
De manière générale, le récit est parsemé d’éléments qui traduisent sa confusion face à des choses dont il perçoit intuitivement l’importance, mais dont la signification précise lui échappe. Ainsi, les exclamations ambiguës du grand-père lorsque la mère s’occupe de son furoncle («oh ! formidable ! plus fort ! encore plus fort !»), ou plus loin encore la «fécondation» et l’accouchement de la mère témoignant d’une méconnaissance des réalités anatomiques — et pour cause.

La résolution (dans une escalade de violence) se passe au-delà du miroir — un miroir que l’on traverse, à la rencontre de soi-même. La suite prend alors des allures d’initiation : l’ascension du poteau, la traversée de la mer de sang, la confrontation avec les autres (miraculeusement rendus à leur apparence normale dans la mort) … avant d’aboutir devant la chambre close qui, après une ultime confrontation avec le serpent rouge, s’ouvre un peu plus — sans véritablement livrer son secret.
Et la vie de reprendre son cours, l’histoire bouclant naturellement — on retrouve alors les deux pages qui ouvrent ce livre (reprises à l’identique), bref moment de calme et d’inquiétude en prélude au retour inévitable de l’orage des passions. Il faut bien que jeunesse se passe, et l’adolescence est un long ressassement de pulsions refoulées…

Notes

  1. Et impliquaient les vers utilisés par le père pour nourrir ses poulets — des vers aux allures de pénis (soulignant par cette ressemblance l’étrangeté de ce dernier), que la sœur mange en cachette. Notons que c’est avec ces mêmes vers que le père (castrateur) nourrit la grand-mère (figure repoussante de la femme dépourvue de tout attrait sexuel).
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Chroniqué par en octobre 2007