Alentours – Fahrenheit 451

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Dans un monde totalement ignifuge le pompier n’est plus celui qui éteint le feu, mais celui qui sait comment il s’allume et qui, par son statut même de soldat du génie (sapeur), doit pouvoir le faire quand le pouvoir le lui ordonne. Et quand ce dernier a pour volonté d’étendre l’ininflammable aux âmes administrées en y chassant toutes étincelles de raison et flammes de passion, ce sont les livres en témoignant et les attisant par du sens qu’il faut brûler.
En 1966, François Truffaut adapte au cinéma le célèbre ouvrage de Ray Bradbury, paru treize ans plus tôt.[1] Une alerte et un autodafé de livres commencent le film. Cette scène, où l’on voit Montag mettre sa combinaison d’amiante pour brûler des livres devant une foule curieuse de l’application de la peine, est subtilement passée à l’envers, sorte de métaphore cinématographique pure, décrivant les gestes professionnels d’hommes allumant avec le même zèle, ce qu’autrefois ils éteignaient, voire protégeaient.

Mais puisque ici nous sommes sur du9, c’est à une autre scène que nous nous intéresserons. Montag, toujours exemplaire malgré quelques fendilles dues à la clarté de Clarisse, rentre chez lui.
Après ce boulot et un retour dans l’étrange métro monorail, voici enfin le terrain semblant socialement neutre et intime de son dodo. Avant l’extinction des feux (de lampes), il survole son journal pendant que Linda, sa femme d’appartement, raconte sa journée de vie «loisive» devant le spectaculaire interactif des murs écrans qu’elle souhaiterait agrandir. Ecoutant d’une oreille distraite et répondant du reste de la tête par des mouvements éteints, il manie, en bon chef de foyer, un journal symbole de son autorité et de son ouverture d’honnête homme sur l’extérieur de son âtre domiciliaire, sans braises, ni fumées (comme il se doit).

Le monde brûle-t-il hors des frontières ? De son masque d’homme fatigué allant vers un vrai sommeil nous ne pouvons l’affirmer.
Ce que voient surtout nos yeux ennéaphiles à travers cette fenêtre science-fictive à l’utopie futuriste aboutie a priori, est que ce journal est une bande dessinée muette de quatre pages. De la presse elle ne semble garder que le format et les possibilités de manipulations (et d’attitudes) pendant la lecture. Pour le reste aucun mot, aucun titre, seulement des images en couleurs agencées sur une page, comme dans une planche de bande dessinée.

Entre deux plans, l’image furtive d’une maigre partie de son contenu apparaît de façon quasi subliminale et se trouve ici distinguée et figée par une capture d’écran (cf. ci-contre).
Avec elle s’éloigne l’hypothèse d’un supplément dominical collectionnant les strips et les planches dédiées à l’humour (le plus souvent) et à l’aventure (parfois). L’absence systématique de mots se confirme aussi. Montag lit bien son journal pour s’informer, non pour se divertir et prouver une éventuelle bonhomie de grand enfant.

Le plus singulier est qu’aucun sens narratif ne se dégage de cet extrait, aucun personnage récurrent ne se distingue clairement. Idem pour le temps et l’espace, semblant tous deux baigner dans une stase rosée où l’avant et l’après se mélangent, ou intérieur et extérieur se confondent. La confusion est d’autant plus forte que le style graphique affirme sa présence et unifie bien toutes ces images semblant disparates l’une de l’autre. Insérées dans cette grille, elles ont la même origine, le ou les mêmes producteurs.
La planche paraît fonctionner comme un grand zapping panoptique, charpenté par la scansion de deux cases par strips.

Deux hommes fouillant une pièce (deuxième case visible planche 2), un homme attirant les regards, maniant un objet dont on ne sait si c’est une arme et dont les mouvements acquièrent une ampleur agressive par une légère contre-plongée et une direction à contre-courant ou à contre-sens de lecture (cinquième case visible, planche 2), un homme lui aussi avec chapeau face à une foule semblant lui être hostile et seulement retenue par une barrière (quatrième case visible planche 2), un homme et une femme, peut-être un couple, examinant quelques chose à terre dont on ne sait s’il peut s’agir d’un objet bucolique ou de traces criminelles (troisième case visible planche 1), les regards qui ne se croisent pas, qui sont cachés par des lunettes noires, l’impossibilité de se situer, etc. — tout cela donne une impression de malaise que la fonction de plan furtif dans le flux du film entretient et amplifie.
Ces images ne font donc pas d’histoire (et d’Histoire), elles suggèrent avant tout (au spectateur) un sentiment général d’oppression, de soupçons et de norme à respecter, que redoublent leur ambiguïté interne, leur confrontation et leur illisibilité littérale. Elles sont au diapason d’une société se voulant sans mémoire car il n’y a rien à retenir de l’image précédente.

Cette image d’images capturée d’un plan était indéchiffrable dans le film, elle le reste autrement figée sur un écran d’ordinateur.
Ce que manipule Montag n’est pas une bande dessinée (il n’y a pas de séquentialité[2] ), mais doit en donner l’impression, avoir l’apparence d’une bande dessinée dans les limites du scénario et de son contexte science-fictif. C’est un objet pour le film et dans le film. C’est un accessoire de cinéma comme un verre rempli de thé peut l’être, en donnant l’impression qu’il est remplit d’alcool dans les mains d’un acteur feignant l’ébriété.

Il témoigne à la fois d’une logique propre au cinéaste, d’un genre (la science-fiction) et d’une perception de la bande dessinée.
Ce qui a attiré Truffaut vers Fahrenheit 451 est son amour des livres et de l’écrit, consubstantiel à sa vision du cinéma. Comme le constate Jean Collet : «Dans le cinéma de Truffaut, on ne peut pas vivre sans parler, sans lire ou sans écrire.»[3]
Un livre plus proche du conte moral que de la science-fiction, décrivant une société brûlant les livres, où parler peu (ou pas) est une qualité ne pouvait donc qu’intéresser le cinéaste.
Reste qu’il s’agit d’un film d’anticipation, ce qui implique de jouer à la fois avec les repères familiers des spectateurs, et le probable réalisé (réalisable) à l’écran d’un futur s’y distinguant mais devenant d’autant plus inquiétant qu’il ne semble pas si lointain.
Cette scène conjugale, récurrente chez Truffaut,[4] joue sur ce familier, et cette fausse bande dessinée participe au mécanisme science-fictionnel. Elle est même le seul dans ce plan.[5]
Sa présence est aussi le constat que faisait l’époque (le familier) sur la bande dessinée, c’est à dire un média de masse, uniquement de presse, où l’écrit se trouve gagné par l’image (onomatopées), où la parole est raccourcie et assujettie à l’action, où les capacité de retranscription direct du réel se trouve diminuées par la coprésence de l’image.[6] En poussant ses caractéristiques dans la logique du cadre science-fictionnel établi par le scénario, le cinéaste et le dessinateur (ou dessinatrice dont j’ignore tout) obtiennent cet objet de presse, silencieux, muet, proposant de l’irréel sans fiction.

Cette utilisation de l’image de la bande dessinée ne témoigne pas d’une vision négative de celle-ci. Dans Fahrenheit 451 l’ennemi du livre et de l’écrit est la télévision monopolisant attention, temps et paroles. Ce que montre Truffaut tient plus du mécanisme de la transposition dans un futur que de la critique du neuvième art. Un mécanisme semblant logique mais incohérent au final, qui n’aboutit pas à une bande dessinée par méconnaissance de ses spécificités (liée à l’époque plus qu’au cinéaste).[7] C’est une évolution de la presse quotidienne dans cette société futuriste limitant l’écrit qu’il a voulu exprimer. Une presse entièrement phagocytée par les images, qui, ici, ne sont pas photographiques (leur statut indiciaire poserait problème) et qui doivent garder une ascendance scripturale.[8] Elle est un appendice papier de ces murs écrans qui structurent ce futur, en passe d’être post alphabétiser, pour mieux le policer.

Aujourd’hui l’étrange objet que tient le pompier trouve un écho interrogeant autrement (et ici rapidement) une bande dessinée qui est du livre, d’auteurs et dont le mutisme de certaines de ses pages suscite le discours et l’écrit. Fahrenheit 451 a heureusement gagné en moralité de conte ce qu’il a perdu d’anticipatoire, du moins pour la neuvième chose…

Notes

  1. Scénario de François Truffaut et Jean-Louis Richard, d’après Ray Bradbury : Fahrenheit 451, publié pour première fois aux USA en 1953.
  2. C’est le seul point manquant pour en faire une bande dessinée. Pour le reste c’est un objet issu du rapport texte/image, et si il n’est pas reproduit par les techniques d’impression classiques, il l’est par celles du cinéma (pellicule et projection) pour lesquelles il a bel et bien été conçu.
  3. Jean Collet : «François Truffaut», in Encyclopédie Universalis, cédérom 2004.
  4. Scène de couple que l’on retrouve plusieurs fois et autrement, bien évidement, dans un autre film de Truffaut : Domicile conjugal (1970), avec Claude Jade et Jean-Pierre Léaud. De la présence d’un présent dans un film sur le futur et d’un futur déjà passé, quatre ans après…
  5. Le futur est ici signifié par la couleur puisque la presse quotidienne des années 60 était entièrement en noir et blanc. La familier aux spectateurs étant fourni par le style graphique des images, l’agencement en strips/planches, le format des pages, l’attitude d’un Montag «lecteur», etc.
    Notons aussi que cet accessoire (au vu de la capture d’écran) ne semble pas imprimé. Il s’agit vraisemblablement d’un original en couleur directe (pratique quasi inconnue dans la bande dessinée de l’époque ce qui d’une certaine manière lui donne un aspect science fictif supplémentaire).
  6. Dans le sens où il est plus rapide d’écrire un article sur un évènement que de le décrire en bande dessinée.
  7. Une incohérence assumée et participant au film. La personne réalisant les planches ne cherche pas a développer une séquence (du moins dans ce qui est montré) et le cinéaste noie son accessoire dans la furtivité d’un plan et le jeu des acteurs.
  8. D’où le dessin qui utilise les mêmes outils que l’écriture et la mise en page/planche des images qui se lisent ou se dévoilent horizontalement et certainement de gauche à droite.
Dossier de en septembre 2006