La bande dessinée muette

de

Introduction
I) La bande dessinée muette
A) Présentation historique
B) Description et définition
– C) L’expression «bande dessinée muette»
– D) La bande dessinée muette est-elle de la bande dessinée ?
– E) Champ d’exploration de la bande dessinée muette

II) Apparition d’une bande dessinée muette contemporaine
III) Langage et thèmes de la bande dessinée muette contemporaine
IV) Le futur de la bande dessinée muette contemporaine est-il muet ?
Conclusion
Annexes

B) Description et définition

1) Description

Quel que soit le continent les histoires muettes excèdent rarement les quarante pages, la moyenne tournant autour de vingt pages. La clef des champs de Killoffer est composée de vingt-deux planches et La planète encore de Mœbius est composée de vingt-trois planches.
Cet aspect court des bandes dessinées muettes les prédispose à être publiées dans des revues plutôt que dans des albums. Ce qui explique leur présence plus fréquente dans des magazines que sous forme d’albums.

Les albums entièrement muets de plus de vingt pages sont dans leur grande majorité divisés en chapitres.
C’est le cas d’Arzach de Mœbius par exemple, qui regroupe quatre histoires de huit planches en moyenne ; ou du Dracula du dessinateur argentin Alberto Breccia (1919-1993) qui regroupe cinq histoires de dix planches en moyenne. La teigne de Thierry Robin est lui composé de chapitres allant de douze à trente-deux planches et la plupart des albums de la série Gon de Masashi Tanaka sont divisés en quatre histoires d’une trentaine de planches. Enfin L’ère des reptiles de l’américain Ricardo Delgado est composé de quatre chapitres de vingt-quatre pages en moyenne. Certains albums muets sont seulement des recueils d’histoires muettes sans aucun lien entre elles. Soirs de Paris d’Avril et Petit-Roulet regroupe par exemple quatre histoires de onze planches en moyenne. Exit du suisse-allemand Thomas Ott regroupe treize histoires muettes allant d’une à seize planches.
Seules deux exceptions viennent actuellement contredire cette règle : La mouche de Lewis Trondheim (qui fait quatre-vingt-dix neuf planches) et Et c’est comme ça que je me suis enrhumée d’Etienne Lécroart (album de cent cinquante deux planches muettes). Deux livres sortis au Seuil respectivement en Mai 1995 et Janvier 1998.

Quel que soit le pays, les bandes dessinées muettes sont toutes réalisées par une seule personne. Il n’y a pas de divisions de travail en particulier avec un scénariste, comme cela se fait assez couramment dans la bande dessinée traditionnelle.
Seules deux exceptions viennent encore une fois contredire cette règles : Soirs de Paris, d’Avril (dessin) et Petit-Roulet (scénario), et Infierno de Tito Faraci (scénario) et Sylvia Ziche (dessin).

Dans leur grande majorité les bandes dessinées muettes sont en noir et blanc. Leur format est variable, mais le plus souvent en rapport avec les formats standard dominant dans les différents pays d’origine ou bien privilégiés par les différents éditeurs.
Dans le chapitre II nous évoquerons de façon plus détaillée les spécificités éditoriales et contextuelles des trois continents et leurs implications dans l’émergence d’une bande dessinée muette.

Dans notre étude nous analyserons aussi les séquences muettes importantes de bandes dessinées standard de la même période.
Certaines peuvent en effet être plus longues qu’une bande dessinée muette moyenne comme, par exemple, dans Corny’s Fetish de Renée French où la séquence muette fait cinquante-deux pages sur soixante. D’autres peuvent apporter par leur usage de l’image et son traitement, une meilleure compréhension des mécanismes de la bande dessinée muette. C’est le cas en particulier avec certains auteurs comme Andreas ou l’américain Chris Ware et le canadien Chester Brown.
Les séquences muettes par la place qui leur est accordée (particulièrement dans la manga), par leur insertion dans une narration restant verbale, par les formes et les thématiques qu’elles développent et utilisent, ont contribué et contribuent à l’émergence de la bande dessinée muette dans sa forme contemporaine.

2) Définition

Une bande dessinée muette est une bande dessinée ne comprenant aucun texte récitatif et/ou de dialogue, intervenant directement dans la narration.
Deux types de bandes dessinées muettes peuvent être distingués :
1) celles qui n’utilisent pas de bulles, qui sont les plus courantes et les plus anciennes.
2) celles qui au contraire en utilisent, et qui témoignent d’une évolution beaucoup plus récente.

Une bande dessinée muette n’implique pas nécessairement l’absence de bulles. Son but est d’abord de s’exprimer par l’image en évitant tout usage des mots.
Si l’usage systématique de l’image dans une bulle apparaît au cours des années quatre vingt avec des albums comme Soirs de Paris d’Avril et Petit-Roulet, on peut trouver depuis longtemps dans certaines bandes dessinées des textes remplacés occasionnellement par des images symboliques.
Il est assez courant par exemple de trouver un rondin de bois avec une scie pour montrer un personnage ronflant bruyamment.[1]
Quand un personnage est amoureux on le voit soit entouré d’une myriade de cœurs, soit surmonté d’une bulle contenant un cœur. Si par ailleurs, il vient d’avoir une idée «lumineuse» il se trouve alors symboliquement affublé d’une bulle contenant une ampoule électrique s’allumant. Toutes les expressions métaphoriques courantes deviennent ainsi facilement des images dans des bulles (Exemple : «En voir trente-six chandelles», «Une faim de loup», etc…).
Il est aussi fréquent que la colère soit exprimée par un nuage noir et des éclairs. Une volée d’injures peut être montrée par divers signes représentant entre autres : des armes, des idéogrammes chinois, des têtes de mort, des poings animés, des guillotines, des drapeaux de pirates, etc.(fig.4 à 6)

Tout cela permet de symboliser l’état d’un ou des personnages dans une attitude extrême (extrêmement las, extrêmement bruyant en dormant, extrêmement amoureux, extrêmement en colère, etc.) Ce genre de procédé est utilisé principalement dans des bandes dessinées d’humour ou de comédie. Par leur vitesse de déchiffrement, ces symboles permettent d’accélérer le temps narratif, de créer un hiatus idéal pour une chute comique ou pour renforcer la rapidité d’une scène d’action ou de slapstick. Ces images dans des bulles étant très schématisées, on les trouve rarement dans des bandes dessinées au style graphique réaliste. Ces symboles sont principalement utilisés dans des bandes au graphisme expressif d’essence caricaturale ou fortement stylisée. Cette uniformisation est nécessaire pour ne pas provoquer une rupture qui viendrait contredire l’effet des symboles dans une bulle. Ceux-ci permettent déjà de créer un fort contraste, en imposant une rupture avec le continuum verbal des dialogues. Trop accentuée, la rupture risquerait de s’étendre au continuum iconique descriptif. Le symbole deviendrait alors un intrus d’autant plus important que les bandes dessinées aux dessins réalistes abordent majoritairement des sujets dramatiques.

La bande dessinée muette qu’elle soit avec bulles ou sans bulles n’implique pas qu’elle soit silencieuse. Elle est seulement muette. Les onomatopées ne traduisent pas les paroles ou les pensées mais uniquement les bruits. Elles ne retranscrivent pas un discours intervenant dans le récit mais privilégient un fond ou un état sonore. Les onomatopées sont pour cette raison souvent qualifiées de bande son d’une bande dessinée.
Récemment, l’auteur américain Matt Madden, en s’inspirant des Exercices de styles de Raymond Queneau, a décidé de raconter plusieurs fois la même histoire insignifiante en variant uniquement les spécificités narratives et stylistiques de la bande dessinée dans sa dimension aussi bien médiatique que générique.
Dans cet exemple intitulé Son, l’histoire est uniquement racontée par des onomatopées et quelques bulles.(fig.7)
Nous pouvons voir aussi que les onomatopées traduisent un son mais avec une sorte de relief stéréophonique puisqu’elles peuvent indiquer un déplacement et/ou l’origine de la source sonore par leur emplacement dans les cases.

Des mots ou des textes peuvent être présents dans la bande dessinée muette mais de manière indirecte, sous la forme, par exemple, d’un graffiti ou d’une affiche collée sur un mur, d’une enseigne lumineuse de magasin, d’un extrait de journal, etc.
Dans cet extrait de Jim, une histoire muette en sept planches d’Andreas (fig.8), nous pouvons voir des mots sur un avis de recherche tendu par un policier (case 2) et sur une voiture (dernière case). Ces mots font uniquement partie des objets qui les supportent, ils contribuent à leur représentation. Ils ne sont pas de nature verbale, ils ne participent qu’à l’image.

Quand les mots ou les textes dans une bande dessinée muette sont partie intégrante de l’image, ils deviennent des indices iconiques et ne participent au récit qu’en temps que monstration.

Notes

  1. Bande dessinée et figuration narrative, Paris, Musée des arts décoratifs, 1967, p. 183.
Dossier de en juillet 2006