Numérologie 2014

de

[Ami lecteur, lectrice mon amour, tu peux télécharger la version PDF de ce dossier en intégralité, à moins que tu ne préfères le format ePub. Et si jamais le numérique te rebute, une version papier sera très bientôt disponible, co-éditée avec les Editions H.]

Préambule

Année après année, je me retrouve confronté à la même situation : tandis que mars s’achève, se pose la question de s’embarquer, une fois de plus, dans la rédaction d’une nouvelle «Numérologie». Depuis la toute première, rédigée en janvier 2006, c’est toujours l’envie d’apprendre qui m’a motivé : apprendre moi-même, mais aussi apprendre aux autres, comprendre et partager cette compréhension. Huit ans et autant d’éditions plus tard, l’envie est toujours présente, et c’est peut-être pour cela que je m’entête à me lancer, une fois de plus, dans cette étude du marché de la bande dessinée, étude qui ne cesse de gagner en ampleur et en longueur.

Cette édition 2014 n’est pas une simple mise à jour — au contraire, craignant que ne s’installe une forme de routine qui s’accompagnerait d’un discours figé, et qui ne s’aviserait pas de remettre en question des certitudes établies de longue date, j’ai choisi d’essayer de faire table rase et de considérer d’un œil neuf les données à ma disposition.
L’exercice est toujours difficile, mais je m’y suis tenu autant que possible, en faisant preuve de toute la rigueur et de toute l’honnêteté intellectuelle qui sont miennes. Malgré toute l’attention que j’y ai apportée, fautes de frappe ou erreurs d’inattention ont pu, toutefois, se glisser au sein de l’une des (trop) nombreuses pages qui suivent. Je m’en excuse d’avance.

Il faut par ailleurs rappeler combien une analyse ne présente qu’une vision du monde, qui a parfois autant à voir avec la réalité des faits qu’avec le regard que l’on pose sur cette réalité. Les chiffres que l’on choisit de considérer, la manière dont on les établit ou les compare, l’importance qu’on leur accorde, les classifications que l’on dresse, et bien sûr les conclusions que l’on en tire, tout cela relève d’une grille de lecture qui n’a rien d’évident, et qui correspond à des prises de position implicites, tant philosophiques que politiques.
Pour autant, j’ai été surpris de découvrir, au travers des déclarations des éditeurs dans les dossiers annuels de Livres Hebdo, un discours en filigrane bien éloigné de la «mythologie» établie par les journalistes, et qui venait confirmer, par petites touches, mes conclusions et mes intuitions.

Voici donc, pour une année de plus, une nouvelle «Numérologie». Un texte que j’ai voulu le plus documenté possible, afin de permettre au lecteur de se faire son propre avis — et d’émettre, à son tour, ses propres interrogations. Il ne s’agit finalement que d’un état des lieux d’une réflexion qui se poursuit encore, et dans laquelle les questions en suspens dépassent de loin les certitudes.

Xavier Guilbert, Paris, le 15 septembre 2014.

Sources

Les analyses de cette Numérologie (ou «l’art de faire parler les chiffres») sont basées, sauf mention particulière, sur deux sources spécifiques :

– les rapports annuels 2001-2013 produits par Gilles Ratier, secrétaire de l’ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée), pour le recensement du nombre de sorties et les plus gros tirages ;

– des données Livres Hebdo/I+C portant sur la période 2001-2013, pour ce qui est des chiffres de ventes. Des données complémentaires nous ont été gracieusement fournies par Ipsos MediaCT (Pôle Culture).

Dans le corps du texte, les mots suivis d’un astérisque (*) renvoient au glossaire situé en fin de volume.

Auteur

Xavier Guilbert a 43 ans, est diplômé d’une grande école d’ingénieur et a vécu cinq ans au Japon. Depuis dix-huit ans, il travaille chez un acteur majeur du jeu vidéo, où fort de dix ans d’expérience en analyse de marché, il a été responsable du planning stratégique et s’occupe désormais de stratégie de contenu.

Depuis dix-huit ans, il fait également partie du collectif du9 (http ://www.du9.org), espace critique alternatif sur Internet consacré à la bande dessinée, dont il assume aujourd’hui le rôle de rédacteur en chef. Il peut être contacté à l’adresse xav@du9.org.

Remerciements

L’auteur tient particulièrement à remercier Carole Romano et Vinciane Detape d’Ipsos MediaCT pour leur disponibilité et leur patience face à nos nombreuses questions, ainsi que Gilles Ratier pour l’indispensable travail qu’il effectue chaque année, et sans lequel la portée des analyses de ce document serait fortement réduite.
Par ailleurs, il faut souligner les apports essentiels de Martin Zeller, Stéphane Ferrand et Sam Souibgui pour leurs échanges toujours passionnants et instructifs ; et enfin de Jessie Bi, Hervé Brient, Mathieu Lagrèze, Emmanuel Michaud et Julien «June» Misserey pour leur relecture, leur incommensurable patience et leurs remarques avisées.

Synthèse

Le marché de la bande dessinée cultive les paradoxes. En 2013, les ventes en volume s’inscrivaient au plus bas depuis 2005, alors que le chiffre d’affaires était au plus haut depuis 2005 — réalisant l’exploit improbable d’être à la fois en fort recul et en pleine croissance.

La bande dessinée est encore souvent qualifiée de «divertissement populaire». Pourtant, le portrait du lecteur-type qui émerge de l’étude sur le lectorat de la bande dessinée, réalisée en 2011, révèle une pratique culturelle ancrée dans les catégories socio-professionnelles supérieures, dans un contexte global de désaffection progressive de la lecture.

Derrière le succès apparent du dernier volume d’Astérix, pointent aujourd’hui les limites du modèle des séries franco-belges classiques, dont les dynamiques d’usure se retrouvent amplifiées par le désengagement important de la grande distribution en prise à ses propres difficultés structurelles. Le développement d’une approche patrimoniale, afin de valoriser le fonds, ainsi que l’investissement sur de nouvelles catégories comme les comics ou le roman graphique restent par ailleurs des activités générant des ventes marginales.

Phénomène éditorial de la décennie écoulée, le manga s’est révélé être un levier de croissance pour les grands éditeurs qui se sont rapidement positionnés sur ce segment, mais a également permis à un certain nombre de nouveaux entrants de s’installer durablement sur le marché. Transposant le modèle du périodique à la librairie, le manga s’inscrit pleinement dans un contexte d’accélération de la rotation des ouvrages, et a contribué à la très forte augmentation de la production. Reposant sur un nombre très réduit de best-sellers désormais installés, le segment est sur une pente descendante après avoir atteint son pic en 2008.

La surproduction généralisée que l’on observe aujourd’hui réduit le travail des libraires à un rôle de manutentionnaire, et encourage les éditeurs (confrontés au recul de leurs ventes) à modifier les modalités de rémunération des auteurs, de plus en plus fragilisés. Les échanges entre le SNE et le syndicat des auteurs (SNAC-BD) prennent des allures de guerre de tranchée, et continuent d’entretenir la méfiance des uns à l’égard des autres.
La révolution numérique cristallise l’opposition entre ces deux pôles : alors que les éditeurs semblent favoriser l’exploitation d’un catalogue existant, en particulier par le biais de plateformes dédiées, les auteurs se sont pleinement emparés de cet espace pour y développer la création au travers de plusieurs initiatives périodiques.

L’ensemble de ces évolutions met en lumière une véritable crise d’identité du médium, tiraillé entre l’image populaire construite autour des années 1960, et ses transformations modernes. Au cœur des interrogations se trouve la question de l’édition de bande dessinée, dont le fonctionnement reste empreint de l’héritage des journaux de bande dessinée, mais qui doit désormais s’adapter à une réalité économique plus proche de la situation de la littérature.

Lectorat

«Pour les jeunes de 7 à 77 ans : le slogan inventé par le fondateur du journal Tintin, Raymond Leblanc, reste la plus belle image de la vocation populaire de la bande dessinée.»

— Daniel Couvreur, «La popularité de la BD n’est pas un mythe»,
Le Soir, 20 janvier 2009

Quid du lectorat ? Les données les plus récentes dont nous disposons proviennent de l’enquête nationale «La lecture de bandes dessinées», réalisée en 2011 par TMO Régions à la demande de la Bibliothèque publique d’information (Service étude et recherche) avec le Service du livre et de la lecture de la Direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la Culture et de la Communication et du Département des études, de la prospective et des statistiques du même ministère de la Culture et de la Communication. Réalisée en mai et juillet 2011, cette enquête repose principalement sur l’interrogation directe, par téléphone ou en ligne via Internet, de 4 580 personnes âgées de 11 ans et plus. En complément, 401 enfants âgés de 7 à 10 ans ont été indirectement interrogés par l’intermédiaire de leurs parents.
Si cette étude est, de très loin, la plus riche et la plus approfondie[1], nous disposons cependant d’enquêtes antérieures qui abordent la question du lectorat de bandes dessinées, et qui permettent, dans une certaine mesure, d’en esquisser l’évolution au cours de ces dernières années. La bande dessinée figure ainsi dans les dernières études récurrentes concernant les Pratiques Culturelles des Français (conduites par le Ministère de la Culture et de la Communication en 1997 et en 2008[2] ), et faisait l’objet de deux études réalisées par l’IFOP pour le compte du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême : Qui a peur de la bande dessinée ? (IFOP, 1994) et La BD et les Français : comportements et attitudes (IFOP, 2000).

L’ensemble de ces études confirme, depuis 1994, un profil-type du lecteur de bande dessinée qui évolue peu. Ainsi, dès 1994, l’IFOP indiquait :

Le profil du lecteur [de bande dessinée] est plus “haut de gamme” que la moyenne. La bande dessinée attire davantage les catégories traditionnellement les mieux “intégrées” au sein de la société, les plus “impliquées” dans les évolutions de sa culture.

La seconde étude (réalisée en 2000) permettait de préciser :

La bande dessinée est davantage prisée par un public jeune et cultivé (niveau d’étude et catégorie socioprofessionnelle).

Deux points de vue finalement très proches des conclusions de la note de synthèse[3] rédigée par Christophe Evans et Françoise Gaudet en 2012, à partir des données récoltées par l’enquête 2011 :

[…] les lecteurs actuels de bandes dessinées se recrutent prioritairement dans les milieux favorisés, tant au plan du diplôme que de la position sociale, et la lecture de bandes dessinées est fortement corrélée aux autres pratiques culturelles. Elle se distingue cependant de la lecture de livres par son caractère masculin — qui tend à s’estomper sans toutefois disparaître dans les jeunes générations — et par le lien privilégié qu’elle continue à entretenir avec l’adolescence en dépit d’un lectorat adulte relativement important dans les générations nées après-guerre.

De manière générale, il faut cependant souligner que cette stabilité du profil de lecteur de bande dessinée s’inscrit dans un contexte global d’érosion de la lecture (au sens large), et que l’on constate également pour la bande dessinée. Ainsi, alors que 34 % des Français de plus de 15 ans lisaient de la bande dessinée en 1994, ils ne sont plus que 24 % en 2011. En quinze ans (sur la période 1997-2011), le nombre de lecteurs de bande dessinée aurait diminué de près d’un quart (-24 %), alors que la population française progressait de 8 %.
L’étude permet aussi de relativiser la supposée «féminisation» du lectorat de la bande dessinée : alors qu’en 1997, l’étude sur les pratiques culturelles des Français relevait 43 % de femmes au sein des lecteurs de bande dessinée, elles n’étaient plus que 38 % en 2011[4].

En faisant de la bande dessinée son objet principal, l’enquête 2011 permet d’affiner le portrait du lectorat d’hier et d’aujourd’hui et de s’interroger sur les raisons de cette désaffectation conséquente. La lecture de bande dessinée y ressort ainsi comme «une pratique relativement peu investie qui compte beaucoup d’occasionnels» : seuls 22 % des lecteurs estiment que l’arrêt de la lecture leur manquerait «beaucoup» alors que plus d’un tiers (35 %) déclarent «pas du tout».
On observe également qu’il s’agit d’une pratique que l’on abandonne souvent, «au point que presque un Français sur deux (47 %) se déclare ancien lecteur», un abandon qui survient d’ailleurs assez tôt («les trois quarts des abandons se produisent avant 25 ans»). De fait, la quasi-totalité de la population de 11 à 29 ans (entre 92 % et 95 % selon les tranches d’âge) est ou a été lecteur de bande dessinée. La proportion diminue un peu pour les 30-59 ans (autour de 80 %) et marque un net fléchissement au-delà (à peine 50 %) — un phénomène à rapprocher de la forte implantation de la bande dessinée dans le paysage éditorial au cours des années 1960.

Contrairement à ce qui est souvent avancé, les raisons évoquées pour cet abandon sont rarement d’ordre financier. Au contraire, il ressort assez largement une réelle perte d’intérêt pour la bande dessinée : «La bande dessinée ne vous intéresse plus» cité par 41 % des anciens lecteurs, «Vous avez moins de temps pour lire» pour 40 %, ou encore «Vous préférez d’autres lectures ou d’autres loisirs» pour 35 %. En comparaison, l’argument «Les bandes dessinées coûtent trop cher» n’est évoqué que par 7 % des anciens lecteurs.
On peut alors s’interroger sur le rôle de l’image encombrante d’une bande dessinée perçue en premier lieu comme un divertissement (y compris par les lecteurs actifs), et comme généralement destinée à la jeunesse. Quarante ans après la création de L’Écho des Savanes et l’affirmation d’une production résolument adulte, 40 % des Français considèrent d’ailleurs toujours que «les bandes dessinées sont surtout faites pour les enfants et les jeunes».

Cette observation remet en question la pertinence des opérations visant à l’élargissement du lectorat, qu’elles soient le fait des éditeurs eux-mêmes ou d’une institution comme le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Pour les premiers, il s’agit souvent de proposer des versions «à prix réduits» d’ouvrages s’étant largement vendus, ou de procéder (par le biais de périodiques, le plus souvent en été) à des ventes couplées ; pour la seconde, le recours au déploiement de dispositifs d’accès à la bande dessinée (application numérique dédiée, ou bibliothèques ambulantes). Dans les deux cas, la démarche vise à faire tomber une barrière supposée (prix élevé, non-exposition à la bande dessinée) qui est dans les faits très marginale pour l’écrasante majorité des non-lecteurs, constituée d’anciens lecteurs[5].

Au sein des lecteurs actifs, la lecture de bande dessinée montre de fortes disparités en fonction de son intensité. On observe d’ailleurs un point d’inflexion autour de 10 bandes dessinées lues dans l’année[6], délimitant le périmètre des «petits lecteurs». Ceux-ci déclarent ne lire de la bande dessinée qu’exceptionnellement (pour 30 % d’entre eux) ou par période (pour 40 %), et font état d’un attachement faible : à peine 5 % d’entre eux déclarent que ne plus lire de bande dessinée leur manquerait «beaucoup», contre 56 % qui déclarent «pas du tout».
À l’inverse, les «gros lecteurs» (au-dessus de 20 bandes dessinées lues par an) font majoritairement état d’une lecture régulière tout au long de l’année (pour 60 % d’entre eux) et déclarent à 43 % que ne plus lire de bande dessinée leur manquerait «beaucoup» — contre 13 % qui déclarent «pas du tout». Ces «gros lecteurs» fournissent par ailleurs une illustration du principe de Pareto[7] : représentant 28 % des lecteurs actuels, ils sont responsables d’environ les trois quarts des lectures réalisées.
On observe une structure comparable au niveau des acheteurs[8] : alors que 41 % des lecteurs de plus de 15 ans ne sont pas acheteurs, et que 25 % déclarent avoir acheté entre une et cinq bandes dessinées dans l’année, 16 % des lecteurs achètent plus de 10 bandes dessinées par an — et concentrent plus des deux tiers des ventes globales. Les très gros acheteurs (6 % des lecteurs, à plus de 20 bandes dessinées achetées au cours des 12 derniers mois) représentent à eux seuls, dans une estimation très conservatrice, plus de 40 % des achats totaux.


Segmentation

«Ainsi, grâce à son extraordinaire richesse et une importante segmentation de l’offre (qui provoque, évidemment, une augmentation continuelle du nombre de sorties), elle conquiert de nouveaux marchés pour recruter davantage de lecteurs.»

— Gilles Ratier, «2009 : Une vitalité en trompe-l’œil ?»,
ACBD, décembre 2008

Au fil de ces dernières années, on a pu voir le discours des observateurs s’enthousiasmer successivement pour le manga, le roman graphique ou plus récemment les comics, comme s’il s’agissait d’autant de catégories éditoriales à conquérir. Établies de longue date, ces catégories sont généralement déterminées par l’origine géographique des œuvres, mais font parfois état de frontières floues. Le segment du manga, par exemple, ne se limite pas à la bande dessinée japonaise traduite, mais vient à englober toute production asiatique (japonaise, coréenne ou chinoise), ainsi que les quelques tentatives de «global manga» — c’est-à-dire de productions occidentales réalisées dans un format (tant narratif que de publication) dit «manga».

Cette distinction se retrouve également sur les points de ventes, avec l’apparition ces dernières années de magasins spécialisés dans le manga, à l’exclusion de tout autre type de bande dessinée.[9] D’une certaine manière, la disposition des rayons correspondants à la Fnac des Halles illustre bien la manière dont sont établies des filiations très différentes : au niveau intermédiaire, on trouve le rayon manga (réinterprété en «espace passion») à côté des DVD d’animation et des jeux vidéo, alors qu’au niveau inférieur, la bande dessinée jouxte les livres pour enfants.
Il est à noter que les deux instituts Ipsos et GfK ont également adapté leur discours à cette réalité, détaillant dans leurs communiqués et dans leurs chiffres ces deux pans de la production. Au passage, remarquons que la bande dessinée asiatique (du fait de son importance économique sur le marché français) est la seule à connaître un tel traitement de faveur. Ainsi, bien que souvent considérée comme spécifique, la production anglo-saxonne (souvent désignée par le terme de «comics») ne bénéficie pas au sein de ces deux instituts de catégorie dédiée[10] qui permettrait d’en suivre les évolutions, même si la progression observée ces dernières années pourrait apporter du changement à cet état de fait.

Soucieuse d’aborder le sujet, l’enquête nationale «La lecture de bandes dessinées» réalisée en 2011 reflète cette situation, et s’attache à fournir pour chacun des «genres» considérés (manga, comics, roman graphique, albums traditionnels et journaux d’humour) une liste permettant de préciser le domaine considéré :

Des mangas et autres bandes dessinées asiatiques (Naruto, Dragon Ball, Death Note, Pluto, Taniguchi, Tezuka…) ;
Des comics et autres bandes dessinées américaines (Spider-Man, Hellboy, Les Simpson, Crumb, Burns, Calvin & Hobbes…) ;
Des romans graphiques ou des bandes dessinées alternatives (Persepolis, L’Ascension du Haut Mal, Nine Antico, Fabrice Neaud, Baudoin)… ;
Des albums traditionnels, séries franco-belges ou européennes (XIII, Les passagers du vent, Lanfeust, Blacksad, Titeuf, Donjon…) ;
Des journaux d’humour et de bandes dessinées (Fluide glacial, l’Écho des Savanes, Picsou, Lanfeust Mag…).
[11]

Avec le rattachement de Taniguchi Jirô au manga, et de Robert Crumb et Charles Burns aux comics, on constate toute l’ambiguïté qu’introduit le «roman graphique», catégorie transversale basée sur un format physique encore difficilement identifiable[12].

Alors que l’on présente parfois ces différentes catégories comme sources de clivage, l’enquête 2011 met en évidence un lectorat qui ne se cantonne pas à un seul type de lecture : «bien que l’image de lecteurs de BD captifs d’un seul et unique genre puisse parfois être présente, dans les faits (tout du moins à travers l’enquête), ce type de lecteurs reste minoritaire. Quand on est lecteur de BD, on lit bien souvent de tout, sans s’interdire évidemment d’avoir une prédilection (plus ou moins prononcée) pour un ou plusieurs genres en particulier.»[13]
Le tableau ci-dessous confirme d’ailleurs cette observation — chaque ligne indiquant la part des lecteurs d’un genre donné qui lisent également des productions relevant d’un autre genre.

Les «parts de marché» des genres selon l’âge[14] révèlent cependant une situation plus fluctuante, et font état d’un caractère générationnel de la lecture de manga, qui ressort comme une pratique ancrée principalement chez les 11-29 ans. À l’inverse, les albums traditionnels représentent la majorité des lectures au-dessus de 40 ans.

Les typologies de lecteurs réalisées dans le cadre de cette étude font apparaître des profils contrastés pour les différents secteurs, en particulier lorsque l’on s’intéresse aux «gros lecteurs» et aux «moyens lecteurs» (qui représentent respectivement 10 % et 35 % des lecteurs de bande dessinée, selon la typologie établie). De manière générale, on constate que ces deux catégories de lecteurs concentrent une part écrasante des lectures (autour de 90 % du total) pour l’ensemble des genres de bande dessinée, à l’exception des albums traditionnels pour qui les lecteurs les moins impliqués comptent pour un tiers. Par ailleurs, le manga ressort comme une lecture essentiellement du fait des «gros lecteurs», qui représentent à eux seuls 70 % des ouvrages lus.

Par extension, il est possible d’estimer la taille de ces différents lectorats (au sein d’une population globale estimée à 17,3 millions de lecteurs) et d’y identifier la part la plus active. À nouveau, il en ressort un segment des albums traditionnels à l’assise la plus large (15 millions de lecteurs), devant le trio comics — romans graphiques — journaux d’humour (11,5 millions de lecteurs environ) et enfin le manga (9,3 millions de lecteurs). Les «noyaux durs»[15] conservent peu ou prou cette hiérarchie : 4,1 millions de lecteurs pour les albums traditionnels, environ 2 millions de lecteurs pour les comics et les journaux d’humour, et enfin autour d’un million de lecteurs pour romans graphiques et manga.

Enfin, rappelons qu’un peu moins de 60 % des lecteurs sont également des acheteurs de bande dessinée (au format papier), soit une population globale d’environ 10,2 millions d’individus. Les «gros acheteurs» (plus de 10 ouvrages achetés par an) représentent un lecteur sur six (16 %), soit environ 2,8 millions de lecteurs. Ceux-ci se déclarent lecteurs d’albums traditionnels (pour 86 %), de comics (63 %), de manga (55 %), de journaux d’humour (53 %) ou enfin de romans graphiques (25 %).
Quant aux «très gros acheteurs» (à plus de 20 ouvrages achetés par an), ils ne représentent que 6 % des lecteurs, soit un «noyau dur» de près de 970 000 personnes — «noyau dur» responsable de plus de 40 % de l’ensemble des achats.

Chiffres

«Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les fieffés mensonges, et les statistiques.»
— Benjamin Disraeli (1804-1881)

C’est un peu le passage obligé de toute analyse de marché qui se respecte. Et pourtant, bien que ce constat puisse sembler paradoxal, il faut se rendre à l’évidence : les chiffres sont toujours faux. Quel que soit le domaine que l’on considère, de quelque point de vue que l’on se place, on ne dispose jamais que d’estimations, de projections et d’approximations.
Cependant, le propre d’une analyse n’est pas de seulement commenter les chiffres, mais bien plus d’établir un contexte ; de soulever des questions, d’émettre des hypothèses, et parfois, d’apporter des réponses ; d’observer les tendances, de dégager des dynamiques, de confronter les forces en présence. Pour cela, il est important de savoir (et de garder en tête) ce que représentent ces données, comment elles sont collectées, dans quel but, par qui, sur quel périmètre et avec quelles limites.

Sorties

Le bilan annuel de l’ACBD signé par Gilles Ratier (secrétaire général de l’association) réalise une comptabilité détaillée de la production de bande dessinée sur le territoire francophone européen (soit France, Wallonie, Luxembourg et Suisse romande). Publié depuis 2000, il a vocation à recenser l’ensemble des titres parus dans le circuit commercial professionnel et en propose une segmentation suivant différents critères (catégorie éditoriale, provenance géographique, genre, éditeur, etc.).

L’édition 2013 comporte d’ailleurs en annexe une note explicative détaillant la méthodologie utilisée pour sa réalisation : «Le rapport que vous venez de lire est le fruit d’un incommensurable travail de bénédictin qui se pratique tout au long de l’année. Ceci afin de collecter, de la façon la plus exhaustive possible, la liste de toutes les parutions de bandes dessinées de l’année.»[16] On y explique en particulier en quoi les données de l’ACBD sont plus précises que celles que compile la base Electre (et reprises par Livres Hebdo dans ses propres bilans annuels) : «Electre est fiable, mais laisse quand même passer quelques productions marginales […], mentionne quelques titres sous d’autres rubriques […] et, inversement, certains ouvrages qui ne relèvent pas obligatoirement du 9e art y sont insérés… Enfin, il n’est jamais précisé s’il s’agit d’une véritable création, d’une réédition, d’une revue ou d’un recueil d’illustrations.»
Cependant, les mêmes réserves pourraient être émises à l’égard du travail réalisé par l’ACBD, ne serait-ce que parce que la détermination du périmètre de la production elle-même est loin de relever de l’évidence. On en prendra pour preuve les segmentations qui figurent dans les bilans de l’ACBD, et dont les frontières ne sont pas toujours aussi tranchées qu’il n’y paraît[17].

Il nous semble également important de nous attarder sur deux points méthodologiques qui influencent considérablement la teneur des données qui sont ainsi recueilles. Tout d’abord, l’inventaire réalisé par l’ACBD se place du point de vue du lecteur, en considérant en premier lieu des œuvres (et plus encore, en mettant l’accent sur les nouveautés). À l’inverse, éditeurs et libraires raisonnent en termes de références (édition normale, version en fourreau, édition limitée, tirage de tête, etc.), pour lesquelles les coûts de fabrication, les prix et les publics visés sont souvent très différents. Contrairement à ce que sous-entend l’ACBD en revendiquant «l’étude la plus approfondie sur le secteur»[18], la «production de bande dessinée» revêt donc des réalités diverses selon le point d’où l’on se place, réalités qui correspondent à des enjeux spécifiques pour chacun des acteurs de la chaîne du livre[19].
Par ailleurs, le rapport produit par l’ACBD s’intéresse essentiellement aux ouvrages de bande dessinée paraissant au sein du circuit commercial professionnel. Or, plusieurs facteurs ont profondément modifié les modalités d’accès à celui-ci, qu’il s’agisse des améliorations technologiques diverses de l’imprimerie ou de l’émergence de structures de diffusion dédiées aux plus petits éditeurs (tel que le Comptoir des Indépendants, créé en 1999) ou de l’ouverture à la bande dessinée de diffuseurs-distributeurs déjà en place (comme Harmonia Mundi ou Belles Lettres Diffusion-Distribution, qui reprend les activités du Comptoir des Indépendants après sa cessation d’activité le 31 décembre 2010). Ces facteurs exogènes au seul dispositif éditorial vont ainsi progressivement opérer le déplacement d’une partie de la production de bande dessinée existante vers un circuit commercial professionnel auquel elle n’avait pas accès jusque-là.

Enfin, il faut reconnaître que quel que soit le soin apporté à cet inventaire (et ce n’est pas faire injure au travail effectué par Gilles Ratier et les membres de l’ACBD), il est fort probable qu’il présente son lot d’erreurs et d’oublis au sein d’une liste qui compte désormais chaque année plus de 5 000 références. Les recomptes de votes lors de scrutins (et leurs résultats systématiquement différents) illustrent bien la faillibilité de toute entreprise humaine, et l’on estime généralement à 0,5 % la marge d’erreur de ce genre de processus — soit un «à peu près» de plus ou moins 25 ouvrages sur le domaine qui nous concerne.

Tirages

Outre l’inventaire des sorties d’ouvrages de bande dessinée de l’année, le rapport annuel de l’ACBD est complété par une liste des tirages les plus importants, basée sur des données déclaratives recueillies auprès des attachés de presse des différentes maisons d’édition.
Contrairement à l’inventaire de la production qui se veut exhaustif, la liste des tirages les plus importants n’est qu’indicative, et se montre réduite à une poignée des plus grands éditeurs pour les bilans les plus anciens. Une éventuelle analyse historique de ses évolutions sera donc limitée par des questions de périmètre comparable.
Qui plus est, l’exactitude de ces données (essentiellement déclaratives) est souvent remise en question, les éditeurs étant soupçonnés de «gonfler» les chiffres. S’il ne nous est pas possible de vérifier la réalité d’un éventuel «bidonnage», un élément nous amène à pencher en faveur d’une certaine honnêteté (à moins qu’il ne s’agisse d’une certaine cohérence dans l’exagération) de la part des éditeurs. En effet, la part des ventes indiquées dans les Top 50 annuels publiés par Livres Hebdo/Ipsos MediaCT rapportées à ces tirages initiaux est remarquablement stable au fil des ans, s’inscrivant dans une fourchette de 45 % à 55 %.
À la lueur de cet indicateur et en l’absence d’information contradictoire, nous accorderons le bénéfice du doute aux indications de tirages initiaux.

Ventes

Deux instituts fournissent des données relatives au marché de la bande dessinée en France : Ipsos et GfK[20]. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un service commercial destiné avant tout aux professionnels : seul un abonnement (inenvisageable pour un particulier[21]) permet d’y avoir accès. Cependant, un certain nombre de données sont régulièrement rendues publiques et servent souvent de base pour jauger la santé de l’industrie.
Ainsi, chaque année au moment du Festival d’Angoulême, l’hebdomadaire professionnel Livres Hebdo publie un dossier bilanciel synthétique sur le marché de la bande dessinée en France dans lequel figurent un certain nombre de chiffres-clés (taille de marché, parts de marché des principaux éditeurs) ainsi qu’un Top 50 des meilleures ventes de l’année passée, avec indication des volumes réalisés, sur la base de chiffres fournis par Ipsos. Nous disposons pour ces données d’un historique qui remonte à 2000. Cependant, suite à des améliorations conséquentes de sa méthodologie, Ipsos ne communique plus que sur des données postérieures à 2005 et considère les données antérieures comme sujettes à caution. Depuis 2008, nous avons également accès à des données complémentaires concernant en particulier le marché du manga ou les canaux de distribution, qu’Ipsos nous fournit gracieusement.
Les données provenant de GfK sont plus parcellaires, et proviennent essentiellement des communiqués de presse publiés à l’occasion du Festival d’Angoulême. Ces communiqués sont volontairement assez généraux et vagues dans les données qu’ils fournissent, et portent essentiellement sur les tailles de marché. Occasionnellement, on y trouvera une liste des meilleures ventes mais dépourvue d’indication de volume.

Couverture

Le service que proposent ces deux instituts est un «panel de détaillants», que GfK définit comme suit :

C’est un échantillon permanent représentatif du commerce de détail dans lequel on réalise les observations à intervalles réguliers portant sur des marchés, des classes de produits, des marques, des références, des tranches de prix.
-> échantillon : la fraction d’un univers statistique (population de magasins)
-> permanent : les individus faisant partie du Panel sont stables dans le temps
-> représentatif : les résultats collectés dans les points de vente sont extrapolés pour être représentatifs
-> commerce de détail : les détaillants (hors grossistes)

Les données récupérées auprès de ces enseignes sont extrapolées selon des méthodes statistiques pour représenter les ventes sur la totalité du territoire français (métropole hors Corse et Outre-Mer). L’ensemble fonctionne donc sur un principe proche de celui des sondages d’opinion, et présente naturellement une marge d’erreur. De manière générale, les instituts procèdent ensuite à des réajustements réguliers de leurs modèles, en particulier par la confrontation de leurs estimations aux chiffres que leur fournissent les éditeurs.

À titre indicatif, le panel d’Ipsos MediaCT est aujourd’hui composé de 2 300 points de vente représentatifs des circuits traditionnels de ventes de livres au détail (librairies, grande distribution, magasins spécialisés). Sur le circuit de la librairie, le panel est composé de 640 librairies de 1er et de 2e niveau[22]. Depuis janvier 2010, il intègre également les ventes en ligne.
De son côté, le baromètre des biens culturels de GfK est composé de plus de 3 500 points de vente, représentatifs de la distribution de produits culturels en France hormis les clubs, soit : Grandes surfaces spécialisées culture, Grandes surfaces alimentaires, Librairies de 1er niveau et de proximité, Disquaires, E-commerce sur Internet et autres Grandes surfaces spécialisées (bricolage / jardinage / jouets / informatique, etc.)[23]. GfK revendique un taux de couverture de 98 % sur le marché du livre (hors scolaire et VPC + Clubs).

Les deux panels considèrent l’ensemble des circuits de vente du livre neuf (donc hors soldeurs), à l’exception des clubs et VPC (vente par correspondance[24] ). On peut comprendre la focalisation sur le livre neuf — après tout, le circuit de l’occasion représente une partie du marché qui échappe aux éditeurs, et qui est régie par des dynamiques et des problématiques qui lui sont spécifiques. Par contre, il paraît nécessaire de considérer «l’angle aveugle» que constitue le secteur des clubs et VPC que les deux instituts excluent de leur couverture.

Depuis 1994, TNS-Sofres observe régulièrement (pour le Centre National du Livre et l’Observatoire de l’Économie du Livre) le poids des différents circuits pour l’achat de livres. Ces données sont publiées en particulier dans les Chiffres-Clés de la Culture du Ministère de la Culture et de la Communication, et l’on en trouve également un historique dans les annexes du rapport Gaymard[25]. Ainsi, on observe que le réseau des clubs et de la VPC connaît un lent déclin, passant de 23,2 % des ventes totales de livres en valeur en 2000 à 13,2 % en 2010[26]. On notera par ailleurs que sur la même période, l’importance des soldeurs a été divisée par deux, passant de 3,1 % des ventes totales en 2000 à 1,5 % en 2010.

Internet

Assez naturellement, l’importance des ventes par Internet s’est renforcée au cours des dernières années. Partant d’un maigre 2 % du marché en 2005, elles représentent en 2011 plus d’un dixième des ventes totales.

Notons que dans les chiffres que nous analysons dans ce document, les données Ipsos MediaCT intègrent les ventes en ligne depuis 2010, à la différence de ceux des années précédentes. Du fait de la structure particulière des ventes en ligne (la «longue traîne»[27] ), on observe une contribution plus modeste aux ventes des titres figurant dans les Top 50 annuels qu’à l’ensemble du marché. Ainsi, les données à notre disposition indiquent pour 2010 une part des ventes en lignes pour les nouveautés autour de 4,6 % en volume, et pour 2011 de 5,1 % — ce qui permet de minimiser le biais introduit par ce changement de périmètre lors de comparaisons avec des ventes antérieures à 2010.
Par ailleurs, Ipsos nous a indiqué que, à compter de 2012, ils n’étaient plus autorisés à communiquer sur la part de la vente en ligne, à la demande d’un grand acteur du secteur qui estimait que sa position dominante amenait ces données à refléter de trop près ses propres ventes. GfK s’est trouvé également soumis à cette obligation.

Comparaison

Cela a été souligné précédemment : les panels considérés par les deux instituts (Ipsos et GfK) sont sensiblement différents, que ce soit dans leur constitution ou dans leur portée (livre uniquement contre produits culturels en général). À ces facteurs structurels se rajoutent des facteurs méthodologiques dans l’extrapolation des données collectées à l’ensemble du marché, selon des modèles statistiques propres à chaque institut. Il n’est donc pas surprenant de constater des écarts dans la vision du marché qu’ils proposent chacun.
En ce qui concerne les tailles de marché, les estimations des deux instituts se montrent particulièrement cohérentes pour l’ensemble de la période sur laquelle nous disposons de chiffres (soit 2005-2013) — Ipsos[28] se montrant traditionnellement plus conservateur et GfK à l’inverse plus enthousiaste. Ainsi, l’écart entre les deux visions (ramené à une position médiane) est de l’ordre de 15 points tant pour le marché dans sa globalité que pour le segment des albums. Le segment du manga se démarque significativement, Ipsos se montrant à nouveau plus conservateur que GfK[29], avec un écart de l’ordre de 20 points.

Les tableaux des meilleures ventes par titre individuel fournis par les deux instituts sont très semblables, puisque l’on y retrouve les mêmes titres classés dans un ordre quasiment identique, avec des volumes de vente dans des ordres de grandeur comparables.
Nous avions pu relever sur 2006 et 2009 une apparente surreprésentation de la nouveauté au détriment du fonds chez Ipsos. En effet, les ventes du Top 20 représentaient un peu plus de 90 % des ventes constatées par GfK pour les mêmes titres. Cependant, cette particularité a été corrigée à l’occasion des changements opérés sur le panel MediaCT en 2010, à l’occasion notamment de l’intégration des ventes en ligne. Ainsi, en 2012, les ventes du Top 20 s’inscrivaient à 83 % de celles de GfK (soit un écart de 17 points, ramené à une vision médiane) — en ligne avec leur vision respective du marché.

À la lueur de ces comparaisons, il apparaît donc que les deux visions du marché de la bande dessinée en France proposées par Ipsos et GfK, bien que différentes, sont cohérentes entre elles et que les conclusions mises en avant par les deux instituts dans leurs communications respectives se rejoignent. Malgré quelques spécificités liées en particulier à la différence des périmètres considérés, elles témoignent d’une même réalité et sont donc toutes aussi valables l’une que l’autre dans leurs estimations.

Éditeurs ?

Au sein des observateurs du marché de la bande dessinée, les éditeurs occupent une place à part, du fait de leur statut d’acteur — leur conférant ainsi une légitimité accrue à s’exprimer sur le sujet. Cependant, les seuls chiffres globaux qui sont communiqués sont publiés par le biais du Syndicat National de l’Édition (SNE) dans des notes de synthèse que l’on trouve sur son site[30] sous l’intitulé «Dossiers et Enjeux : Économie». Nous reproduisons ci-dessous l’intégralité du passage consacré à la bande dessinée, et relatif aux données 2012 :

Encore une année de croissance – modérée – pour la bande dessinée (245,6 millions d’euros, soit 9,3 % des ventes de livres) qui a progressé de 1,0 % en valeur et de 0,9 % en volume. Toutefois, bien que les revenus des ventes d’albums soient en progression de 2,1 % sur l’année, le segment des mangas et comics connaît un ralentissement avec une baisse de 2,1 % en valeur, tout en progressant de 3,1 % en volume. La part des albums et des mangas dans les formats poches a sensiblement augmenté en 2012 (+4,2 % en valeur et +7,1 % en volume).

Comme on peut le constater, il est particulièrement difficile de recouper ces indications avec les données de l’un ou l’autre des instituts (Ipsos et GfK). En effet, l’ensemble des chiffres communiqués par le SNE ne concerne que le revenu net des éditeurs. Il s’agit donc d’un montant hors taxes, qui ne correspond pas à la réalité du prix du livre pour le lecteur en magasin (car amputé des coûts générés par la distribution, la diffusion et la librairie). Le texte le précise d’ailleurs en préambule, faisant apparaître un écart conséquent entre le revenu net des éditeurs pour l’ensemble du marché du livre (2,8 milliards d’euros) et le chiffre d’affaires constaté par GfK en sortie de caisse (4,1 milliards d’euros). Malheureusement, ces indications ne permettent pas de valider une quelconque cohérence entre ces différentes données puisque la part du revenu net déclaré par les éditeurs dans le chiffre d’affaires constaté par GfK n’est pas constante, passant de 65 % pour l’ensemble du marché du livre à seulement 54 % pour la bande dessinée en 2011.

Par ailleurs, le SNE compte également un groupe «bande dessinée»[31] dont l’objectif principal semble de «s‘investir vivement dans la promotion de la bande dessinée afin d’accroître le rayonnement de ce secteur éditorial dynamique.» Fait à souligner, les seuls chiffres figurant dans la présentation du groupe «bande dessinée» du SNE sont des chiffres provenant de sources externes, à savoir les bilans annuels de l’ACBD pour la production, et GfK pour les ventes du marché en France.
Ce petit détail met en lumière un élément important à rappeler : si effectivement, les éditeurs sont des observateurs «renseignés» puisqu’ils disposent de leurs propres chiffres de vente, ils s’appuient principalement sur les sources externes que nous avons citées pour construire leur vision du marché — voire pour effectuer le suivi de leurs ventes[32]. Ainsi, les grands groupes souscrivent pour la plupart aux services de GfK, ainsi qu’à l’hebdomadaire professionnel Livres Hebdo dont l’ensemble des chiffres et des tendances proviennent des analyses d’Ipsos.

Plus encore, il faut souligner ici que les chiffres de vente des éditeurs présentent également leurs limites et leur lot d’approximations. En effet, ces derniers comptabilisent essentiellement les mises en place, soit les exemplaires placés par le diffuseur/distributeur auprès des libraires (et parfois même uniquement les ventes réalisées auprès du diffuseur/distributeur, sans plus de détail). Ils ne connaîtront les ventes réelles réalisées auprès des consommateurs (les fameuses sorties de caisse) qu’une fois enregistrés les retours[33] — lesquels s’étalent immanquablement dans le temps, tout au long de la commercialisation d’un ouvrage. De plus, la question des territoires considérés (les éditeurs préférant évoquer des chiffres globaux, alors que les instituts se limitent aux ventes réalisées en France) vient souvent rajouter un élément de confusion supplémentaire.

Enfin, n’oublions pas le défaut principal des chiffres des éditeurs : le fait qu’ils restent généralement confidentiels, et ce, même lorsqu’on les invoque pour écarter les questions gênantes et rassurer sur la bonne santé de l’activité. En fait, la plupart des chiffres communiqués le sont dans une démarche promotionnelle, afin de (ré)affirmer l’importance et le succès des ouvrages. Là où les instituts (Ipsos et GfK) se doivent de faire preuve de précision et d’exactitude, sous peine de remettre en question le sérieux de leur approche et la valeur effective des services qu’ils proposent, les éditeurs peuvent se permettre d’enjoliver la réalité sans crainte de retour de bâton, choisissant soigneusement la version des faits qui leur soit la plus avantageuse[34].

Même au sein des bilans annuels publiés dans Livres Hebdo, on évolue dans l’allusion et le flou artistique, se satisfaisant là d’afficher une année 2012 «presqu’étale», ici d’avoir «réalisé 1,5 fois ses objectifs», ou ici encore d’avoir effectué «une bonne année (+20 %), mais un peu en-deçà du budget»[35]. Malgré le sérieux apparent du vocabulaire technique, ces petites phrases n’apportent aucune information exploitable (ni même vérifiable) et visent uniquement à affirmer la santé de l’entreprise. On ne saura finalement que ce que les éditeurs veulent bien laisser paraître.

Chronologie

«Après quinze ans d’un essor sans précédent, la bande dessinée retrouve un rythme d’évolution plus proche de la moyenne du marché. Les chiffres restent bons mais, sur fond de crise en librairie, le secteur fait face à une surproduction relative, au plafonnement des ventes de mangas et à un net ralentissement des ventes du fonds.»

— Fabrice Piault et Anne-Laure Walter, «La fin de la bulle»,
Livres Hebdo n°849, 21 janvier 2011

2000 — Bande dessinée, l’expansion tous azimuts (Livres Hebdo)
L’année des confirmations (ACBD)

Fer de lance de l’écurie Soleil, Lanfeust de Troy est à son apogée avec pas moins de 5 volumes classés dans le Top 50 (plus un volume des Trolls de Troy), cumulant plus d’un demi-million d’exemplaires vendus dans l’année. L’année suivante, le premier volume de Lanfeust des étoiles (initiant la deuxième «saison») réalise la meilleure performance de la série à date, avec presque 195 000 exemplaires écoulés.

De manière générale, les séries dominent très largement les 50 meilleures ventes de l’année. Cette situation n’évoluera guère : avec quatre «one-shots*» dans son Top 50, 2012 fait figure d’année faste. Dans ce contexte, Jacques Tardi a toujours bénéficié d’un statut à part : de La débauche (avec Daniel Pennac, pour l’une des dernières parutions du Futuropolis originel) en 2000 jusqu’à Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B en 2012, il réalise un quasi sans-faute[36].

2001 — L’insolente santé de la bande dessinée (Livres Hebdo)
L’année de tous les records (ACBD)

Astérix et Latraviata s’écoule à presque 2,3 millions d’exemplaires en neuf mois, représentant à lui seul près d’un tiers des ventes du Top 50 — et plus de 7,5 % des ventes globales de bande dessinée en France pour l’année, soit un album vendu sur 13. Autre record : 24 titres dépassent les 100 000 exemplaires vendus sur l’année.

Le petit Spirou (troisième avec 375 000 exemplaires vendus) et Boule et Bill (quatrième avec près de 350 000 exemplaires) sont à l’apogée, plaçant les 50 meilleures ventes de l’année sous le signe des gamins — pas moins de 16 titres[37] les mettent en effet à l’honneur. Les deux séries vont par la suite entamer un long déclin : en 2012, Le petit Spirou ne vend plus que 44 000 exemplaires de son nouveau tome ; Boule et Bill résiste un peu mieux et vend en 2013 74 000 exemplaires de son dernier volume.

2002 — BD : la croissance tous azimuts (Livres Hebdo)
L’année de la diversité (ACBD)

C’est le pic de la «vague Titeuf», avec la sortie du 9e tome de la série de Zep, qui flirte avec les 900 000 exemplaires vendus. Plus encore, l’ensemble de la série (neuf volumes plus le hors-série Le guide du zizi sexuel) figure au sommet des meilleures ventes de l’année — seuls le dernier XIII (Lâchez les chiens) et le dernier Largo Winch (Shadow) réussissant à s’inviter aux 3e et 4e places.

Jean Van Hamme est d’ailleurs à son apogée, avec 6 titres au sein des 50 meilleures ventes, pour plus d’un million d’albums vendus.

2003 — BD : le nouvel âge d’or (Livres Hebdo)
L’année de la consécration (ACBD)

Même en l’absence de véritable nouveauté, Astérix reste un poids lourd : Astérix et la rentrée gauloise, recueil de récits courts et réédition augmentée d’un hors-série publié en 1993 dépasse ainsi les 850 000 exemplaires vendus.

Deuxième meilleure vente de l’année avec son cinquième volume qui flirte avec les 350 000 exemplaires, le Joe Bar Team s’affirme comme une valeur sûre en dépit de son sujet spécialisé (la moto et les motards). En 2005, le sixième volume paru en 2004 réalise une performance comparable (340 000 exemplaires), malgré une sortie rapprochée moins de six mois après le volume précédent. Cinq ans plus tard, lors de la sortie du septième volume en 2010, la série semble avoir perdu un peu de sa superbe et voit ses ventes reculer d’un tiers avec un peu plus de 225 000 exemplaires.

2004 — À chacun sa BD (Livres Hebdo)
L’année de la concentration (ACBD)

Premier album de Lucky Luke qui ne soit pas dessiné par Morris, La Belle Province (de Laurent Gerra et Achdé) réalise la deuxième meilleure vente de l’année avec plus de 400 000 exemplaires vendus. Le succès de cette reprise va être de courte durée ; les ventes des volumes suivants (en 2006, 2008, 2010 et 2012) vont fortement s’éroder. Le changement de scénariste (Laurent Gerra cédant la place au duo Daniel Pennac et Tonino Benacquista à partir de 2010) n’y fera rien. En 2012, Cavalier Seul enregistre des ventes autour de 73 000 exemplaires — soit une baisse de 82 % en huit ans.

Fait unique sur la période 2000-2013 : la 50e meilleure vente de l’année s’inscrit au-dessus des 50 000 exemplaires vendus — ce qui l’aurait placée à la 22e place en 2011 (plus mauvaise année de la période), en 29e place en 2012 et en 32e place en 2013.

Média-Participations rachète Dupuis (alors dans le giron de la CNP, société d’investissements et holding belge contrôlée par Albert Frère).

2005 — Une croissance en trompe-l’œil (Livres Hebdo)
L’année de la «mangalisation» (ACBD)

L’année 2005 marque l’officialisation de la «vague manga», avec les premiers Naruto à faire leur apparition au sein des 50 meilleures ventes de l’année. Au global, le manga représente alors 28 % des ventes en volume et 20 % du chiffre d’affaires du marché de la bande dessinée en France.

Alors que les deux volumes des Profs (Bamboo) sortis dans l’année se retrouvent dans le Top 15, Soleil réussit également un coup en classant les deux premiers volumes des Blondes dans le Top 50. Si l’on y rajoute Les Aventures de Bigard (Jungle) qui s’écoule à plus de 70 000 exemplaires, 2005 marque le début d’une forme de renouveau pour les «produits marketings», que Vents d’Ouest avait inaugurés avec la série des Guides en 1993.

Gallimard relance Futuropolis, en association avec Soleil Productions. Dans un premier temps à part égale dans l’aventure, Gallimard se renforcera en 2010 en contrôlant 75 % des parts, puis 100 % suite au rachat de Soleil par Delcourt en 2012.
Univers Poche fonde Kurokawa, sa maison d’édition spécialisée dans le manga.
Delcourt prend une participation majoritaire dans Tonkam en fin d’année. La structure conserve néanmoins une certaine indépendance éditoriale ; elle sera complètement absorbée dans le groupe Delcourt en janvier 2014, en devenant alors une collection.

2006 — L’heure des choix (Livres Hebdo)
L’année de la maturation (ACBD)

Malgré la sortie du 11e tome de la série, Mes meilleurs copains, qui réalise la meilleure vente de l’année avec plus 570 000 exemplaires, la «vague Titeuf» tire à sa fin — tout juste trouve-t-on le tome précédent, Nadia se marie, à la 47e place. Jusqu’ici, c’était la quasi-totalité de la série que l’on retrouvait au sein des 50 meilleures ventes de l’année.

L’actualité politique se révèle une source d’inspiration efficace, La face karchée de Sarkozy (Vents d’Ouest) prenant la sixième place avec près de 110 000 exemplaires vendus. De nombreux titres vont emboîter le pas, et si la suite (Sarko 1er) vogue sur la vague en 2007, cet engouement sera de courte durée : dès 2008, Carla & Carlito (par les auteurs de La face karchée et de Sarko 1er, 12bis/Fayard) bénéficiant pourtant d’un tirage initial de 95 000 exemplaires, est absent des meilleures ventes.

Soleil acquiert 50 % du capital de SEEBD, éditeur spécialisé en bande dessinée asiatique (manga et manhwa), avant de se retirer en mai 2007 ; la société sera mise en liquidation judiciaire le 22 juillet 2008. Soleil entre également au capital de la société Asuka, pour finalement céder ses parts à Kazé dès le mois de mars 2007.

2007 — La guerre des étals (Livres Hebdo)
Vitalité et diversité (ACBD)

Jean Van Hamme conclut XIII avec la sortie simultanée des deux derniers volumes de la série, et s’adjuge le trio de tête des meilleures ventes avec la troisième place du nouveau tome de Largo Winch (Les trois yeux des gardiens) — un triplé unique et inégalé depuis 2000. C’est cependant également la première année depuis 2000 où la meilleure vente s’inscrit aussi bas (286 300 exemplaires) ; jusqu’ici, celle-ci s’inscrivait au moins autour des 500 000 exemplaires (476 000 en 2000 pour Secret Défense, 14e tome de XIII).

La «vague manga» bat son plein, avec pas moins de 15 volumes de Naruto et des 4 volumes sortis de Death Note présents dans les 50 meilleures ventes de l’année.

Hachette acquiert Pika Éditions.
Glénat rachète le département bande dessinée d’Albin Michel et lance le label Vents des savanes, rebaptisé Drugstore dès l’année suivante.

2008 — Quel salut hors de la case ? (Livres Hebdo)
Recherche nouveaux marchés… Désespérément ! (ACBD)

Dans le Top 50, la «vague manga» tient encore le coup, avec 10 volumes de Naruto, mais aussi 8 volumes de Death Note (sur 12 au total). Au global, elle atteint son apogée : 12,5 millions d’exemplaires pour plus de 83 millions d’euros, représentant 37 % des ventes en volume et 26 % du chiffre d’affaires de la bande dessinée en France.

Dargaud réaffirme avec XIII Mystery le concept des «séries dérivées», le premier volume (La Mangouste) vendant près de 100 000 exemplaires. D’autres séries vont l’imiter (Alix, Thorgal, I.R.$., etc.), cherchant à rentabiliser ces marques établies en proposant une offre élargie.

Sur les traces du succès au cinéma de Bienvenue chez les Ch’tis, l’adaptation publiée chez Delcourt vend près de 56 000 exemplaires — une goutte d’eau face aux 20 millions d’entrées réalisées par le film.
Jungle relance l’adaptation des Simpson en bande dessinée, qui dès l’année suivante va s’installer comme l’une des plus grosses marques du marché. La série culminera en 2010, année où elle est d’ailleurs la série la plus vendeuse (hors manga), cumulant près de 550 000 exemplaires dans l’année.

Hachette acquiert 60 % des parts des éditions Albert-René, et portera à 100 % son contrôle en 2011.

2009 — Un virage très Net (Livres Hebdo)
Une vitalité en trompe-l’œil ? (ACBD)

L’anniversaire d’Astérix et Obélix, sorti pour célébrer les 50 ans de la création de la série, est la meilleure vente de l’année avec près de 600 000 exemplaires vendus — mais s’inscrit bien loin des 1,3 millions d’exemplaires vendus par Le Ciel lui tombe sur la tête en 2005.

Avec un peu moins de 170 000 exemplaires vendus (et pourtant troisième meilleure vente de l’année), le Happy Sex de Zep est très loin de réaliser une performance comparable à celle des Titeuf, et ce malgré un soutien médiatique important et un statut de mini-événement. Cette reconversion difficile se confirmera en 2013 : Une histoire d’hommes, présenté comme étendard du lancement des éditions Rue de Sèvres[38], ne figure même pas au sein des 50 meilleures ventes de l’année, malgré un tirage initial de 110 000 exemplaires.

Après une interruption d’un quart de siècle, François Bourgeon apporte une conclusion à sa série Les Passagers du Vent : le premier livre de La Petite Fille Bois-Caïman sort chez 12bis et réalise la sixième meilleure vente de l’année avec 123 000 exemplaires. L’année suivante, le second livre enregistrera une performance comparable à 115 000 exemplaires.

2010 — La fin de la bulle (Livres Hebdo)
Le marché se tasse, la production s’accroît… (ACBD)

Nouvelle année «sans», après 2007. À nouveau, aucun titre n’approche les 500 000 exemplaires vendus, le retour du Joe Bar Team (226 300 exemplaires vendus) dépassant d’une courte tête le dernier Blake et Mortimer (226 000 exemplaires vendus).

Entraînés par le cinquième tome de Lou ! sorti à la fin 2009, trois titres de la série de Julien Neel sont présents au sein des 50 meilleures ventes de l’année. En 2012, le sixième tome réussira même à se hisser dans le Top 5 avec 120 000 exemplaires vendus. Cependant, la série marquera le pas ensuite : alors qu’elle se plaçait à la sixième place des séries les plus vendues (hors manga) chaque année entre 2009 et 2012, elle chute à la quinzième place en 2013.

Le succès critique rencontré par le Quai d’Orsay de Christophe Blain et Abel Lanzac, en fait la surprise de ce Top 50 avec près de 70 000 exemplaires vendus. Il est évident qu’en dehors de ses qualités intrinsèques, le sujet politique de ce livre (associé à une approche originale) a certainement dynamisé ses ventes.

2011 — La planète des sages (Livres Hebdo)
Publier plus, pour gagner plus ? (ACBD)

Annus horribilis : la meilleure vente de l’année, Le Jour du Mayflower (20e volume de XIII) atteint à peine les 128 000 exemplaires vendus. À titre indicatif, en 2001, une telle performance l’aurait classé à la 20e place…

C’est l’heure de la passation de pouvoir : si Naruto est encore le manga qui vend le plus à la nouveauté, One Piece domine désormais le marché en devenant la série la plus vendeuse, cumulant 1,4 millions d’exemplaires en 2011. Naruto reste néanmoins deuxième avec 983 000 exemplaires cumulés.

Delcourt rachète Soleil Productions.

Jul confirme son statut d’auteur en vue, plaçant La planète des sages (avec Charles Pépin, Dargaud) dans les 50 meilleures ventes de l’année, après les deux volumes de Silex and the City (Dargaud) parus en 2009 et 2010.

Le «phénomène» Walking Dead (Robert Kirkman et Charlie Adlard, en cours chez Delcourt depuis 2007) figure à la neuvième place des séries en 2011 avec plus de 300 000 exemplaires vendus dans l’année, et commence à faire parler de lui. Sous son impulsion, le segment des comics jusqu’ici considéré comme marginal, est désormais présenté comme un nouvel Eldorado.

2012 — Des bulles hors de la fiction (Livres Hebdo)
Prolifération et polarisation (ACBD)

Succès annoncé, la performance du nouveau Titeuf déçoit, n’écoulant qu’un maigre quart de son tirage initial d’un million d’exemplaires. Le titre se fait même coiffer au poteau par le nouveau Blake et Mortimer, Le Serment des cinq Lords, qui s’écoule à près de 250 000 exemplaires.

Dargaud lance Urban Comics, suite à la signature d’un accord avec Time Warner pour l’exploitation du catalogue et des personnages de DC Comics.
Gallimard acquiert le groupe Flammarion.

2013 — Éditer moins, éditer mieux (Livres Hebdo)
L’année de la décélération (ACBD)

Sans surprise, Astérix chez les Pictes réalise la meilleure vente de l’année à près de 1,3 millions d’exemplaires vendus (sur un tirage initial annoncé de 2,48 millions), bénéficiant d’un battage médiatique sans précédent qui célébrait le premier Astérix qui ne soit pas dessiné par Uderzo. À lui seul, il représente 4 % des ventes totales du marché pour 2013.

La série Les Légendaires de Patrick Sobral, dont le style n’est pas sans rappeler les productions japonaises, confirme sa progression remarquable depuis 2009 — et devient la deuxième série la plus vendue (hors manga) derrière Astérix mais devant The Walking Dead.

Présent parmi les meilleures ventes de 2012 avec le premier tome de la série, The Walking Dead confirme en classant quatre volumes dans le Top 50.

Dupuis prend le contrôle de Marsu Productions, détenteurs des droits du Marsupilami et de Gaston Lagaffe.
Les éditions 12bis (fondées en 2008) sont rachetées par Glénat après avoir été placées en redressement judiciaire.
Les éditions Emmanuel Proust (fondées en 2002) sont placées en redressement judiciaire en juin 2013. Elles seront finalement rachetées par les éditions Paquet en février 2014.

Tops

«Cette liste rappelle […] que la BD est, comme le cinéma ou la musique, un monde de mastodontes. Le marché est sur-dominé par des franchises vieilles de dizaines d’années, au succès public immense et qui ne laisse que des miettes aux autres auteurs.»

— Vincent Leconte, «BD les plus vendues en 2013 : toujours les mêmes…», Le Nouvel Observateur, 7 février 2014.

Sur la période 2000-2013, les tops annuels publiés par Livres Hebdo/Ipsos MediaCT mettent en lumière un tassement très net des meilleures ventes de bande dessinée. En excluant les séries manga de cette analyse, on constate que le poids des cinq premiers titres sur l’ensemble du marché a été divisé par deux entre le début des années 2000 (d’environ 10 % des ventes globales en moyenne) et ces cinq dernières années (autour de 5 % des ventes globales).
Il apparaît de plus que le «Top 5» est un club très exclusif qu’occupe très largement un petit nombre de séries : Titeuf et Blake et Mortimer (9 apparitions chacune), XIII (8 apparitions), Largo Winch (7) et Le Chat (6) représentent plus de la moitié des références ainsi distinguées. Comme on peut le constater dans le tableau ci-dessous, il y a peu de renouvellement au sein des «locomotives» du marché — puisque l’on ne compte que trois nouveaux venus (Blacksad, Lou ! et Les Légendaires), auxquels il faut rajouter le diptyque Quai d’Orsay et la Planète des Sages de Jul et Charles Pépin, unique one-shot* de la liste.

De manière générale, on observe que c’est l’ensemble des meilleures ventes qui perd régulièrement du terrain, peinant à atteindre les niveaux des années précédentes. Ainsi, la meilleure vente pour 2011 (Le jour du Mayflower, vingtième tome de la série XIII) aurait été seulement classée vingtième en 2001. Au global, les 30 meilleures ventes d’albums enregistrent un sévère -60 % lorsque l’on compare la période 2002-2004[39] et la période 2010-2012, suivant une courbe admirablement proche d’un modèle polynomial[40] qui laisse entrevoir une stabilisation autour des deux millions de volumes cumulés pour l’ensemble des 30 meilleures ventes d’albums.


La situation sur le segment du manga est radicalement différente et met en avant deux phénomènes distincts. D’une part, l’installation du manga en France, avec une forte croissance sur 2003-2007, puis une stabilisation du Top 30 légèrement en dessous des 1,4 millions d’exemplaires cumulés. D’autre part, une concentration extrême autour d’une poignée de séries : si une vingtaine de séries figurent au sein des Tops 30 manga sur la période 2003-2013[41] (contre près de 90 pour les Tops 30 hors manga de la même période), les séries Naruto, One Piece et Fairy Tail y sont surreprésentées avec plus des deux tiers des références. On note d’ailleurs les montées en puissance et passages de témoin successifs, Naruto connaissant un pic en 2006 (avec pas moins de 25 des 30 meilleures ventes en manga), puis One Piece en 2012 (15 des 30 meilleures ventes en manga) et enfin Fairy Tail en 2013 (15 des 30 meilleures ventes en manga également).


Notes

  1. Plusieurs données tirées de cette enquête ont été publiées sur neuvièmeart 2.0, et sont regroupées au sein d’un dossier dédié.
    Pour approfondir ce sujet plus avant, on pourra se reporter à l’ouvrage collectif à paraître, réalisé sous la direction de Benoît Berthou : La bande dessinée : quelle lecture, quelle culture ?, BPI, 2014.
  2. Il faut souligner que la bande dessinée ne faisait pas l’objet de questions spécifiques au sein des études sur les Pratiques Culturelles des Français conduites en 1973, 1981 et 1988.
  3. Christophe Evans & Françoise Gaudet, «La lecture de bandes dessinées», mars 2012.
  4. … alors même que, contrairement à l’étude de 1997, qui ne portait que sur les lecteurs âgés de 15 ans et plus, l’étude 2011 considérait les lecteurs de plus de 7 ans.
  5. Ainsi, toujours selon les résultats de l’enquête 2011, 78 % des non-lecteurs de bande dessinée âgés de 15 à 59 ans se déclarent anciens lecteurs.
  6. Ce seuil marque également l’entrée dans une lecture «installée», qui se traduit par un investissement plus marqué du lecteur dans l’ensemble des pratiques périphériques et des modalités d’accès à la bande dessinée.
  7. Le principe de Pareto, également appelé «principe des 80-20», est un phénomène empirique constaté dans certains domaines, pour lesquels environ 80 % des effets sont le produit de 20 % des causes. Il est généralement utilisé comme outil d’analyse (en particulier dans le domaine de l’entreprise), permettant de distinguer les éléments stratégiques des éléments plus secondaires.
  8. Si l’on observe une nette corrélation entre intensité de lecture et intensité d’achat, les deux pratiques ne se recouvrent pas et établissent une cartographie de pratiques plus complexe.
  9. On notera cependant que ces boutiques embrassent une sorte de «culture manga», et proposent souvent des ouvrages ayant traits à des aspects aussi divers que la mode, la cuisine japonaise et les dessins animés.
  10. Du moins, pas au sein des outils de suivi global du marché. Des analyses spécifiques sur le segment sont néanmoins possibles, et donnent parfois lieu à des commentaires spécifiques.
  11. Extrait du questionnaire «adulte» utilisé pour l’enquête «La lecture de bandes dessinées» en 2011.
  12. Dans L’état de la bande dessinée, publié en 2009, Mathieu Sapin rapportait la définition proposée par Didier Pasamonik : «une bande dessinée qui se vend en librairie généraliste et qui ressemble (d’extérieur du moins) à un roman».
  13. Extrait de «17. une typologie du lecteur selon les genres lus», dans le dossier «l’enquête sur la lecture de bandes dessinées en France» sur neuvièmeart 2.0.
  14. Cf. «16. Les “parts de marché” des genres selon l’âge», dans le dossier «l’enquête sur la lecture de bandes dessinées en France» sur neuvièmeart 2.0.
  15. Arbitrairement fixés à la part des lecteurs les plus actifs réalisant 50 % des lectures du secteur donné.
  16. Extrait de «2013 : l’année de la décélération», ACBD, décembre 2013.
  17. La répartition de la production par genre vient immédiatement à l’esprit : Trolls de Troy (et ses calembours parfois douteux) est-elle avant tout une série fantastique ou une série humoristique ? Mais on peut étendre ces réserves à la répartition par éditeurs (quid de la situation de Futuropolis, relancé conjointement par Gallimard et Soleil avant le désengagement de ce dernier ?), par origine géographique (Icare de Moebius et Taniguchi, production japonaise ou franco-belge ?) ou même par format éditorial (la série des Julius Corentin Acquefacques signée Marc-Antoine Mathieu, publiée en albums cartonnés, relève-t-elle des romans graphiques et livres expérimentaux, ou s’inscrit-elle dans la bande dessinée franco-belge traditionnelle ?).
  18. «Réponse de l’ACBD au communiqué du groupe Delcourt», communiqué de presse du 3 janvier 2014.
  19. Pour seul exemple, on mentionnera ici la question de la «surproduction» qui, du point de vue de la chaîne de commercialisation (distributeur-diffuseur-libraire) s’exprime bien plus en termes de références disponibles qu’en termes d’œuvres.
  20. Pour être tout à fait précis, il existe un troisième service, Edistat, qui donne également accès à des indications de ventes pour le marché du livre. Nous ne l’avons pas inclus dans notre analyse, d’une part parce qu’Edistat n’a, à notre connaissance, jamais communiqué d’estimation de taille de marché, que ce soit pour le livre en général ou pour la bande dessinée en particulier ; d’autre part, parce que ses chiffres sont notoirement sujets à caution, certainement du fait d’un panel nettement plus restreint (1 200 points de vente hors Club et VPC, cf. ce document) que ses deux concurrents.
  21. Le seul abonnement à la revue professionnelle Livres Hebdo, par exemple, se monte à 390€ par an pour son édition papier, et 336€ pour la version numérique.
  22. Ces précisions sont données notamment à la fin du communiqué disponible en ligne à l’adresse : http ://www.ipsos.fr/ipsos-mediact/paroles-experts/2010-12-17-livre-rmn-integre-panel-ipsos
  23. Descriptif disponible en ligne. On notera ici que l’écart concernant le nombre de points de vente couverts par les deux panels semble lié en priorité aux produits considérés : livre uniquement pour Ipsos contre produits culturels en général pour GfK. La liste des réseaux couverts par chacun des instituts illustre bien ces deux approches différentes.
  24. À ne pas confondre avec la vente à distance, qui correspond aux ventes par Internet.
  25. Le titre complet de ce rapport, remis en mars 2009 par Hervé Gaymard à la Ministre de la Culture et de la Communication, est «Situation du livre : évolution de la loi relative au prix du livre et questions prospectives». Le rapport est disponible en ligne.
  26. Dernières données publiées proposant un tel détail. Les deux dernières éditions des Chiffres-Clés de la Culture (pour 2012 et 2013) ne fournissent que des données provisoires basées sur un panel multi-clients de 3 000 personnes. Un «avertissement important» précise qu’«En raison d’une modification du mode de recueil des informations, les données 2012 issues du nouveau baromètre Achats de livres de TNS-Sofres ne sont pas directement comparables aux données issues du panel Achats de livres de 10.000 personnes précédemment diffusées par le Ministère de la culture et de la communication (données 2010 et antérieures).» Ces enquêtes introduisent de nouvelles catégories, regroupant VPC, courtage et clubs, et intégrant les soldeurs à la catégorie «autres». Pour référence, le poids du circuit VPC, courtage et clubs (hors internet) y était ainsi estimé à 14 % en 2012 et 14,5 % en 2013.
  27. La «longue traîne», ou «long tail» en anglais, désigne la mutation qu’Internet apporte aux modèles économiques actuels. Elle se définit par une importance de moins en moins grande des articles les plus visibles sur le marché, accompagnée d’un accroissement du nombre d’articles bénéficiant d’une visibilité moins grande et intéressant chacun un nombre plus restreint de consommateurs. Dans cette nouvelle donne, les ventes cumulées des articles qui vendent très peu (et qui bien souvent ne sont disponibles qu’à l’achat en ligne) deviennent plus importantes que les ventes des best-sellers. Voir Chris Anderson, The Long Tail, Wired 12.10, 2004 et Chris Anderson, La Longue traîne, Village Mondial, 2007.
  28. Estimation corrigée en extrapolant la part des ventes en ligne pour les années antérieures à 2010, pour des raisons de cohérence.
  29. Soulignons cependant que GfK inclut dans les ventes du segment manga un certain nombre de titres qui ne relèvent pas stricto sensu de la bande dessinée (revues spécialisées, manuels de dessin, agendas, etc.) et qui ne figurent pas au sein des ventes comptabilisées par Ipsos. En 2012, ces titres représentaient 1 % du total manga comptabilisé par GfK.
  30. Ces notes de synthèses sont reprises dans les rapports d’activité annuels du SNE, dont les éditions 2010 à 2013 sont également disponibles en ligne.
  31. Descriptif disponible en ligne.
  32. Non seulement par le biais des relevés hebdomadaires (sur abonnement), mais également sous forme d’un outil de requête en ligne dédié.
  33. Notons que la plupart des diffuseurs fixent à un an la durée maximale de garde pour un libraire, soit la période durant laquelle le retour d’un ouvrage est soit remboursé, soit crédité à son compte. Cependant, la pratique montre une situation beaucoup plus permissive au niveau des délais.
  34. On pourra à cet égard se pencher sur l’exemple de la sortie du dernier Largo Winch, présenté à demi-mot comme la raison essentielle de la progression du chiffre d’affaires de Dupuis dans cet article des Échos : Nathalie Silbert, «Une pépite dans un marché de la BD plutôt morose» (daté du 23 juillet 2012). Avec «un premier tirage de 450.000 exemplaires, « un peu plus élevé que d’habitude »» et un volume précédent «commercialisé à 380.000 unités», se dessine en effet une belle progression. Cependant, les chiffres de tirages initiaux communiqués par ce même éditeur à Gilles Ratier font état d’une réalité légèrement différente : non seulement le volume précédent aurait ainsi été tiré à 470 000 exemplaires (soit bien plus que les 380 000 exemplaires «commercialisés» qui correspondent, renseignement pris, à la mise en place), mais les 450 000 exemplaires du tirage «un peu plus élevé que d’habitude» sont en fait la quantité la plus faible affichée pour un volume de Largo Winch depuis que l’ACBD publie ses bilans annuels (2000). La conclusion est simple : soit Dupuis a communiqué des chiffres erronés pour les tirages de ses ouvrages, soit on assiste ici à un exercice de promotion assorti d’un rien de passe-passe dans la présentation des chiffres.
  35. Morceaux choisis tirés de «Des bulles hors de la fiction», Fabrice Piault et Anne-Laure Walter, Livres Hebdo n°938 (25 janvier 2013), pp.71-78.
  36. Sur la période 2000-2013, parmi les 14 livres dessinés par Tardi, seuls le neuvième album des Aventures Extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec (intitulé Le labyrinthe infernal, chez Casterman en 2007), le second volume de Putain de guerre ! (avec Jean-Pierre Verney, chez Casterman en 2009) et l’adaptation de Ô dingos, ô châteaux ! (d’après Jean-Patrick Manchette, chez Futuropolis en 2011) n’apparaissent pas dans le Top 50 des meilleures ventes lors de leur sortie.
  37. Appartenant aux séries suivantes : Le petit Spirou, Boule et Bill, Titeuf, Cédric, Kid Paddle et Litteul Kévin, auxquelles il faut rajouter les recueils Mega Tchô.
  38. Rattachées aux éditions l’école des loisirs, elles sont la nouvelle maison d’édition de Louis Delas, ancien directeur général de Casterman entre 1999 et 2012.
  39. Nous avons choisi d’exclure de cette comparaison l’année 2001, du fait de la performance exceptionnelle d’Astérix et Latraviata (près de 2,3 millions d’exemplaires vendus).
  40. Soit une équation de la forme a + bx + cx² +… (où a, b, c sont des coefficients déterminés et x la variable). Dans notre cas, il s’agit d’un modèle polynomial de degré 2 (donc en ).
  41. Nous ne disposons pas de données antérieures à 2003 pour le manga.
Dossier de en octobre 2014