En attente d’une théorie, mirages

de

Il y a encore en substance, derrière l’assignation du dessin à un destin formel véhiculaire de sens, une mise à l’écart de toute question de subjectivation (nous verrons plus tard de quelle manière Scott McCloud se débarrasse de cet encombrant problème). Cette zone d’impensé relègue sans doute la subjectivation dans les annexes d‘une pratique artistique comme petit problème identificatoire ou comme marotte, tel que McCloud et tant d’autres la résument par la notion de style… Cet exil de toute advention du sujet par sa pratique nous éclaire sur les étranges diagrammes par lesquels McCloud range des travaux d’auteurs comme autant de cellules discrétisées, de séries objectives, d’un même organisme fonctionnel. Il ne fait pour lui aucun doute que la question du sujet n’est qu’une façon de parler, au même titre que la forme d’une œuvre d’art n’est qu’une façon choisie d’adapter pour un discours une organisation de moyens plastiques disponibles.
Précisément, Scott McCloud écrira à propos des conditions de création d’une image que le mouvement qui y préside est «un style, si vous voulez»
Si on veut. Que nous dit-il ici, si nous voulons ? Que le style (acceptons momentanément sa terminologie) n’a pas de temporalité, il n’a que de l’espace pour se formuler. Il n’est pas pris dans la vie, il ne reflète aucune vérité propre à son temps de production ni au corps par lequel il fait mouvement de cette vie, il est le trajet qui va d’une expression (difficile avec McCloud de savoir si elle ressortit au domaine des perceptions ou à celui d’une espèce d’intériorité psychologisante) à sa réalisation.
La subjectivation n’étant pour McCloud ni une opération de sens ni même sa cause, que serait-elle sinon un parasite de l’activité dans le pire des cas (qui joue contre l’intelligibilité immédiate d’un dessin voué à interpréter le réel selon les termes mêmes de McCloud) et un caractère social de distinction dans le meilleur. Voilà qui invite à la notion de style, en tant qu’il a une vocation d’efficacité, de rendement, en un mot : de certitude.
Cette relation saisit l’image en enclos des significations qui refermera le livre sur son propre jeu de signes en attente de déchiffrement, comme s’il était complètement indifférent que l’on passe d’un lecteur à un autre (voici la lecture conçue comme expérience objective) : cette relation — à un lecteur quelconque, donc — n’a rien de mystérieux, rien d’inédit, rien qui échappe à la machine transactionnelle de sens, le domaine qui est le sien devra répondre aux exigences de pragmatisme de McCloud. Elle est un contrat. Autant dire qu’il existe alors un paradoxe des communications non réalisées, qu’il faudrait appeler, je suppose, des lectures ratées ? Je laisse à Duvignaud[1] le soin de répondre à ce paradoxe :
«Ceux qui regardent l’art comme une simple «expression» suggérant par-là que le créateur définit des formes préexistantes à sa pensée et traduit tout haut ce qui se trame dans les profondeurs silencieuses et collectives, ceux-là n’entendent rien à la création : l’imaginaire n’apparaît-il pas, dans ses formes valables, comme une tentative des formulations d’attitude non encore définie dans l’expérience ou anticipant sur elle et dont l’intentionnalité est la recherche d’une communication tendant à la création de groupements fictifs ? Ainsi, l’individu créateur, loin d’être un individu parce qu’il crée, ne l’est qu’en raison de la non-réponse actuelle que lui témoigne une expérience commune dont il trouble nécessairement les structures puisqu’il en appelle à des communications non encore réalisées.»

Dans une recherche sur le champ artistique, dans une réflexion sur l’art, l’appel à la scientificité — son vocabulaire, sa méthode, sa régulation — excède largement le cadre des fétiches de l’intelligibilité (ce qui est, déjà, bien trop lui céder) en voulant également étendre sa rationalisation à la prédictibilité ; ainsi des jeux de causes génétiques, des assignations de sens, des modes de lectures. Rêve de puissance à finir. De son côté, la formule d’Albert Einstein conduit aussi bien à une explosion à Nagasaki, une horloge atomique ou un voyage sur la lune : il y a une ligne de causalité sans reste qui, même lorsqu’elle ne s’effectue pas complètement, dans toutes ses potentialités, ne produit pas pour autant des rails de dérégulation. Il n’en va pas de même pour l’art : aucune anthropologie ne conduit à peindre les peintures de Jasper Johns, ni à les aimer. L’art n’est pas une fonction, et aucune fonction ne le régule.

Notes

  1. Jean Duvignaud, L’anomie.
Dossier de en janvier 2013