Comment j'ai écrit certains de mes livres

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L’écriture de Betty recoupe plusieurs impératifs (au sens où Bataille disait d’une œuvre quelle s’impose à son auteur), sans doute assez difficiles à imaginer conjoints dans un même projet, mais contemporains dans mes préoccupations du moment (les planches de Betty sont dessinées tout au long de l’année 2007) ; ces motifs se sont assemblés sans autre raison que leur urgence et, comme toujours, le livre a échappé aux rails sur lesquels je m’attendais à le voir glisser.

Du motif principal, je pourrais donner une origine historique : être adulte, pour certains, se gagne sur le dos des enfants et sur leur réduction à petit feu dans la honte d’être nés. Ainsi, prise dans la rage constante de son père, dans l’affolement continu de règles instables, absurdes, était sortie de l’enfance une femme de mon entourage aimable en tout point qui ignorait qu’elle pût l’être. Quelque chose comme une folle justification venait sanctionner toute possibilité d’être aimable par qui que ce soit, sous peine de renvoyer la brutalité des origines à une sorte d’intolérable arbitraire qui, pourtant, en avait été le socle.
Elle avait toujours rêvé, me disait-elle, pratiquer telle ou telle discipline artistique. Qu’un adulte puisse vous dire qu’il a toujours rêvé de faire quelque chose est très troublant quand rien ne semble lui interdire ce quelque chose ; tout est là, à portée de sa main, mais une galaxie ne serait pas plus infranchissable que la fine membrane enveloppant fermement une désastreuse représentation de soi. Il faut admettre que de puissantes contraintes biographiques rendent inaccessibles les choses les plus proches de soi, sans perspective apparente d’y rien changer. Encouragée à empoigner des outils dont elle se sentait indigne, des livres qu’elle imaginait réservés à des âmes mieux nées qu’elle, et d’une manière générale à se saisir de tout ce qu’une violence historique lui avait désigné comme inaccessible ou interdit, elle découvrit que rien de tout ça ne lui était, en vérité, étranger. Que ça lui appartenait sans réserve de toute éternité, de toute légitimité.

De tout ceci, qui réveillait chez moi les liens unissant la vie à l’art (le second en tant qu’affirmation la plus puissante de la première), j’avais très envie de parler. Il n’était pas question d’aborder ces questions sous un angle biographique pour lequel je n’éprouve que de la répugnance ; je désirais accompagner un double mouvement de sa naissance à son achèvement, celui d’une vie naissant à l’art et celui par lequel elle se constitue des œuvres mêmes dont elle rend possible l’apparition. Le livre formerait une sorte de parenthèse capable de les tenir fermement superposés. Comme Tony Duvert piégeant son roman sur l’île Atlantique pour y céler la série finie des personnages et des actions, je composerais une vie intense mais brève, fulgurante, dont la première page pourrait marquer la découverte de la peinture et la dernière la mort du personnage ; le corps de Betty y formerait la silhouette fluctuante, sans âge précis, sans contour fixe, dans laquelle pourraient se manifester les lignes narratives violentes où se prennent tant de vies piétinées. Sur la table de travail, désossé, déchiré, traînait un exemplaire de La Fortune de Betty de Eudoxie Dupuis, illustré par Birch. Betty avait gagné un nom et un début de visage.

Il m’était devenu assez vite évident que je devais y agréger une lecture de l’historicité générale des positions minoritaires. Y dessiner une sorte de portrait commun des réprouvés. À la question « Pourquoi faites-vous de la philosophie ? » B. Preciado répond que dès sa petite enfance elle était traitée comme une sale petite gouine. Il lui fut urgent de s’armer pour comprendre ce qui l’excluait, ne serait-ce que pour déterminer son implication personnelle réelle dans ce qu’un monde lui renvoyait de sa culpabilité. Le lien entre toutes les expressions minoritaires, artistiques ou philosophiques, se tisse depuis la violence faites aux enfants dès les premières rencontres avec le corps social et sa puissante détermination normative. Ce lien entre les corps chétifs et recrachés par les structures sociales, les institutions, les groupes d’affinités, les clubs, est le trou noir de toute société civilisée dans lequel se cache le vrai monde ; celui qui n’abdique rien pour lui-même, ne se refuse rien, rit de toute forme d’autorité, se soustrait à toutes les formes instituées de gratifications pour fonder seul son ordre, impossible, grotesque, irrécupérable, de grandeur. Tous mes amis sont restés ces petits monstres, ces erreurs sociales, les lopettes, débiles, minables, bizarres, de la cour d’école. Ils auraient pu, comme j’aurais pu moi-même, en crever. Ou pire, gommer leurs aspérités pour ressembler à leurs milliards de tortionnaires possibles. Le plus sage était de prendre la position de Topor : si vous prenez un taxi et que vous dites « chouette, il pleut », en général le chauffeur vous regarde avec une haine… ! comme si vous étiez le responsable de ce temps là. Je trouve ça chic d’être le maître du temps. Alors vous ajoutez : « J’espère que demain il pleuvra aussi ».

Le deuxième motif de Betty est, disons, politique : il vise d’une certaine manière quelques aspects déplaisants de ma pourtant déjà si petite famille éditoriale. Le kit de modernité complice. Au début des années 70, la rature vaguement scripturale et faussement modeste était devenue une sorte de motif scandant les revues d’avant-garde littéraire. Elle assurait les écrivains sans imagination d’avoir un peu l’air dans le coup sans mettre en péril ce qu’on pouvait toujours lire derrière les faux repentirs imprimés. Ça aurait quand même été dommage de gâcher de la vraie bonne écriture derrière des gribouillis. Dans la revue Art Total, Michel Vachey se foutait de ces héros de pacotille qui incarnent la lâcheté artistique et l’âme retardataire D’une ribambelle de Pollock aux ongles propres qui se dandinent prudemment derrière ceux qui, inventant à leur place le monde, le payent également à leur place de leur immense solitude, nous serons éternellement embarrassés. Les faussaires aiment se rassurer en imaginant une collectivité plus créative que les sujets qui la composent. Après tout, tout le monde s’inspire bien de quelque chose, non ? Mais le portrait bien étriqué d’un artiste en chroniqueur du temps qui passe ne résiste pas, pourtant, à certaines observations simples : le génie dérisoire nécessaire pour récolter une simple rature sur la page et en faire un mouvement d’écriture avait manqué pendant des siècles avant d’éclore comme un essaim de sauterelles dès lors que la première avait été posée.

De cette observation-là, pas mal d’autres choses auraient pu naître évidemment, et bien différentes de Betty ; notamment des réflexions sur le plagiat (elles ne sont revenues me hanter que quelques années plus tard, pour aboutir à Hapax). Elle devait me conduire ici, essentiellement, à trouver un mode de travail par lequel je m’interdirais tout vilain effet d’artisticité dont je trouvais encore mon travail dangereusement encombré (quoi de plus sinistre que l’espèce d’autorité historique acquise par une bande dessinée dont le seul trait d’audace est la mise en cases de vieilles croûtes ? Elle travaille à recycler les greniers de l’histoire de l’art avec des angoisses d’artisan en mal de reconnaissance). C’est principalement parce que jusqu’ici je ne parvenais pas à dégager mon rapport à la couleur dans mes peintures de mon usage de la couleur sur mes planches — et parce que ces malentendus persistaient — que je ne franchissais pas le cap et ne publiais que des planches en noir et blanc. Betty devait devenir, d’une certaine manière, mon modeste gradus pour un usage narratif de la couleur, exclusif de mon travail de peintre, concourant avec le reste à produire les conditions et les mouvements du récit.

Le dernier motif qui s’imposait à moi, par la solution expéditive que je lui ai apporté, entraîna les deux autres dans la possibilité, enfin, d’aboutir à un livre : je cherchais depuis un moment le plus grand dérèglement possible pour m’arracher à mes sales habitudes graphiques, une méthode qui m’écarterait brutalement de ce que je sais faire ou crois savoir faire. Peu convaincu par diverses expérimentations plastiques, par des tentatives d’écriture selon des protocoles de plus en plus tordus, J’ai décidé de commencer une partie de jeu sous une contrainte plus forte et moins formaliste, celle produite par des hallucinogènes naturels. Il a fallu alors trouver des protocoles ritualisés pour encadrer ces espèces de marathons de travail de sept ou huit heures serrées, en conservant au maximum mon attention tendue. Ces préparatifs enfin établis, j’ai commencé, sans calcul, sans savoir ce qui allait naître de ces premières séances, à dessiner les pages de Betty : c’est sous l’effet aussi désinhibant que handicapant de ces hallucinogènes que se débloqua la possibilité d’aborder ce sujet biographique qui me tenaillait à vide depuis des années. Un récit invitant à l’ivresse, à l’abandon de tous cadres sociaux, se devait d’être au moins aussi furieux,délivré, que son objet prétendait l’être. Les errances du pinceau ou du crayon sur la page, cherchant à s’arrimer au récit, à le produire, les fuites d’un texte aussi bien dans l’instabilité de son tracé que dans l’approximation de ses énoncés, sont autant de coups grotesques portés à la tragédie en cours par une contradiction radicale : celle que représente un désir opiniâtre de maîtrise dans un chaos psychotrope. Retrouver un gomme peut y prendre une heure et il faut abandonner assez vite tout espoir d’utiliser la couleur qu’on veut pour se satisfaire de la couleur qu’on trouve. Alors, peu à peu, mon travail de peintre s’est déplacé dans d’autres lignes de recherche, quittant les couches et la temporalité propre du tableau. Il s’est mis à déborder mon travail de bande dessinée, à l’ouvrir. Betty n’est en aucun cas de la peinture mise en cases, mais une bande dessinée qui parle, entre autre chose, de peinture.

Une nouvelle condition de travail, désormais en œuvre dans tout nouveau livre, en résulta : ne pas abandonner ce qui est raté, qui est au moins aussi important que ce qui est réussi. Un mauvais dessin. Une idée lourdement exprimée. Un enchaînement mal parti, foireux. Ce qui rate révèle, par exemple, quelques fissures dans ce qu’au cinéma on appelle le quatrième mur. Ce qui rate, également, dénude certains fils du récit et fait jouer les illusionismes narratifs dans d’autres opérations : ce qui rate réveille l’espace critique et demande des comptes à la hautaine certitude de tout ce qui réussit.

C’est même une question politique, une cause à défendre ; car il y a du politique nettement plus agressif dans ce qui rate que dans ce qui se plie à ma volonté de faire un récit selon mon empire. Rater est parfois — surtout quand il s’agit de cible critique — sauver un récit de la position surplombante par une fissure dans la trame des énoncés autoritaires, ceux par lesquels on voudrait à tout prix convaincre de quelque chose. Il faut voir le dessin raté comme une opportunité dialectique (comme le sauvetage du récit lui-même par son manque ou par sa faillite). Il y a là-dedans quelque chose qui ridiculise la prétention à bien faire, c’est-à dire, au fond, « à tromper son monde ». Il ne s’agit pas de cette spontanéité faussement candide censée se sauver des académismes par des petits effets de vitesse, par des manières de croquis, de jeté ; car ça, ce sont encore des académies qui confondent le trottinement et la danse. Le dessin ne s’y dégage du pompiérisme rigide que pour cabotiner dans les lignes furtives d’un lyrisme d’éternel étudiant. Le griffonné sympa. Le peinturé lyrique. Con comme un papillon. Se rater en beauté, c’est s’enterrer dans les profondeurs. C’est tout le contraire de ces esquisses zébrant les pages qui n’osent jamais le dessin, hanté qu’est leur auteur par l’idée qu’on le voit bien, surtout, en train de dessiner. De donner de la vie à son dessin. Bon sang quelle vanité ! Quelle clownerie ! Le faux raté est sans aucun doute encore plus détestablement putassier que le conservatisme artisan fier de ses gammes.

Dossier de en juillet 2016