Concert dessiné à Avignon
C’est un double événement qui a eu lieu dans la cour d’honneur du Palais des Papes, à Avignon le 24 juillet. Un concert de rock au cœur de la programmation officielle de la plus importante manifestation internationale du spectacle vivant contemporain constitue en soi un événement rare. On le doit à la complicité de Rodolphe Burger, fondateur du groupe Kat Onoma, avec le poète et romancier Olivier Cadiot, artiste associé de cette 64ème édition du festival d’Avignon. Impliqué dans plusieurs manifestations du festival, le guitariste rock, a proposé de renouveler, dans la cour d’honneur, la performance du Concert Dessiné qu’il avait déjà réalisée dans le cadre du festival d’Angoulême sur une proposition de Dupuy et Berberian. Il s’agissait donc aussi d’un moment important pour la bande dessinée puisque ce «concert dessiné» accueillait sur scène deux de ses auteurs les plus talentueux. Bien que la performance ressorte plus de l’illustration que de la bande dessinée, et malgré la communication prudente du festival,[1] l’intervention de Dupuy et Berberian dans un lieu emblématique du théâtre contemporain doit bien être considérée au regard du parcours de légitimation de la bande dessinée au sein du paysage culturel.
Le dispositif est désormais connu, mais il prenait des dimensions inhabituelles dans la cour d’honneur : au centre de l’immense scène, avaient pris place Rodolphe Burger et ses musiciens (Julien Perraudeau à la basse, Alberto Malo à la batterie), accompagnés d’un invité de marque, le trompettiste Erik Truffaz. De part et d’autre, étaient dressées deux tables à dessins pour Charles Berberian, côté jardin et, côté cour, Philippe Dupuy, surmontées chacune d’un portique soutenant les caméras verticales (et encadrant curieusement les deux dessinateurs dans des sortes de cases…) La superposition de leurs dessins se projetait sur l’imposant mur de la cour d’honneur.
À chaque nouveau morceau, Dupuy et Berberian s’engageaient dans la réalisation d’un dessin qui se construisait à deux mains pendant la durée de la chanson. Sans réellement donner vie au dialogue entre l’écran, la musique et l’image, annoncé par Rodolphe Burger dans le programme (les musiciens tournaient le dos à l’image projetée et ne semblent pas s’en nourrir), Dupuy et Berberian se sont inscrits dans une logique d’illustration et de réinterprétation graphique des morceaux, créant en direct des images parfois très réussies comme ce portrait de Bashung sur la chanson hommage Samuel Hall ou le dessin de Un Nid ?
Au delà de la qualité graphique et illustrative, somme toute attendue de la part de Dupuy et Berberian, leur dessin a réussi à plusieurs reprises une intéressante alchimie avec la musique de Rodolphe Burger en se développant avec elle et en la prolongeant par de nouvelles sensations. La chanson Marie en donna la plus remarquable illustration lorsque Dupuy et Berberian firent naître un portrait de femme puis l’effacèrent progressivement comme s’efface le souvenir d’un être aimé duquel on est trop longtemps éloigné. Ici, le dessin n’illustrait pas seulement la chanson, il l’emmenait dans une autre direction et la complétait par une forme de narration graphique. Sur Lady of Guadelupe, en réalisant leur dessin très progressivement et en donnant peu d’indices sur la direction qu’ils suivaient, les deux dessinateurs parvinrent à focaliser l’attention des spectateurs dans une forme de suspense, apportant ainsi une tension inédite à la chanson. La belle icône qui apparut en point d’orgue à la fin du morceau lui conféra une persistance visuelle émouvante.
Ces deux réussites ponctuelles suffisent à démarquer le concept de concert dessiné de son faux cousin, le concert de dessins, proposé tous les ans au théâtre d’Angoulême. Alors que ce dernier montre à un public de fans une performance de dessinateurs (avec le coté fétichiste du «bien dessiner»), agrémenté d’une musique d’accompagnement, le concert dessiné proposé par Rodolphe Burger et Dupuy et Berberian constitue une œuvre originale dans laquelle le dessin tente de compléter la musique et réussit parfois à l’enrichir d’une autre dimension, narrative et visuelle.
La soirée revêtait toutefois un autre enjeu qui dépassait la question de la qualité du spectacle donné : la confrontation au site, imposant par sa taille et sa configuration et intimidant par son histoire.
Le rock de Rodolphe Burger et de ses musiciens fut à la hauteur du lieu. Ample et majestueux, il se déployait pleinement dans l’espace de la cour d’honneur. Au cours d’une douzaine de morceaux de sa composition et de quelques reprises (Love will tear us apart de Joy Division, Play with fire des Rolling Stones et, en rappel, Radio activity de Kraftwerk), Rodolphe Burger, très élégant dans ses postures de guitariste rock a donné un somptueux concert.
Dupuy et Berberian ont semblé, quant à eux, prendre l’évènement sous l’angle du plaisir, refusant de se laisser impressionner par la présence des deux mille spectateurs de la cour d’honneur et par le prestige du lieu. Les deux dessinateurs étaient visiblement heureux d’être sur scène : sautillant et dansant, Charles Berberian quittait fréquemment sa table pour arpenter l’arrière de la scène, disparaissait derrière son pupitre, pour en ressurgir soudain, un feutre entre les dents et un autre en main… Plus discret, Philippe Dupuy y est quand même allé d’un petit solo d’air guitar. Ils s’amusaient visiblement.
Si cette attitude décomplexée a certainement libéré la créativité et la virtuosité des deux dessinateurs, elle est toutefois problématique au regard des enjeux associés au site de leur performance. En considérant l’immense mur de la cour d’honneur comme une simple surface de projection, Dupuy et Berberian ont fait l’impasse sur l’exploration de ses propriétés physiques (couleur, relief, dimension, architecture) et sur la référence à de sa valeur historique (qu’il s’agisse d’histoire du théâtre ou d’histoire de France). Par ailleurs, en affichant une attitude de fans de la musique de Rodolphe Burger, les dessinateurs se sont mis eux-mêmes dans la posture du public, faisant abstraction des imposants gradins de la cour d’honneur. Plusieurs générations de comédiens, de metteurs en scène et de dramaturges se sont confrontés avec plus ou moins de bonheur à ce mur et à cette cour ; en les dédramatisant (dé-dramatisant), Dupuy et Berberian semblent s’être dérobés face à la difficulté d’avoir à les réinvestir par leur forme d’expression artistique. Il serait toutefois injuste de les taxer de désinvolture tant il est probable qu’ils ont été confrontés à des contraintes logistiques limitant leur ambition : coincé entre deux représentations de Richard II, le concert dessiné n’a certainement bénéficié que d’un temps d’installation et de répétition réduit au minimum.
Le public, venu nombreux ce soir là, a réservé un accueil des plus chaleureux aux artistes. La cour d’honneur s’est levée pour saluer Philippe Dupuy, Charles Berberian, Rodolphe Burger et ses musiciens. Et pourtant, malgré l’indéniable succès public et le plaisir donné aux spectateurs, le spectacle a déçu quelques attentes. Il convient toutefois de faire la part des déceptions.
Tout d’abord, rappelons une évidence : un concert dessiné n’est pas de la bande dessinée. Il ne possède pas les mêmes atouts, ni ne produit les mêmes effets. Un film de Riad Sattouf ou de Joan Sfar n’est pas jugé à l’aune de ce qui est attendu de leurs bandes dessinées ; un concert dessiné de Dupuy et Berberian n’a en commun avec un album de Monsieur Jean que la personnalité des auteurs et la qualité de leur dessin. L’espoir de retrouver ici les propriétés de la bande dessinée, de les voir rayonner en terre de théâtre est donc forcément déçu.
Il y a ensuite le rendez-vous manqué avec un lieu chargé d’histoire : en n’investissant pas pleinement le site de leur performance, les dessinateurs n’ont pas pu appréhender l’évènement dans tous ses enjeux. Le défi proposé par ce concert dessiné dans la cour d’honneur en plein festival d’Avignon n’a pas été totalement relevé.
La dernière déception se rapporte aux aspects inaboutis de la forme «concert dessiné» elle-même : le dialogue avec la musique n’est pas encore complet, les images produites sont inégales dans leur impact et leur force… Mais l’énoncé même de ces carences fait apparaître les perspectives intéressantes qui s’offrent à la forme encore balbutiante du concert dessiné. En faisant preuve comme à leur habitude d’inspiration et d’implication, Dupuy et Berberian ont ouvert des pistes prometteuses qu’il faut explorer plus avant.[2]
Notes
- Le programme ne met en avant que le nom de Rodolphe Burger sous le titre «Concert dessiné» et, à la librairie du festival, qui propose les ouvrage des artistes du In (livres, DVD, CD, dont ceux de Rodolphe Burger), aucune bande dessinée de Dupuy et Berberian n’était en vente.
- Ils se produiront à nouveau le 28 septembre 2010 au théâtre de Sete puis le 15 janvier 2011 au Grand R à La Roche-sur-Yon.
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