Numérologie 2014

de

Identité(s)

«La bande dessinée est avant tout un art populaire destiné à la détente, qui doit être bien écrit et bien dessiné, d’une lecture facile.»

— Henri Filippini, in «Qu’est-ce que la bande dessinée»,
Comics World, 2001

Outre les différentes modifications de modèles et de marché que nous avons explorées dans ces pages, on peut légitimement se demander si la bande dessinée ne serait pas également en train de traverser une crise d’identité profonde, qui pourrait expliquer une partie des difficultés qu’elle rencontre. Pendant des années, le discours entourant la bande dessinée dans les médias s’est construit autour d’une série d’images qui se sont retrouvées fortement remises en question :

– le mythe des origines, au sein des suppléments du dimanche des grands journaux américains, avec le Yellow Kid d’Outcault en œuvre fondatrice[1] ;

– l’idée tenace d’une bande dessinée populaire (selon toutes les acceptions du terme) s’adressant aux «jeunes de 7 à 77 ans», mais avant tout destinée à la jeunesse ;

– la forme archétypale de l’album cartonné couleur (le «48CC*»), comme standard «naturel» du genre — impliquant également la domination de «l’aventure» et du divertissement comme ambition principale ;

– et enfin l’image d’une communauté unie par la passion, à la fois du côté des lecteurs mais également du côté des éditeurs et des auteurs.

Certes, le débat autour des origines reste avant tout du ressort des spécialistes, mais représente néanmoins un changement symbolique important : de medium destiné en premier lieu à des publications populaires, la bande dessinée apparaît comme avoir éclos dans de petits albums reliés, prisés par une élite[2] et bénéficiant dès la conception d’une approche théorique (l’Essai de Physiognomonie de Töpffer, publié en 1845).

C’est sur cette nouvelle base et dans un contexte de disparition des supports de prépublication[3] que vont ensuite œuvrer les deux événements marquants de ces vingt dernières années pour la bande dessinée, à savoir l’arrivée du manga et l’émergence de la scène alternative. Tous deux vont introduire de nouveaux formats de livres (format poche et roman graphique) mais aussi de récits. Ils vont de plus établir le noir et blanc comme norme et constituer de nouvelles communautés de lecteurs, aux discours et aux attentes très éloignés de ce qui s’était constitué traditionnellement autour de la «bédéphilie».
Pour autant, la vision d’une bande dessinée populaire et familiale (résultant de l’influence combinée de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, et de la devise programmatique du Journal de Tintin s’adressant aux «jeunes de 7 à 77 ans») va continuer à perdurer dans le discours des médias sur la bande dessinée.

On observe cependant deux ruptures très nettes. D’une part, apparaît une rupture esthétique et culturelle, qui s’exprime souvent autour de la question du «beau dessin» et du réalisme, opposant bande dessinée populaire et bande dessinée d’auteur. En réalité, les enjeux se trouvent aussi (et surtout) au niveau des instances de légitimation, les bédéphiles de la première heure se retrouvant dépossédés à la fois de l’objet de leur passion et de leur position de prescripteurs[4], et ce dans la validation d’une forme de bande dessinée très éloignée de celle qui leur tient à cœur[5].
D’autre part, on trouve une rupture que l’on pourrait qualifier de générationnelle, entre les défenseurs d’une tradition franco-belge et les tenants d’une bande dessinée plus globale embrassant pleinement les œuvres et les influences issues des comics et manga. Si les accents alarmistes du texte de Pascal Lardellier[6] paru en 1996 prêtent aujourd’hui à sourire, les tensions sont toujours présentes, comme on a pu le constater début 2013 lors de l’élection du Grand Prix d’Angoulême[7] (débouchant sur l’attribution d’un prix «spécial» du 40e anniversaire à Toriyama Akira).

Au-delà de cette fragmentation de ce que l’on présentait souvent comme une «grande famille», c’est finalement l’image tenace d’une bande dessinée «bon élève de l’édition» et abonnée aux meilleures ventes qui se retrouve la plus fortement remise en question, face à la réalité d’un milieu éditorial de plus en plus difficile. En témoigne la levée de boucliers en réaction au commentaire de la Ministre de la Culture Aurélie Filippetti, interviewée à l’occasion du Festival d’Angoulême en janvier 2013[8] : «Non, on ne m’a pas parlé de « crise de la BD ». Par rapport à l’ensemble de l’industrie du livre, c’est même un secteur qui se porte bien, il y a encore eu une légère progression l’année dernière.»
Au même titre que la situation des auteurs en voie de paupérisation, c’est peut-être également l’industrie de la bande dessinée qui paye aujourd’hui le décalage entre son mode de fonctionnement (encore largement basé sur l’époque des journaux et des succès en album des séries populaires) et la réalité d’un marché qui se tourne de plus en plus vers le modèle de la littérature — plus adulte, mais également plus incertain au niveau des ventes.

Cette crise (qui dépasse le seul plan économique) remet profondément en question le modèle actuel de l’«édition de bande dessinée», dans un contexte de révolution numérique qui annonce à terme la disparition des intermédiaires ainsi qu’une redistribution des rôles. Alors que les auteurs évoquent leur inquiétude sur leur capacité à continuer de faire de leur activité de création un métier à part entière, c’est l’ensemble de la chaîne qui doit se remettre en question et s’interroger sur sa raison d’être, ses attentes et ses ambitions — économiques bien sûr, mais surtout éditoriales.

La bande dessinée n’a jamais été aussi riche, mais elle n’a peut-être jamais été aussi fragile. Hier encore produit d’une industrie culturelle, aujourd’hui (re)devenue œuvre à découvrir, à défendre et à protéger.

Glossaire

48CC
Standard industriel de l’album de bande dessinée, «48 pages cartonné couleurs». Appellation introduite par Jean-Christophe Menu dans son ouvrage Plates-Bandes (L’Association, 2005).

ACBD
Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée.

Crowdfunding
En bon français, la «production participative». Le principe d’une telle plateforme repose sur une sorte de mécénat communautaire, dans lequel des particuliers sont appelés à investir sur différents projets, ces projets n’étant concrétisés que lorsqu’une certaine somme est atteinte (couvrant généralement les coûts de cette concrétisation). En contrepartie, les investisseurs obtiennent des avantages (album gratuit, tirage de tête, dédicace ou dessin original, etc. en fonction de la hauteur de la contribution), accompagnés parfois d’une redistribution des éventuels bénéfices dégagés.

CNL
Centre National du Livre.

DRM
«Digital Rights Management», soit «Gestion des droit numériques». Il s’agit de mesures techniques de protection qui visent à restreindre la copie et/ou la lecture d’un fichier.

Mook
Mot-valise (contraction de «magazine» et «book») qui désigne un type de publication périodique, à mi-chemin entre le magazine (pour la périodicité) et le livre (pour le format et le mode de distribution, qui privilégie généralement le réseau des librairies).

One-shot
Récit en un volume, qui ne s’inscrit pas dans une structure de série au moment de sa parution.

Peer-to-Peer
«Pair à pair» (souvent abrégé «P2P»). Il s’agit d’un modèle informatique décentralisé, dans lequel chaque ordinateur peut jouer le rôle de serveur, sans passer par un serveur centralisé (rendant le contrôle des échanges par conséquent bien plus difficile). L’une des applications principales est le partage de fichiers.

Petit Format
Fascicule de bande dessinée édité dans un format de poche (en général 13 x 18 cm), le plus souvent en noir et blanc, et généralement vendu en kiosque à bas prix. S’appuyant largement sur une main-d’œuvre étrangère (italienne, espagnole ou anglaise), cette littérature représente un pan souvent ignoré par les spécialistes et historiens de la bande dessinée.

Scantrad
Mot-valise (contraction de «scan» et «traduction») qui désigne les traductions amateurs de bandes dessinées (généralement japonaises) réalisées en amateurs par des fans et mises à disposition sur Internet.

Shôjo [manga]
Au Japon, publications destinées aux adolescentes.

Shônen [manga]
Au Japon, publications destinées aux adolescents masculins. Le système éditorial japonais utilise une large gamme de classification des lectorats : shônen donc, mais aussi shôjo (adolescentes), josei (jeunes femmes), seinen (adultes), etc.

Spin-off
Série dérivée qui s’inscrit dans le même univers que la série principale, mais en se focalisant sur un ou plusieurs personnages, généralement secondaires.

Streaming
«Diffusion en flux continu». Pour la bande dessinée, ce procédé consiste à héberger les fichiers sur un serveur central, et à n’envoyer sur le terminal utilisé par le lecteur que la (ou les) pages qu’il est en train de visualiser.

Bibliographie

Thierry Bellefroid, Les éditeurs de bande dessinée, Niffle, 2005.

Maiana Bidegain, Sous les bulles, l’autre visage du monde de la bande dessinée, Médiakréa-Maiana Bidegain, 2013.

Max Carakehian, «Économie du livre et numérique : quels scénarios pour la bande dessinée ?», mémoire de Master en Ingénieur de gestion, finalité spécialisée, à l’Université Libre de Bruxelles, 2013.

Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des français : Enquête 1997, La Documentation Française, 1998.

Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique : Enquête 2008, Éditions La Découverte, 2009.

Christophe Evans & Françoise Gaudet, «La lecture de bandes dessinées», Département des études, de la prospective et des statistiques, Ministère de la Culture et de la Communication, 2012.

Hervé Gaymard, «Situation du livre : évolution de la loi relative au prix du livre et questions prospectives», rapport à la Ministre de la Culture et de la Communication, 2009.

Thierry Groensteen (Dir.), Toute la bande dessinée 92, Dargaud, 1993.

Sylvain Lesage, «L’effet codex : quand la bande dessinée gagne le livre — L’album de bande dessinée en France de 1950 à 1990», thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Versailles Saint-Quentin, 2014.

Denis Moreau, «Les événements liés à la Bande Dessinée : Évolutions et Enjeux», mémoire de master 2 «Management des organisations culturelles», sous la direction de François Rouet, Université Paris X / Dauphine, 2012.

Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet (Dir.), L’année de la bande dessinée. 1981/82, Temps Futurs, 1981.
Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet (Dir.), L’année de la bande dessinée. 1982/83, Temps Futurs, 1982.
Sophie Barets (Dir.), L’année de la bande dessinée. 1983/84, Temps Futurs, 1983.
Thierry Groensteen et Stan Barets (Dir.), L’année de la bande dessinée. 1984/85, Glénat, 1984.
Thierry Groensteen et Stan Barets (Dir.), L’année de la bande dessinée. 1985/86, Glénat, 1985.
Thierry Groensteen et Stan Barets (Dir.), L’année de la bande dessinée. 1986/87, Glénat, 1986.
Thierry Groensteen et Stan Barets (Dir.), L’année de la bande dessinée. 1987/88, Glénat, 1987.
Thierry Groensteen et Stan Barets (Dir.), L’année de la bande dessinée. 1988/89, Glénat, 1988.

Fabrice Piault, «Bande dessinée, l’expansion tous azimuts», Livre Hebdo n°409, 19 janvier 2001
Fabrice Piault, «L’insolente santé de la bande dessinée», Livres Hebdo n°453, 18 janvier 2002
Fabrice Piault, «BD : la croissance tous azimuts», Livres Hebdo n°497, 17 janvier 2003
Fabrice Piault, «BD : le nouvel âge d’or», Livres Hebdo n°540, 16 janvier 2004
Fabrice Piault, «À chacun sa BD», Livres Hebdo n°585, 21 janvier 2005
Fabrice Piault & Laure Garcia, «Une croissance en trompe-l’œil», Livres Hebdo n°629, 20 janvier 2006
Fabrice Piault, Laure Garcia & Christine Gomez, «L’heure des choix», Livres Hebdo n°673, 19 janvier 2007
Anne-Laure Walter & Fabrice Piault, «La guerre des étals», Livres Hebdo n°717, 18 janvier 2008
Anne-Laure Walter & Fabrice Piault, «Quel salut hors de la case ?», Livres Hebdo n°761, 23 janvier 2009
Anne-Laure Walter, Fabrice Piault & Cécile Charonnat, «Un virage très Net», Livres Hebdo n°805, 22 janvier 2010
Fabrice Piault & Anne-Laure Walter, «La fin de la bulle», Livres Hebdo n°849, 21 janvier 2011
Fabrice Piault & Anne-Laure Walter, «La planète des sages», Livres Hebdo n°893, 20 janvier 2012
Fabrice Piault & Anne-Laure Walter, «Des bulles hors de la fiction», Livres Hebdo n°938, 25 janvier 2013
Fabrice Piault & Anne-Laure Walter, «Éditer moins, éditer mieux», Livres Hebdo n°982, 24 janvier 2014

Gilles Ratier, «2000 – L’année des confirmations», ACBD, 2000
Gilles Ratier, «2001 – L’année de tous les records», ACBD, 2001
Gilles Ratier, «2002 – L’année de la diversité», ACBD, 2002
Gilles Ratier, «2003 – L’année de la consécration», ACBD, 2003
Gilles Ratier, «2004 – L’année de la concentration», ACBD, 2004
Gilles Ratier, «2005 – L’année de la «mangalisation»», ACBD, 2005
Gilles Ratier, «2006 – L’année de la maturation», ACBD, 2006
Gilles Ratier, «2007 – Vitalité et diversité, ACBD», 2007
Gilles Ratier, «2008 – Recherche nouveaux marchés… Désespérément !», ACBD, 2008
Gilles Ratier, «2009 – Une vitalité en trompe-l’œil ?», ACBD, 2009
Gilles Ratier, «2010 – Le marché se tasse, la production s’accroît…», ACBD, 2010
Gilles Ratier, «2011 – Publier plus, pour gagner plus ?», ACBD, 2011
Gilles Ratier, «2012 – Prolifération et polarisation», ACBD, 2012
Gilles Ratier, «2013 – L’année de la décélération», ACBD, 2013

Collectif, L’état de la bande dessinée : vive la crise ?, Les Impressions Nouvelles, 2009.

Notes

  1. Si populaire qu’il fut l’objet d’une lutte terrible entre Hearst et Pulitzer, et se trouvant à l’origine du terme «yellow journalism» — le «journalisme à sensation». On imagine combien pouvait être séduisante l’image d’une bande dessinée qui, dès ses débuts, était l’objet de toutes les convoitises.
  2. Goethe étant souvent mentionné comme un fervent admirateur du travail de Töpffer.
  3. L’intérêt de ces journaux de bande dessinée était multiple, et ne saurait être réduit à un simple format de publication. De par leur périodicité, ces journaux établissaient des liens forts avec leur lectorat, et formaient le lieu privilégié d’expression d’une ligne éditoriale, tant dans les récits qu’ils proposaient que dans le rédactionnel qui s’y trouvait.
  4. Au profit des prescripteurs culturels «reconnus», Libération, Télérama et autres Inrockuptibles en tête.
  5. Les polémiques récurrentes qui entourent chaque année le palmarès du Festival d’Angoulême (trop élitiste pour les uns, trop consensuel pour les autres) illustrent bien les tensions qui existent au sein même des commentateurs et critiques de la bande dessinée.
  6. Pascal Lardellier, «Ce que nous disent les mangas…», Le Monde Diplomatique, décembre 1996.
  7. Contrairement aux années précédentes où le choix était effectué par la seule Académie des Grands Prix (soit les lauréats des éditions précédentes), l’édition 2013 du Festival d’Angoulême avait inauguré une nouvelle formule : une liste de 16 noms était soumise au vote des auteurs présents sur le Festival, et l’Académie devait ensuite choisir au sein des auteurs ayant recueilli le plus de suffrages. Lewis Trondheim, particulièrement actif durant les délibérations sur Twitter, avait ainsi commenté les délibérations qui avaient finalement désigné Willem : «La majorité de l’Académie atteint son seuil de compétence en élisant le seul auteur connu (excellent néanmoins) par elle», précisant quelques jours plus tard : «Le problème a été que la majorité des grands prix ne connaissaient pas les œuvres de ces cinq auteurs (Otomo Katsuhiro, Toriyama Akira, Alan Moore, Willem, Chris Ware) et que beaucoup étaient farouchement anti-manga.» Le choix d’attribuer un prix «spécial» à Toriyama Akira (auteur ayant recueilli le plus de suffrage) avait été perçu par beaucoup d’auteurs ayant voté comme une forme de consolation.
  8. Didier Pasamonik, «Angoulême 2013 – Aurélie Filippetti (Ministre de la Culture) : « L’essentiel est que la diversité du marché éditorial de la BD soit conservée. »», ActuaBD, 6 février 2013.
Dossier de en octobre 2014