Constellation (deuxième partie)
(Cowboy Henk, l’art actuel, Herr Seele & Kamagurka, FRMK ; Italia, Emmanuel Guibert, Aire Libre, Dupuis ; Le Programme immersion, Léo Quievreux, Éditions Matière (+ Anyone 40, Arbitraire) ; Arsène Schrauwen, Olivier Schrauwen, L’Association)
1.
Et, de manière irrégulière (il y a des jours de chance et des jours ternes), la bibliothèque s’accroît de quelque titre, souvent attendu, mais aussi, quand le temps subit quelque perturbation (quand l’orage s’annonce au loin), imprévu. Cet espace, où l’on ne peut penser ou même porter un simple regard sur les choses que si le corps s’y sent à son aise, est en expansion, alors que, vieillissant, notre mémoire s’altère. Trop d’objets, de souvenirs accumulés, nous empêchent, non d’affleurer le présent, mais de lui accorder le temps nécessaire pour s’y frotter vraiment et, ainsi, en tirer quelque chose de plus substantiel qu’une vague chronique en forme de bande-annonce. Alors certains matins, au sortir d’une nuit agitée, nous vient le désir de précipiter la plus grande partie de nos possessions du haut d’une falaise, à la manière des Indiens du Nord-Ouest du continent américain lors des cérémonies du Potlatch, afin de pouvoir tout reprendre à zéro. Relire est un acte essentiel, mais dont l’urgence n’a pas à être motivée par un soi-disant besoin de se rafraîchir la mémoire ; il s’agit plutôt de s’offrir une nouvelle chance de saisir enfin ce qui nous avait échappé. Il est des ouvrages qui, tels des animaux sauvages, ne se laissent pas domestiquer par leur lecteur : il faut du temps pour les apprivoiser.
Le « critique », on ne sait pas qui il est vraiment, mais quelques légendes lui offrent un semblant d’existence. Il serait, dit-on, toujours sur les starting-blocks. Mais il arrive assez souvent qu’il n’entende pas le coup de feu. Son histoire est faite, entre autres, d’une longue suite de retards — pour ne pas dire d’aveuglements (mais une critique de la critique devrait se réjouir de ces retards qui, pour certains, correspondent au temps nécessaire d’ouverture des sens — recouvrer la vue, retendre l’oreille, etc.).
La vitesse n’est un bienfait que pour qui s’illusionne. De plus, ce louche individu (je parle toujours du « critique ») n’a, le plus souvent, qu’une maigre idée de ce pourquoi il s’est mis en tête de réagir à telle ou telle publication. Et puis : que signifie « réagir » ? Rendre hommage ? Disséquer ? Se vêtir du manteau (ou prendre la peau) de l’exégète ? Faire montre d’un certain savoir-faire — autrement dit, se saisir de la boîte à outils nécessaire et en faire bon usage ? Il s’agit en fait, prioritairement, de faire taire les soupirs relatifs à cette difficulté de dire ce qui se passe à l’intérieur de soi et, notamment, transcrire comment le corps reçoit ce qui lui parvient (en ce qui concerne la tête, c’est, semble-t-il, plus aisé). Quand on est plié en deux par un rire intempestif, qu’ajouter à cet état de fait ? Si on ne ressent rien, c’est plus simple : on tire le rideau.
Pourquoi courir après les mots alors que le corps parle infiniment mieux que ce que la main, même reliée à un cerveau correctement entretenu, peut péniblement tracer sur du papier (ou frapper sur le clavier de cette machine qui nous fait croire que son usage quotidien nous fait gagner du temps) ?
La réponse ne cesse de varier. C’est pourquoi, chaque jour, remettre l’ouvrage…
2.
Ayant déjà longuement commenté le premier volume de Cowboy Henk dont le Frémok s’entête avec raison à publier de belles anthologies selon une édition, non chronologique, mais vaguement thématique (d’ailleurs, peu importe : cette dernière intitulée L’art actuel propose 116 pages prépubliées dans le journal flamand Humo entre 1991 et 2011), je n’ai pas grand chose à ajouter à ce que j’ai déjà écrit, sinon (peut-être) ces quelques lignes, histoire de fêter cette initiative ô combien salutaire en ces temps de manque (d’humour, notamment).
Un simple regard posé sur la première planche (parue en 1996) suffira ; il n’y aurait qu’elle, l’achat du livre se justifierait (mais le reste est à l’avenant). De bon matin notre Cowboy prend une résolution exemplaire — de celles qui ont le pouvoir de changer le cours des choses. « À partir d’aujourd’hui, je mets toute mon énergie dans l’art de demain… ». Léger suspense. Case suivante, il précise qu’il s’agit de « L’art de la vidéo ! » Mettant en pratique son idée du jour, Henk, ne se contentant plus de l’art du paysage, prend une vidéocassette comme motif, à la manière d’un peintre du dimanche (cette espèce qui survit à toutes les révolutions artistiques) et, palette à la main gauche, la peint de manière traditionnelle, sans doute à l’huile, sur une petite toile tendue sur châssis et posée sur un chevalet. Mais, une fois achevée, au lieu de l’accrocher sur un mur, il l’introduit dans un lecteur de vidéocassettes, en lieu et place de son modèle. Miracle, ça marche : la télé nous dévoile le contenu de cette œuvre d’art (cette toile devenue enregistrement). Que nous annonce-t-on ? Tout simplement le bulletin météo du jour (quel jour ? Celui où a eu lieu ce passage à l’acte de peindre ? Ou y aura-t-il chaque jour, un bulletin différent, cette œuvre s’avérant particulièrement ouverte ?) : « prévisions pour demain : art abstrait au centre de la Belgique, impressionnisme pour les Ardennes et, sur le littoral, pop art… ».
Qu’ajouter à cette page, certes hilarante, mais aussi émerveillante (oui, c’est l’effet que ça fait : sidération et rire — simultanément) ?
Des bateleurs — des fiers-à-bras –, Herr Seele et Kamagurka ? Non : des fées… À la parution du prochain volume, une seule case suffira peut-être à le rappeler.
3.
Italia est le nom du quatrième livre tiré des carnets d’Emmanuel Guibert, composé avec la complicité de Frédéric Lemercier. Cette fois, c’est Dupuis qui s’y colle — la collection Aire Libre (où a été publié auparavant Le photographe) offrant un espace approprié pour matérialiser un tel projet : beau format, reliure soignée, tout en couleurs et — cerise sur le gâteau — tirage limité à 3000 exemplaires, nombre qui pourrait paraître exorbitant à un amateur de livre d’art (pour qui, au-delà de cent, rien ne vaut la peine d’être acquis), mais, pour cet éditeur habitué à de gros tirages, extrêmement faible.
Italie est le nom du pays où Guibert se rend régulièrement depuis des années (vingt ans de promenades nous dit-on sur la jaquette), notamment pour des raisons familiales dont le lecteur n’a pas à être nécessairement tenu informé (il cherchera, cependant, si ça l’amuse, des images « sentimentales », et en trouvera quelques-unes). Italie est une terre saturée d’œuvres d’art et marquée par d’innombrables commentaires à leur sujet (ce dialogue constamment entretenu entre production et réflexion qui fait que tout ce qui semble passé est encore porteur d’avenir ; si vous croyez que Giotto, c’est de l’histoire ancienne, vous vous trompez : c’est de l’art contemporain qui perdure au-delà de son temps et ne cesse de nous parler, si on sait se montrer aux aguets, débarrassés de cette chape de plomb que les gardiens du temple — ceux qui possèdent les clefs des musées — imposent aux regardeurs).
Emmanuel Guibert est, comme à son habitude, aussi à l’aise dans la précision quasi-documentaire de ce dont il désire, par le dessin, à la fois se souvenir et faire passer, que dans la recherche de contours faussement relâchés (car tendus par un autre désir que celui de paraître adroit — l’adresse étant, chez lui, une affaire réglée depuis déjà longtemps : il sait faire, artisanalement, mieux qui quiconque ; n’ayant plus rien à prouver, sauf sa capacité de se renouveler, il peut maintenant se permettre de défaire certains de ses savoirs pour plonger dans l’inconnu — même s’il conserve certains garde-fous qui font que sa relation à la peinture — comme art contemporain — est plus de l’ordre du flirt que d’un engagement radical).
Italia est, une fois de plus, création d’un espace-temps où la mémoire se dépose et se déploie d’un même geste : traces vivantes et non fermées de parcours en mouvement. Aussi le livre est-il maison (demeure) autant que territoire (pays) : lieu intime, à partager entre happy few (heureux est un qualificatif qui lui va très bien), où le dehors irrigue le dedans (et réciproquement), la nuit éclaire le jour (et réciproquement) et le souvenir s’éternise par la magie du trait (même, et surtout, quand il se fait vif).
4.
Quand j’ai ouvert pour la première fois Le Programme immersion de Léo Quievreux, ce devait être au début de l’automne. Nous sommes maintenant en hiver, Pierre Boulez est mort cette nuit, on s’apprête à commémorer le premier anniversaire des massacres de janvier 2015 avec tous les faux-pas culturels qui caractérisent notre temps où le moral est dans les chaussettes de la plupart de ceux qui, si ça continue, vont finir leur vie en va-nu-pieds (et non en sans-culottes — la révolution s’éloigne). Avant de le rouvrir, je tente de me remémorer mes premières sensations de lecteur. C’est un livre auquel j’ai de suite accroché, même si son trait (son « pitch » graphique) ne va pas forcément dans une des directions selon lesquelles mon regard (de cézannien, de matissien, de minimaliste) se sent a priori à l’aise. Il y a toujours une grande satisfaction à trouver du plaisir là où on aurait pu — si on devait suivre aveuglément ses instincts — refuser de s’aventurer. Et, il faut l’avouer, il y a non seulement de belles cases, mais aussi de belles pages et même d’étonnantes doubles pages. Bref : côté œil, une fois l’accord réalisé entre l’œuvre et son lecteur, on est comblé, et la navigation opère avec succès.
Ce livre, je l’avais lu alors en plusieurs étapes (consumant le temps qu’il faut, selon, le plus souvent, un tempo lent, et sans prendre la moindre note, même si je savais déjà que quelque chose comme une chronique pourrait naître dans la foulée). J’en suis sorti — de cette immersion (cet attrayant programme) — comme d’un mauvais rêve, c’est-à-dire d’un rêve impeccable, sans pour autant me souvenir de qu’on appelle « l’histoire » (si on m’avait demandé « ça raconte quoi ? », j’aurais bien été en peine de répondre). J’apprécie toute perte de mémoire quand elle ne semble pas le signe d’Alzheimer, mais celui d’un gain de place, donc de liberté d’engranger l’inattendu. Je rumine : OK, j’ai perdu le fil, mais j’ai tenu bon la route et suis arrivé au bout sans déplorer quelque manque que ce soit. C’est d’ailleurs pour ça que ça se relit. Une fois encore : non parce qu’on a oublié, mais parce que l’expérience de la traversée ne peut être la même quand on la renouvelle et que c’est exactement ce que recherche le vivant. Et, le jour « j », parce que ce jour est précisément un autre jour, on saisit « l’histoire », comme on pourrait le faire d’un poisson qui glisse et replonge sans cesse (il n’y a pas que la tête… La main a aussi du travail — pas d’hameçon dans ce dispositif).
Ce matin, j’ai repris ma lecture en évitant cette fois de me laisser fasciner par certaines matières, certains blancs, ces pages « muettes » formidables qui pourraient suffire à mon bonheur. Et j’ai enfin écouté l’ange du bizarre qui est un des narrateurs de ce programme complexe qui évoque tant de choses, charrie tant de souvenirs, de références si apparentes qu’on pourrait se croire en terrain familier, alors que tout, en réalité, est singulier dans cette affaire.
Nicolas Tellop écrit (dans Chro) que « c’est un polar qui explose sa propre linéarité en sondant les profondeurs de la psyché. Les limiers mis en scène n’y arpentent d’autre espace que celui de l’inconscient et de l’immatériel. (…) Le Programme Immersion, ce serait donc un Inception écrit et réalisé par David Lynch ». Et un peu plus loin : « Graphiquement, le travail de Léo Quievreux évoque celui de Charles Burns, à cause du noir et blanc expressionniste à la précision chirurgicale. Mais (…) il s’agirait alors d’un Charles Burns au trait amaigri, à la sobriété géométrique, conférant une rigidité hallucinatoire à son dessin, entre transe organique et parasitage électrique. » Il ajoute enfin que « le noir et le blanc s’apparentent aux couleurs des touches d’un clavier [de synthétiseur], et Quievreux joue avec elles à la façon virtuose des hypnoses musicales ». Je reprends toutes ces remarques, les trouvant plutôt bien vues. Mais, pour ma part, je ressens surtout un silence très particulier d’où surgit parfois quelque chose comme un bruit blanc — l’irracontable (qui n’est pas l’indessinable) devant être sonorisé intérieurement (et non musicalisé) par des morphologies disharmoniques. Je trace, une fois de plus, les lignes d’une constellation imaginaire, changeante par nature. Un livre qui m’enchante est un livre qui ne se relit jamais deux fois de la même façon. Et qui donc impose au lecteur d’avoir plusieurs têtes, comme un magnétophone. Dans l’ordre : effacement, enregistrement, lecture. David Lynch a intitulé son premier film Eraserhead, ce qui signifie « tête de gomme ». Lire correctement et librement ce livre, c’est notamment faire fonctionner cette tête.
Léo Quievreux a publié récemment un autre livre chez un nouvel éditeur, aussi remarquable et discret que le premier (Arbitraire — nom qui rime d’ailleurs avec Matière). Anyone 40 en est le titre. Je me trouve, le découvrant, dans le même état qu’avec Le Programme immersion. Je n’ai de cesse de cultiver l’oubli de ce que j’ai perçu (et de ce que j’ai lu, mais là, c’est bien plus facile) afin de déplacer, même insensiblement, mon regard. C’est un ouvrage à la fois trivial et d’une grande classe. J’en retiens quelque chose comme : un collage (au sens où ce mot en avait un, du temps des « avant-gardes »). On frotte, les mots, les signes, les traits, les blancs… et ça parle (comme pourrait dire un psychanalyste… « ça parle et ça ne sait pas »).
Ici, le dessin semble animé d’une liberté assez folle… Et ces premiers mots : « la beauté transformative… » Le lecteur se dit qu’il lui faut préserver cette liberté qui lui est offerte et donc ne pas chercher à cloisonner cet espace par un récit racontable au premier degré… Il est question de répondre au répondeur (qui parle ?). L’air du temps circule, mais non vicié.
On pourrait ainsi accumuler les notations comme en écho de cette beauté transformative.
Tout cela me parle et — ce n’est pas un paradoxe — me rend muet.
Les frontières du langage de Léo Quievreux sont les frontières de son monde (aurait pu dire Wittgenstein qui aurait aussitôt précisé : « le monde et la vie ne font qu’un »).
Arrêter net ici avant de devoir relancer cette affaire d’érosion des frontières…
5.
Ou alors continuer cette réflexion en ouvrant un autre livre. Arsène Schrauwen d’Olivier Schrauwen (publié à L’Association) est d’une richesse insensée quoique fabriqué — écrit, dessiné, mis en page, traité en bichromie (bleu et rouge ; pas de noir, sauf sur la couverture) — avec assez peu de matériaux dont la combinatoire, explorée de manière rusée et souvent déconcertante, nous mène bien au-delà des limites de ce qu’un vague résumé de l’intrigue pourrait nous faire accroire.
(Note de l’éditeur à l’attention des journalistes : En 1947, Arsène Schrauwen embarque sur un paquebot. Il traverse l’océan pour rallier une mystérieuse colonie… Là, il bâtira avec son cousin Roger une cité utopique au cœur du monde sauvage répondant au nom de Freedom Town… Il devra alors faire face aux dangers de la jungle, s’accommoder de ses sentiments pour Marieke, la femme de son cousin, et faire avec un étrange virus tropical… Etc.)
Comme on l’a compris depuis Raymond Roussel, transcrire sur le papier des impressions d’Afrique, c’est d’abord jouer avec le langage : jeu d’enfant, plutôt dangereux, comme toute mise à l’épreuve, ou passage d’un état à un autre (d’un âge à l’autre, d’un territoire à l’autre, d’une limite à l’autre — l’une tracée à gros traits, l’autre, la nouvelle, tracée en pointillés).
À peine ce livre ouvert, on est donc saisi par la richesse du dispositif formel. Et aussi par sa retenue. Schrauwen (dans un échange avec Brecht Evens publié par la revue Kaboom) dit que si Arsène devait devenir un film, il en confierait la mise en scène à Aki Kaurismäki (dont le minimalisme est paradoxalement nourri par diverses addictions, dont l’excès de consommation d’alcool). Understatement (version « nordique ») sans blocage puritain. « Le projet esthétique d’Arsène est une tentative de neutralité » (dit-il). Et il ajoute un peu plus tard dans ce même entretien : « un graphisme de bon goût limite les qualités d’expression. J’ai toujours lutté avec le problème du beau. Quand tu dessines depuis trop longtemps, ton trait devient parfait et ennuyeux. Quand je m’en rends compte, j’essaie de le saboter. » L’expérience de la rigueur doit comprendre cette possibilité (le montage joue toujours avec la destruction comme la retenue avec l’excès).
Il faudrait parler d’abord de l’inscription des mots, ce long récitatif (avec quand même ici et là quelques bulles, « à l’ancienne »). Frappe d’abord la manière dont ils sont alignés : ces lignes si peu brisées, mais qui perturbent néanmoins toute tentative de lecture conventionnelle (en bande dessinée, on doit, en principe, tracer les mots selon ce qu’on appelle une portée, ce qui n’est pas le cas ici). Comme il est question d’architecture dans ce récit, on se trouve avec cette disposition du texte en lignes, certes droites, mais pas toujours horizontales, un peu comme si un maçon les avait posées (à la manière de poutres soutenant un plancher) sans prendre la peine d’utiliser de « niveau à eau ». Alors, ça penche un peu, vers le bas, vers le haut. Et, à les déchiffrer, on tangue comme sur un bateau. Ajoutons à cela qu’il n’est fait usage que de capitales… Nul hasard dans cette affaire : c’est ainsi, se dit-on, parce qu’il le fallait. « J’ai volontairement travaillé la typographie dans Arsène pour qu’elle aide à rendre digeste le flux ininterrompu d’absurdités ». Il faut ajouter que le texte n’est pas écrit dans la langue maternelle de l’auteur (le flamand), mais en anglais, donc dans une langue étrangère. Changer de langue n’est pas innocent. C’est une ouverture sur un territoire plus vaste (échanger une langue minoritaire pour une autre des plus parlées dans le monde, c’est augmenter potentiellement le nombre de ses lecteurs ; au cinéma, c’est chose connue — Lars von Trier et tant d’autres ont franchi le pas avec succès) aussi bien que vœu de pauvreté (car moins vécue du dedans depuis la naissance et donc forcément moins maîtrisée). C’est aussi une coupure supplémentaire du cordon ombilical, comme une ultime sortie des jupes de la mère (idéal pour narrer une forme de roman familial devenu roman d’apprentissage. De quoi ? De la bande dessinée comme forme).
Quant aux images, ce qui frappe en premier lieu, c’est le choix de la bichromie. Le partage de l’espace selon deux couleurs (battement entre zones monochromes — cases, pages, séquences ; leur mélange est plus rare, mais, quand il survient, cela produit des effets particulièrement troublants) n’est pas la conséquence de l’invention d’un code de lecture qui serait nécessaire d’acquérir pour traverser le livre sans encombre. Passant du bleu au rouge, ou du rouge au bleu, on ne change pas d’espace-temps (mais on ne peut prétendre qu’il n’y a pas tentative de déstabilisation, de disjonction du flux… Les intentions de l’auteur ne sont pas claires à ce sujet — et, au fond, c’est tant mieux : trop de clarté tue la clarté. On émettra l’hypothèse qu’Arsène est une œuvre plutôt lumineuse, grâce, entre autres, à cet apparent aléa dans la distribution des couleurs). On peut aussi noter qu’une séquence imprimée en bleu ou en rouge ne produit pas les mêmes effets que si elle avait été imprimée en noir et blanc (comme ce mode n’est pas familier, on glisse très vite dans l’unheimlich).
Le travail sur le support, le jeu avec les possibilités de l’imprimerie, donc le questionnement sur le médium, est ici des plus remarquables. On notera, tout particulièrement, le jeu avec les transparences : les fausses, comme les vraies — ce qui traverse réellement le papier (suffisamment fin pour que l’encre puisse déposer des traces du recto visibles sur le verso et réciproquement) et ce qui est pensé, judicieusement imprimé, comme « fausse traversée ».
On pourra aussi noter le côté « inactuel » d’Arsène. Pas seulement parce que l’histoire se passe, il y a déjà longtemps (aussitôt après la seconde guerre mondiale, cela fait donc soixante-dix ans révolus). Mais ce qui pourrait sembler désuet, et même suranné, se transforme instantanément, si on accorde son regard à ce qui est montré de manière non anecdotique, en recherche « moderniste » (il y a à l’œuvre une tentative de formalisme, au meilleur sens du terme). Le Congo, cet autre pays du réel, mais ici non dit, non peuplé, ou peuplé de fantômes (peuplade indigène spectrale, boy absent — du moins sur le plan visuel — tout en étant rendu présent par le récit), est trace en mouvement (donc vivante et ouverte vers un ailleurs, un à-venir) de ce qui fut imprimé dans la jeunesse lointaine de l’auteur (ne serait-ce que la deuxième aventure de Tintin, toujours lue, malgré son inanité, contribuant à l’entretien de ce qui reste, dans les mémoires, de l’empire colonial perdu des Belges).
Olivier Schrauwen parle d’influence de Tristes tropiques de Lévi-Strauss dont au moins la première phrase (« Je hais les voyages et les explorateurs ») a marqué à vie ses lecteurs. Intéressant de noter que cette édition française d’Arsène Schrauwen sort en librairie en même temps qu’une impressionnante biographie de Claude Lévi-Strauss chez Flammarion (les deux se côtoient sur une petite table dans mon atelier : hasard objectif, si l’on veut).
Formaliste ? Certes, mais pas que. « Je me sens attiré par certains sujets ou décors parce qu’ils portent en moi une certaine charge émotionnelle. Quelque chose d’innommable. Je cherche toujours le catalyseur qui fera remonter ces choses-là à la surface. »
Le dernier mot sera peut-être : l’attente. De quoi ? Peut-on — doit-on — vraiment le savoir ? On constate cependant que ce livre est construit en trois parties séparées par des doubles pages où il est demandé aux lecteurs d’attendre un assez long moment avant de reprendre leur lecture. La première fois, il est écrit : « S’il vous plaît, laissez passer une semaine avant de continuer ». La seconde, même injonction, mais, cette fois, il leur est réclamé de « laisser passer deux semaines ». Et l’auteur, poli, de remercier par avance ses lecteurs d’avoir suivi sa recommandation. Mais combien auront respecté ce « pacte » ? Sans doute très peu. J’en connais au moins un (mais son nom doit rester secret).
6.
In fine, un salut rapide à Rachel Deville — une chronique ayant déjà été faite ici même à propos de son deuxième livre de rêve(s), La maison circulaire chez Actes Sud, alors que j’avais moi-même donné écho au premier (L’Heure du Loup, à L’Apocalypse). Notons cependant l’essentiel : le fil est toujours tendu entre les images, les mots, d’un récit à l’autre, d’une figure à l’autre, de tel entrelacs de signes à telle surface hachurée, fil d’Ariane peut-être (ou de Rachel, plutôt), écho noir sur blanc de constellations blanches dans le ciel nocturne, projections éblouissantes dans le terrain vague, ce labyrinthe où les étoiles poussent comme des pissenlits.
XI 2015 / I 2016
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